5.

 

            Attablée au Petit Hameau avec son collègue du premier jour, Elodie mesurait sa chance d’avoir tenu déjà pratiquement une semaine à classer les dossiers qui s’accumulaient sans relâche. Il avait réussi, au bout de trois jours, à lui faire quitter sa table de torture et à la persuader que cela lui ferait du bien de sortir et manger un peu, elle était pâlotte. Elle avait refusé la Kantina, quand ils sont passés devant, beaucoup de viande, elle en faisait une consommation très limitée. Et puis ses moyens étaient encore réduits. Une salade ferait l’affaire. Le Petit Hameau leur avait plu, pas loin à l’écart des grands axes. Ils y allaient pour la deuxième fois.

Un journal trainait sur la table voisine, ouvert en page intérieure. Le regard d’Elodie fut attiré par le titre : "Drame familial au nord de Paris : folie sectaire ou religieuse ?".

-          Ah, t’as vu cette histoire ? Ils commencent à nous les casser, ils sont lourds…

-          Non, je sais pas, j’ai pas la télé…

-          Ouah… fort ! Mademoiselle Omo sans taches ! Je te raconte, y a pas de raison… c’est un mec, arrêté pour harcèlement religieux, pas commun !

Elodie buvait ses paroles. Un homme frappe à la porte de son voisin du dessous, surprise du dit voisin, l’homme est nu comme un ver, il dit qu’il a été mis à la porte de chez lui, il comprend au bout d’un moment que c’est sa femme et ses beaux-frères qui l’ont mis dehors, qu’ils sont dangereux. Le voisin prête des vêtements, veut appeler la police, l’homme refuse et se sauve dès qu’il est habillé. Aussitôt après, le voisin se ravise et appelle la police, puis les pompiers, la situation lui semble plus que bizarre. Au bout d’un moment, assez long, l’homme remonte chez lui avec une clé qu’il avait dû planquer ailleurs, et avec un énorme couteau de boucher ; ses beaux-frères, acculés, sautent par la fenêtre du cinquième étage en-dessous de laquelle les pompiers ont installé une bâche ; sa femme, terrorisée, est sauvée avec ses deux enfants en même temps que l’homme est maitrisé.

-          Tu te rends compte, c’était une histoire de secte, ou de religion, mais ça revient au même, il voulait les embrigader, les frères étaient venus essayer de sauver leur sœur de ses griffes. Pour une fois la police et les secours ont été efficaces !

-          Oui, j’aurais bien voulu que ce soit comme ça…

-          Qu’est-ce que tu dis ?

-          Quoi ? Rien ; qu’est-ce que j’ai dit ?

            Elodie se frottait les yeux, comme sortie d’un rêve, ou d’un cauchemar au vu de l’ombre qui voilait son visage. Elle changea de conversation, revint sur la société d’assurances où elle était contente d’avoir trouvé ce boulot, même si ce n’était pas mirobolant, cela lui faisait une activité régulière, à horaires fixes, avec un salaire basique, mais correct.

-          Et puis, le quartier est bien. Sûr. Ça change de la banlieue. Là t’es tranquille, un coup de tram, un bout de marche, et je suis rentrée.

-          T’habites dans quel coin ?

Elle n’eut pas le temps de répondre. Son portable bipa, un texto. Coup d’œil rapide. Une mélodie chantante sonna discrètement. Elle décrocha. Pâlit. Se leva et se dirigea vers les toilettes.

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            Quand Juliette arriva en gare de Lyon en début d’après-midi, elle fut surprise par l’affluence. Pourtant il était encore tôt, elle avait pris son après-midi pour profiter plus largement de ce weekend à Paris ; quitte à payer un billet de train, autant le rentabiliser. En partant dès treize heures, elle avait eu un tarif correct ; et comme elle était obligée de partir tôt le dimanche après-midi pour les mêmes raisons, elle espérait bien profiter pleinement des quarante-huit heures qui l’attendaient. Elle ne savait pas si Stéphanie pourrait venir la chercher, mais elle lui avait bien expliqué, plus simple que le métro, le bus 65 la conduirait directement tout près de chez elle.

-          Allo, ah, tu peux venir finalement ? Bon, je t’attends ; non, pas dans la gare, le train bleu, c’est bondé, et bruyant ; je t’attends près de l’arrêt de bus ; ou dans un troquet si tu préfères ; écoute, je vais voir et je t’appelle si je trouve quelque chose de bien pas loin, sinon, retrouve-moi à l’arrêt de bus.

Elle raccrochait juste qu’elle entendit un bip, appel en absence ou sms ? Sa mère… Décidément, elle ne pouvait pas faire deux pas sans qu’elle la suive à la trace. Il valait mieux qu’elle la rappelle vite pour la rassurer si elle voulait être tranquille le reste du weekend.

