2.

 

« Vous êtes arrivés à Paris-Montparnasse, terminus de ce train. Veillez à ne rien oublier avant de descendre. Paris-Montparnasse, terminus du train. » Le wagon s’agitait depuis cinq minutes déjà, les plus pressés se massant sur les plateformes pour grignoter quelques secondes.  Les inquiets s’agitaient, soucieux d’extirper leur bagage sans perdre leur place debout dans le couloir. Les retardataires vérifiaient à leur montre qu’ils pouvaient encore prendre leur temps.

 

« Oups, c’est Julien, là-bas, au bout… » Elodie, sortie de sa torpeur et s’apprêtant à suivre mécaniquement le flot, se ravala dans son siège. Sa voisine, qui venait juste de se lever, se retourna en  l’entendant : « Pardon, vous m’avez demandé quelque chose ? 

- Non, non, excusez-moi, je parlais toute seule…

- Vous voulez que je vous aide ? Où allez-vous ? Je peux vous emmener jusqu’au métro…

- Mon, merci, ça va, vous êtes gentille ; je ne suis pas pressée, et je devrais arriver à trouver mon chemin, j’habite pas loin. »

Sa voisine l’avait prise pour une touriste, perdue après avoir dormi dans le train. Elodie laissa les autres voyageurs sortir, éloignant tout risque d’être reconnue.

 

 Julien était déjà sur le quai, il ne l’avait pas vue. Perdu dans ses pensées, sans prêter attention à ce qu’il l’entourait, il avait balancé son sac de voyage sur son épaule gauche et se dirigeait allègrement vers le bout des voies, aussi léger que s’il partait faire du sport. Plutôt grand et beau garçon, il passait pourtant inaperçu, dépassant les groupes sans que personne ne le remarque, ou lui sourie, même si lui ne se gênait pas pour distribuer au passage des regards agacés ou des sourires d’ange selon son humeur.

 

Le wagon se vidait, Elodie se décida à attraper son sac à dos dans le porte-bagage au dessus de sa tête ; pas besoin d’aide, elle était plutôt grande, et son bagage devait être léger vu l’aisance avec laquelle elle l’agrippa pour le basculer sur son dos. Chaussée de Converse basses, elle sauta de la voiture et se noya dans le flot qui continuait à affluer sur le quai. Dans cette gare Montparnasse, le trajet le long des voies peut être long si vous vous trouvez en queue de train ! Elodie, même en fin de première rame, n’arriverait pas la dernière au bout du quai, même après avoir trainé un peu pour sortir.

 

Elle traversa le hall d’un pas leste, et se dirigea vers l’escalator, la tête couverte de la capuche de son blouson beige. Le regard droit devant elle, sans prêter attention aux immenses panneaux publicitaires qui couvraient les murs de leurs promesses colorées, elle tourna à gauche avant le long tapis roulant, dont les plus pressés devaient supporter la vitesse moyenne depuis que l’on avait renoncé aux tentatives du tapis ultra-rapide, et descendit sur le quai de la ligne 6. Le panneau Nation indiquait 2 minutes, puis 8 pour le train suivant. Attente raisonnable, il y avait du monde en ce dimanche soir, mais pas exagérément. Elle s’engouffra dans le métro qui venait de s’arrêter, il y avait même des places assises, elle s’approcha, puis renonça, jamais facile de s’assoir avec un sac à dos. Quelques stations défilèrent, elle sortit à Corvisart et se dirigea vers les petites rues du côté de la rue de Tolbiac. Elle s’enfonça dans la nuit, sa capuche toujours sur la tête.

 

Après avoir suivi quelque temps la rue de l’Espérance, elle s’arrêta devant un porche, regarda derrière elle, fit volteface, et en quelques secondes s’engouffra dans une minuscule impasse qui se trouvait juste en vis-à-vis. Pas d’éclairage, elle s’était faufilée entre les poubelles qui en barraient l’accès, et grimpait à un escalier métallique extérieur qu’il fallait bien connaitre pour en négocier la spirale sans dommage. Quelques instants plus tard une fenêtre s’éclairait d’une lumière pâle, une ampoule basse consommation voilée par un abat-jour trop épais. Puis l’écran bleu d’un ordinateur portable s’alluma à son tour. La ruelle était toujours aussi noire.

 

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Bien contente d’être arrivée chez elle. Marx Dormoy, presque Porte de la Chapelle. Stéphanie pouvait difficilement imaginer une destination de métro plus lointaine de Montparnasse. Mais, finalement, elle n’y allait pas souvent, à Montparnasse, quelquefois pour aller rendre visite à ses parents, c’est tout. Elle avait choisi ce quartier par facilité pour sa recherche, pas loin de St Denis. Et puis, même si le quartier était peu attirant à première vue, elle s’y était bien faite, sa rue était agréable, de bons voisins, dès les premiers rayons de soleil elle profitait du square de la Madone, ça compensait son tout petit studio, et à côté de la rue de l’Evangile, ça ne s’invente pas !

