Ainsi, dans le parc de la crèche, on pouvait le voir, retirer la tototte de sa bouche et la fourrer d’autorité dans celle de son voisin .

Attention ! il ne la donnait pas, il l’échangeait contre le jouet qu’il convoitait et qui, reconnaissons-le, était de valeur bien supérieure à ce bout de caoutchouc qu’il mâchouillait depuis des mois et qui avait conservé les marques de ses petites quenottes.

Les années passant, ce goût pour les échanges se développa.

Vers l’âge de cinq-six ans, il ne cessait d’arpenter les couloirs de la maison familiale, juché sur son cheval de bois, Chiquito.

Armé de sa trompette de plastique rouge gagnée à la dernière pêche à la ligne de la fête foraine du quartier, il haranguait les chalands, c’est à dire son frère et sa sœur, à qui il proposait contre paiement en bonbons, de menus jouets, tels que Dinky toys un tout petit peu cassés et gâteaux secs à peine grignotés.

Plus tard, dans la cour de l’école, on le vit échanger les images collectées dans les tablettes de chocolat Poulain contre des billes.

Au cours de ces transactions, il tentait toujours de réaliser une légère plus value.

Ainsi, au lieu de troquer une image contre un simple marbre, il essayait d’obtenir au mieux une agate aux couleurs irisées, au pire un bon gros calot.

Il savait y faire, le bougre !

Une empathie naturelle, un bagout de camelot, et hop ! l’affaire était dans le sac…

Mais, ne vous méprenez pas, ce n’est pas l’appât du gain qui le guidait, il pouvait tout aussi bien dans la minute qui suivait l’acquisition de la belle agate, en faire cadeau à son petit frère.

Non, ce qu’il aimait par dessus tout, c’était jouer au marchand.

Et c’est ainsi qu’au fil des ans il fut marchand de tout. Et parfois de n’importe quoi, il faut bien l’avouer !…

Sans qu’il s’en rende compte, il s’usa à la tâche, il arriva à la retraite, épuisé, lessivé, essoré.

Il avait tout vendu dans sa vie, du rêve comme disait la publicité, du vent comme sifflaient les mauvaises langues.

Tout.

Il en avait assez. Il aspirait à une activité qui ne l’occuperait que peu de temps, de préférence dans la soirée, il aurait ainsi toute la journée pour reposer son pauvre corps amaigri.

C’est à cela qu’il pensait alors qu’il venait de s’allonger sur le canapé du salon.

Et au moment où les contours du réel commençaient à s’effacer pour laisser place à une douce léthargie, l’idée lui vint.

Il serait marchand de sable.

Attention ! pas marchand de sable pour les entreprises de BTP, non, le marchand de sable de son enfance, celui qui était accompagné de Nounours, Nicolas et Pimprenelle.

Le marchand de sable qui endort les enfants, même les plus récalcitrants.

Le marchand de sable, qu’une ravissante musiquette suivait toujours dans ses déambulations nocturnes.

La tête de l’homme allongé sur le canapé du salon s’emplit soudain de notes cristallines et son cœur se souleva de nostalgie.

Mais les temps avaient bien changé.

Nicolas était devenu trader dans une grande banque. A force de voguer sur un nuage, il avait pris goût au virtuel.

Pimprenelle était une ménagère de moins de 50 ans s’abreuvant de fictions télévisuelles qui n’avaient pas plus de réalité que les jonglages financiers de son ex compagnon.

Quant à Nounours, jugé ringard et démodé, il avait été rangé, presque jeté, au rayon des accessoires d’une chaîne de télévision privée où seuls quelques nostalgiques venaient de temps à autre, lui rendre visite.

Le marchand de sable lui, il avait tout bonnement disparu de la scène.

Il allait le remplacer.

Derechef, il alla trouver un de ses amis compteur de grains de sable qui se la coulait douce en vacances sur une île. C’était un ami de longue date et il accepta de lui céder quelques grains de sable.

Bien sûr, l’opération prit du temps, son ami était très méticuleux et il ne fallait surtout pas commettre d’erreur dans le décompte des grains. C’était une question d’honneur.

Mais c’est égal, notre ami, marchand de tout et de n’importe quoi, en profita pour faire, ce qu’il n’avait jamais fait. De toute sa vie. NE RIEN FAIRE !

         Le jour arriva où le décompte fut enfin bouclé, notre bonhomme était prêt, il pouvait partir avec son précieux chargement.

         Le jour précédant sa première sortie nocturne, s’inquiétant du nombre d’enfants qu’il allait devoir endormir, il avait cherché de l’aide auprès de ses voisins. Mais entre celle-ci qui se prenait pour une artiste en jouant de la wassingue, celui-là grand pourfendeur de taupes qui courait tout le jour pour embrocher les malheureuses bestioles à la pointe de son épée, et cet autre encore qui pour accéder à une haute fonction s’obstinait à peigner la girafe, il ne trouva guère d’échos positifs.

         Un peu dépité, il s’apprêtait à partir quand il aperçut un petit être falot qui s’approchait de lui et lui murmurait ;

- Je suis l’attrapeur de rêves, je veux bien vous aider.

Le marchand de sable l’observa un instant, puis il lui saisit le bras et l’entraîna à sa suite sur le chemin de la nuit.

Il se passa alors cette chose merveilleuse : dans le sillon des deux hommes on entendit, venues de nulle part, les notes guillerettes d’un pipeau et une grosse voix pleine de bonhomie qui disait : bonne nuit, les petits.