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Cité Universitaire. Elodie descendit du tram et s’engagea dans le Parc Montsouris ; sa démarche légère portée par des ballerines à semelle souple ne déparait pas parmi les nombreux coureurs de ce vendredi après-midi. Elle s’arrêta au kiosque qui se trouvait au milieu du parc, en contrebas de la rampe de marches qu’évitaient les parents à poussette en faisant le tour par l’allée circulaire. La petite bouteille d’eau qu’elle but au goulot mettait l’accent sur la gravité de son visage, encadré de ses cheveux bruns.  Elle longea le plan d’eau avant de sortir par l’avenue Reille. Laissant l’hôpital Sainte Anne derrière elle, elle traversa pour rejoindre la rue de Tolbiac, se ravisa, entra dans la pharmacie proche du carrefour.

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-          Tu as déjà commandé ? Ah, pour moi, un thé ; j’évite le café ; avec ce que je fais en ce moment, il vaut mieux que je reste calme !

-          Ah bon ? Je ne croyais pas la recherche universitaire si stressante !

-          Stressant, façon de parler ; mais je suis sur le champ de l’éducation, et en ce moment c’est pas coton ! Mais c’est pas pour parler de ma thèse que je t’ai invitée.

Stéphanie prit le temps de poser sa veste sur la chaise libre à côté d’elles, et de s’enfoncer dans le fauteuil pour prendre ses aises.

-          C’est drôle, ce quartier ! Un peu plus, on pourrait voir Sylvain passer…

-          Tiens, tu t’intéresses à lui, maintenant…

-          Pas plus que ça, mais on s’est vus l’autre jour, il m’a appelée ; oh, pas pour ce que tu crois ; il habite dans le coin, vers Daumesnil. Et toi, comment ça va ? Ta vie à Lyon ? Pas trop dur, toute seule là-bas ? Ta mère s’y fait ?

La mère de Juliette avait toujours été un sujet d’amusement dans le groupe. Tous l’aimaient beaucoup, toujours accueillante, généreuse, mais inquiète ! Stéphanie écoutait son amie lui raconter les dernières péripéties. Et la comprenait de s’être éloignée pour respirer : Poitiers-Lyon, ça pouvait se faire en train, mais pas toutes les semaines. Sa mère n’avait pas encore découvert Skype et la vidéo ; elle n’avait pour l’instant que le téléphone et le sms. Mais elle se doutait bien qu’un jour elle ne pourrait pas y échapper !

-          Bon, si on bougeait maintenant ; on va déposer tes affaires chez moi. Ça fait un petit bout de chemin, mais le 65 est direct, c’est pratique, et on pourra continuer à parler dans le bus.

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            Son sac de pharmacie à la main, Elodie s’installa à une table libre du café de l’Espérance. Atmosphère calme d’habitués.

-          Qu’est-ce qu’elle prendra, la jolie ? Un café, comme tous les matins ?

Elle sourit d’un air las. Tous les regards s’étaient dirigés vers elle. La lumière de l’après-midi donnait à ce café une tonalité différente de celle des matins blafards.

-          J’vous ai mis un verre d’eau, pour vos médicaments. Rien de grave ? Petite mine cet après-midi… Faites pas attention à eux !

Elle sortit deux gélules d’un étui en carton, les avala avec un peu d’eau, but son café en quelques lampées, véritable coup de fouet, posa deux pièces dans la soucoupe, et quitta le café sans un mot, juste un léger sourire en direction du serveur.

Quelques minutes plus tard, en partie masqué par l’escalier métallique extérieur, apparut le reflet d’une lumière bleutée à une fenêtre de l’impasse juste en dessous ; un écran de télévision ou d’ordinateur.

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Un bourdonnement émergea de la fenêtre, une musique, d’abord faible, puis un peu plus sonore ; des voix, des cris presque, à peine couverts par les rythmes rocks, une fenêtre qui se ferme, une porte qui claque. Une silhouette se glissa le long de l’escalier, presque invisible. Puis sortit de l’impasse telle un frôlement sur le trottoir. Non identifiable. Toute vêtue de noir, un long capuchon la couvrait, du visage jusqu’aux pieds.

Julien eut enfin le sentiment de n’avoir pas cherché pour rien depuis le début de la semaine. Il avait failli renoncer plusieurs fois, il ne voyait vraiment pas de quel côté se tourner. Et puis, il avait une formation sportive, pas de détective. Quand, chance ou hasard, il avait vu Elodie passer à quelques mètres de lui, rue de Tolbiac, sans le voir. Il l’avait suivie, attendue pendant qu’elle prenait son café. Et maintenant, ces cris, cette silhouette informe le laissaient perplexe. Une cigarette lui ferait du bien, une fois n’est pas coutume. Et tant que c’était pas encore interdit dans la rue, autant en profiter !

A suivre...