 

Elle n’avait pas compris ce qu’avait fait Sylvain en arrivant à la gare, il avait disparu tout à coup comme s’il avait vu quelque chose, ou qu’il ait voulu se cacher. Après tout, elle s’en fichait, elle n’avait pas demandé à être dans le même train que lui ; personne d’autre du groupe dans ce TGV immense ; pourtant Antoine avait fixé une heure de départ commune à tous pour faciliter l’organisation des taxis de retour ; peut-être d’autres étaient dans le même train ; avec un peu de chance elle se serait retrouvée nez à nez avec quelqu’un de plus agréable que Sylvain. Mais voila ! On n’y peut rien. Et il s’était fondu dans le décor à Montparnasse. Bon débarras !

 

Elle posa son sac dans sa chambre. Elle n’avait vraiment pas faim, elle allait juste manger une pomme avant de se brosser les dents. Elle tombait de sommeil, son ordinateur attendrait bien demain matin. Vite, en pyjama. Son téléphone, resté dans sa poche de pantalon, vibra plusieurs fois sans qu’elle ne s’en rende compte. Il s’arrêta. Puis reprit quelques secondes plus tard quand elle sortait de la salle de bain. « J’arrive, j’arrive, du calme ! »

-            Allo ! Ah ! Julien ? Ah, du coup, j’suis surprise, ça fait un bail que tu m’as pas appelée ! T’es bien rentré ? Ah, bon, on était dans le même train ? J’t’ai pas vu, excuse… Tu veux qu’on se voie un de ces jours ? d’accord. T’es toujours dans le 14ème ? pas vraiment mon quartier, on peut se retrouver entre les deux. Châtelet demain 18h ? OK, ça va l’faire ; on s’appelle sur place. J’suis crevée. Bonne nuit, toi aussi. »

 

Elle mit son portable à charger, l’éteignit, ferma son volet roulant, et se laissa emporter par la nuit noire.

 

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Elodie entra au café de l’Espérance, s’installa au bar, commanda un café, noir, sans sucre, et commença seulement à lever les yeux quand il fut posé devant elle. Gorgée après gorgée, son visage revenait à la vie toute relative de ce matin brumeux éclairé aux néons de la rue. Regard rapide à sa montre ; la chaine argentée tournait mollement sur son poignet gauche. Peu de circulation, on était encore à l’écart des grands axes. Elle descendit du tabouret en lissant sa jupe au-dessus de ses genoux, sa veste s’ajusta sur ses hanches, noire, chic classique, ti-shirt blanc et escarpins à talons moyens, seule une broche colorée et des pendants d’oreille géométriques trahissaient un âge où s’habiller d’un tailleur relève du jeu de l’apparence. Un coup d’œil pour vérifier qu’il ne pleuvait pas, et elle s’éloigna du pas assuré d’une marcheuse qui sait sans dommage choisir ses escarpins. Le carré brun de ses cheveux encadrait un maquillage discret, mais suffisant pour dénoter un effort en cette heure matinale. A la station de tramway Poterne des peupliers elle vérifia le temps d’attente au tableau lumineux, sortir sa carte de la poche extérieure de son sac besace assez grand pour contenir dossiers et ordinateur au besoin, même si l’aisance avec laquelle elle le portait soulignait surtout la légèreté d’un sac vide. Ou peut-être un journal, ou un livre de poche. Regards devant, derrière, la station était sure, pas comme sur certains RER dès qu’on quitte la ceinture parisienne. Le tram se posa juste devant elle avec un bruit feutré, des places étaient libres. Elle tendit sa main vers son sac, puis se ravisa, de sa position assise, elle gardait l’œil ouvert. Parc Montsouris. Jean Moulin. Didot. Georges Brassens. Descendue Porte de Versailles, au coin de la rue de Vaugirard, elle hésita devant un immeuble de bureaux, sonna, la porte s’ouvrit automatiquement et elle se dirigea vers l’ascenseur en vérifiant son allure dans le grand miroir de l’entrée.

 

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« Bonjour Mademoiselle, asseyez-vous. Félicitations, vous avez passé avec succès les tests préliminaires. Nous allons pouvoir vous proposer un bout d’essai. Je vais vous installer, la responsable de pool va vous donner ses consignes. Voyez comment vous vous en sortez. Si vous n’y arrivez pas, vous pouvez demander de l’aide, mais pas la peine de vous dire que vous serez rapidement jugée par vos collègues. Ne laissez pas passer votre chance ».

 

Visiblement sonnée, Elodie eut juste le temps de bredouiller un vague merci qu’elle était déjà propulsée dans un vaste bureau ouvert, ce type d’espace où est épiée la moindre trace d’intimité. Le Directeur du personnel l’introduisit par une vague formule, lui montra un bureau dans un angle, ou plutôt une table couverte de dossiers en vrac. Une femme d’une quarantaine d’années, les cheveux châtain rassemblés en chignon souple, la gratifia d’un grand sourire.

