lui disait sa mère. Une autre fois, c’était une tarte avec une framboise, un bouquet avec une tulipe, un mur avec une brique, que sais-je ?

Elle ne cessait d’illustrer son propos d’images pour bien me faire comprendre que si je voulais pouvoir compter sur les autres, eux devaient aussi pouvoir compter sur moi. Sa vie de militante était tout entière tournée vers ses camarades et la maison ne désemplissait que lorsqu’ils se retrouvaient tous dans la rue derrière une banderole. Depuis toute petite, elle n’avait connu que cela. Elle avait sauté sur des millions de genoux, toutes sortes de mains l’avaient emmenée à l’école, et quand elle avait une bonne note, elle était accueillie à son retour par un chœur de louanges. Elle avait côtoyé les enfants de tous ses camarades-copains, avait usé après eux leurs fonds de pantalons avant de les refiler à Pierre, Paul ou Jacques.

             Quand il y en a pour un, il y en a pour dix ! A combien de repas avait-elle assisté seule avec sa mère ? Quand il n’y avait pas Jacques et son fils, le vieux monsieur du dessous qui était si seul, ses cousins et leurs parents, alors c’était une réunion du bureau, une fin de manif à la bonne franquette…régulièrement leurs deux tranches de jambon se retrouvaient en petits dés dans une grande plâtrée de nouilles, et la mousse au chocolat se réduisait à une cuillerée qu’elle savourait longuement. Heureusement qu’elle avait pris soin de bien lécher le plat auparavant ! Ou bien sa mère lui disait « vite, vite, finis tes devoirs, on dîne chez Jacques, ou Paul ou Pierre. »

            Enfin, c’était le plus souvent chez Jacques, mais là-bas, bien sûr, c’était pareil ! Jacques était responsable de section du XXème arrondissement, et son appartement ne désemplissait pas non plus. Quand les repas s’éternisaient, les deux enfants avaient pris l’habitude de se retrouver tête-bêche dans le lit de l’un ou de l’autre.

            Bien sûr, elle allait à la cantine, au centre aéré le mercredi, en colo à la montagne et été, et au fameux « Camping de 1936 » à La Tranche Sur Mer où ils se retrouvaient tous, ou presque. Même chez les grands-parents, il y avait toujours une flopée de cousins, vu que sa mère avait eu 5 frères et sœurs.

            Quant à elle, de fille unique, elle n’en avait que le statut, et personne ne lui avait jamais dit en quoi elle l’était, unique. En SVT, on lui avait dit aujourd’hui que tout être humain est unique…Pour la consoler quand elle pleurait, sa mère lui disait qu’elle ressentait ce qu’éprouvent toutes les petites filles à son âge, et en lui montrant son album de photos, sa grand’mère soulignait sa ressemblance avec Tante Marion, son cousin Niels, elle-même, par certains côtés. A l’école, elle ne pouvait être ni première ni dernière, il n’y avait plus de classement, et de toutes façons sa mère aurait désapprouvé.

            Oui, qu’est-ce que cela pouvait bien pouvoir dire, unique, est-ce que c’était en fait le synonyme d’égoïste, puisqu’on ne lui avait jamais appris que les valeurs de solidarité et de partage… Est-ce que la solitude n’était que la plaie de ceux qui manquaient d’amis, est-ce que ne pas avoir le même avis que tout le monde, et l’exprimer, voulait forcément dire qu’on « faisait son intéressante ? »

            Elle avait maintenant treize ans, et si elle était bien dans ses baskets, elle brûlait d’envie de poser toutes ces questions à sa mère, en tête à tête. Cela faisait longtemps qu’elle y pensait, et, oui, elle aurait aimé que ce soit au cours d’un repas de fête, une belle occasion, à Noël, par exemple… Elle préparerait elle-même le dîner, mettrait deux assiettes sur la grande table, deux jolies bougies, irait se blottir après la bûche dans le canapé avec sa maman, et aurait avec elle cette conversation.