« Bonjour, je vais être ta chef de bureau, ah oui, comment tu t’appelles déjà ?

-          Elodie !

-          Bien, Elodie :, nous n’en avions pas encore. Alors, bienvenue au club !

-          Euh, qu’est-ce que je dois faire ?

-          Trier, classer, tu vois ce tas sur la table ? Tu tries par date, par sujet, tu regardes et tu trouves un classement approprié, nous, on n’a vraiment pas le temps de s’en occuper ! »

 

Aussi vite livrée à elle-même que tutoyée, Elodie s’assit devant la table encombrée, observa les chemises, les enveloppes, entassées jour après jour. Absorbée par sa tâche, elle laissa passer l’heure du déjeuner jusqu’à ce qu’un jeune homme, une petite trentaine, ne s’exclame en entrant dans le bureau :

-          Mais, tu es toute seule, là-dedans ! Tu n’as pas mangé ? Si tu te tues au boulot dès le premier jour, tu casses le métier !

-          Euh… j’ai pas vu l’heure… et puis je mange pas beaucoup, à midi.

-          Une habitude de jeunesse ! tu vas pas tenir le coup à ce rythme. Tu t’en sors ?

-          Bof, ça va ; j’ai d’abord classé chronologique, pas facile, tout est imbriqué, maintenant je reprends par thème de litige ; tu crois que je vais m’en tirer, comme ça ?

-          Bah, tu sais, j’en connais pas beaucoup qui aient passé plus de quelques jours à ce poste ; c’est pour ça que ça s’accumule ; il faudrait rationaliser en amont, mais, là, s’il y a pas un chef pour l’imposer, mission impossible ! Et après, il faut qu’une pauvre pomme comme toi se tape tout le boulot ingrat !

-          Dans l’immédiat, j’suis déjà bien contente…

Leur conversation fut interrompue par les éclats de voix et les rires d’un groupe qui rentrait. Elodie se remit à son classement dans l’indifférence générale. Tout juste observait-elle de temps en temps un bref regard posé sur elle quand un dossier ou une enveloppe atterrissait sur le charriot au centre du bureau collectif.

 

 

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-           Au Zimmer, oui, je vois où c’est, j’arrive.

Julien était déjà installé dans un angle de ce café cossu propice aux confidences. Un choix qui n’était pas anodin. Stéphanie se laissa tomber dans le fauteuil en face de lui, essoufflée comme si elle avait couru un marathon.

-          Du calme, du calme, on est pas aux pièces ; j’ai tout mon temps !

-          Ouais, mais pas moi, et tu sais, j’ai plus le temps de faire de sport ; ça me manque, ouahhh, c’que j’ai perdu !

Sa silhouette athlétique témoignait en effet d’un entrainement soutenu qui avait laissé des traces sensibles, même si elle avait baissé de régime. Elle secoua ses boucles blondes. Sous l’effet de la chaleur qui régnait dans le café ses joues rougirent, signe que les peaux très blanches ont souvent du mal à cacher.

-          Alors, dis-moi, tu étais bien mystérieux au téléphone, hier soir ; qu’est-ce qui se passe ? Je t’avoue, j’ai pas bien compris, pas un appel depuis un bon bout de temps, pas un mot pendant le weekend, sinon les formalités d’usage, et là, tu m’appelles dès ton retour ! De quoi surprendre, non ?

-          Bon, arrête ton char, ça va… c’est quand je t’ai vue sortir du train, assez loin devant moi, et partir vers le métro sans te retourner, que j’ai eu l’idée de t’appeler. Bon, j’vais pas y aller par quatre chemins. T’as remarqué Elodie, ce weekend, ses revirements d’humeur ? ça m’inquiète, j’arrive pas à savoir ce qu’elle pense ; elle a plutôt coupé avec tout le monde, et puis elle vient quand même pour le "symposium", elle nous angoisse avec sa peur, et plus rien… J’ai vu que tu l’observais…

-          Oui...

Et ils se lancèrent dans des conjectures, des hypothèses, rien ne collait. N’est pas Maigret qui veut ; leur connivence adolescente autour de cette série plutôt has been leur signifiait qu’ils n’avaient pas encore suffisamment suivi les enseignements du maitre !

-          Du coup, t’as eu raison, ça m’a fait du bien d’en parler ; j’ai ruminé encore une partie de la journée, et je croyais être la seule à me poser des questions.

-          Et non, ma grande ! C’est pas parce qu’on ne dit rien qu’on ne pense pas ! Bien jeté, non ? Et, au fait, tu sais ce qu’est devenue Mélissa ? Disparue de la circulation, tout à coup…

-          Ben, non, pourtant, elles étaient tout le temps ensemble avec Elodie…

A suivre...