            Cette soirée rien que pour elle, elle pensait qu’il serait difficile de la quémander à sa mère, mais si elle s’y prenait bien, arguait que ce serait son plus beau cadeau…

            A sa grande surprise, sa mère avait accepté tout de suite. On irait déjeuner chez les grands-parents le lendemain midi. Elle devait sentir que ce repas lui tenait à cœur, que son ado avait besoin d’un peu d’intimité avec elle… Tout arrive.

            On était maintenant le 24 décembre, sa mère lui avait alloué un budget, ce serait un vrai banquet, langoustines grillées, tournedos Rossini, de bons fromages, et le dessert traditionnel. Elle avait chassé sa mère de l’appartement, lui demandant de ne revenir qu’à 8 heures, comme si elle était invitée. Elle avait mis des napperons sur les lampes, fait un bon feu dans leur petite cheminée, s’était habillée avec soin, et voilà qu’on sonnait à sa porte.

            Elle alla ouvrir et ne put cacher sa déception de voir sa mère accompagnée d’un homme, qu’elle lui présenta en riant comme « le père Noël ». Non, vraiment, c’en était trop, elle n’avait pas pu s’empêcher de ramasser dans la rue un camarade de cellule esseulé ! On parlerait lutte des classes, on partagerait les tournedos, ce n’était pas possible, c’était le plat préféré de sa mère, et ce n’était pas si souvent qu’elles en mangeaient ! Puisque tout était prêt pour deux, elle préférait les laisser à leur dîner, elle n’avait plus faim, elle irait dans sa chambre.

            Et cet homme, là, qui la regardait avec un sourire, qui essayait maladroitement de la consoler… Il pensait quoi ? Il aurait bien dû se rendre compte qu’il était de trop, prétexter une autre invitation, mais non… Il commençait même timidement à enlever son manteau, et sa mère ne réalisait pas du tout la peine qu’elle lui faisait, au contraire !

            « Reste avec nous, lui disait-elle, cela me fait tellement plaisir de vous avoir tous les deux ». Quoi ! C’était son amant, en plus ! Sa mère était vraiment gonflée. « Au moins le temps de l’apéro, Philippe a amené une bouteille de champagne…

            Va donc pour l’apéro, mais ensuite, elle mettrait sa mère dans l’obligation de choisir. Pour ce soir, c’était elle ou lui ! Et voilà qu’il demandait en hésitant à voir l’album de photos, à s’attarder sur celles de sa naissance, à s’attendrir sur la chute à vélo, à chercher son visage sur les photos de classe… sa mère les commentait au fur-et-à-mesure, avec émotion, décrivant son caractère enjoué, sensible, sa ténacité devant les difficultés, son grand cœur, elle racontait comme elle avait été bêtement inquiète lors de son opération de l’appendicite, et fière le jour ou elle avait quasiment repêché, malgré sa peur de l’eau, son cousin de deux ans tombé dans la piscine. Tiens, sa mère, qui n’avait jamais fait aucune différence entre elle et les enfants de ses copains, la montrait maintenant comme un précieux joyau ! Etrange, tout cela… et sa mère s’expliqua enfin.

            « En fait, voilà, euh…celui que je t’ai amené, pour Noël, c’est ton père ! » Elle l’avait rencontré cet après-midi-là, alors qu’elle flânait, désoeuvrée, aux Galeries Lafayette, et lui l’avait reconnue tout de suite. Après des années en Martinique, il venait de rentrer à Paris, et équipait son nouvel appartement. En bons amis, ils avaient discuté un bon moment, elle lui avait donné des conseils de décoration, puis, quand elle fut sûre de ne pas le voir fuir, ni se mettre en colère, elle lui avait révélé son existence, et son envie, à 20 ans, de vivre librement, sans homme. Après tout, ils n’étaient pas restés très longtemps ensemble !

            Et la soirée de noël prit à ce moment une saveur unique, une foule de questions se posait à chacun, et ce fut elle, qui annonça fièrement « Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois ! »

Avanton'écritoire, l'Atelier aux histoires 2010-2011, thème d'année "Solidarité" dix mots qui nous relient... Séance du 15 septembre : Comment démarrer ?