La veille en effet je venais d’apprendre que j’étais reçu premier à l’École Normale et j’avais fêté cela dignement avec eux. Leur fierté devant l’avenir qui s’ouvrait à moi était sans limite. C’est d’ailleurs en allant chez des voisins pour leur annoncer la nouvelle qu’ils avaient été cueillis par un chauffard ivre et tués sur le coup. J’arrivai donc à Paris quinze jours avant la rentrée. Les circonstances dramatiques de mon admission avaient évidemment attiré l’attention sur moi et je fus reçu, dès mon arrivée par le directeur de l’École en personne qui m'expliqua qu'averti de ma situation il était prêt à m’apporter toute l’aide nécessaire. Il évoqua l’utilité d’un soutien psychologique. Je déclinai son offre, précisant que le travail serait pour moi le meilleur des remèdes. Puisque la société faisait fonds sur mes capacités, attendant de moi que je devienne un nouveau Condorcet ou un nouvel Einstein il ne tenait qu'à moi de la satisfaire. Dire que mon seul désir, quelques semaines plus tôt eût été de couler des jours tranquilles à Surgères, ma ville natale, où j’aurais pu devenir professeur de mathématique dans le lycée même où j’avais fait mes études ! Je n’avais préparé ce concours que pour faire plaisir à mes parents mais puisque le hasard m'avait lancé sur cette voie c'est sur cette voie désormais que je m'engagerais. Je mettais dans ce signe du destin toute la confiance qu'y mettent d'ordinaire les jeune gens de mon âge.

Je détestais Paris, cette ville noire et triste où toute une population s'affaire jour et nuit à d'inexplicables activités qui jettent hommes et femmes dans la rue comme autant de damnés insoucieux de leur sort. Je décidai cependant d'explorer une fois pour toutes ce qui serait désormais le théâtre de mes exploits et armé d'un plan je parcourus, quartier par quartier, les principales avenues de la capitale. Parfois un souvenir me revenait de l'un des courts séjours que j'y avais effectué autrefois en compagnie de mes parents. Telle allée du Luxembourg me rappelait soudain une phrase qu’y avait prononcé ma mère et j'entendais distinctement sa voix. Je pus ainsi hachurer sur mon plan les quartiers qu'il me faudrait désormais éviter.

Au bout de deux semaines la rentrée eut enfin lieu et la routine s'installa. Il y avait deux catégories d'élèves, les parisiens et les provinciaux. Les premiers restaient entre eux, ayant déjà noué des relations au lycée, les seconds se regroupaient selon leur origine. De ma province il n’y avait que deux garçons, laids et affolés, deux jumeaux que l'on ne distinguait pas entre eux. Je ne parlais à personne et personne ne me parlait. Cela dura un mois, jusqu'à la remise du premier devoir où j'obtins la meilleure note. Il me fallut alors sortir de mon anonymat, le professeur me félicita pour l'élégance de ma démonstration. Immédiatement l'intérêt de quelques uns se fixa sur moi. Un groupe de parisiens vint me faire des avances. C'étaient des dandies qui cultivaient le genre artiste. L'un d'eux était homosexuel ou faisait semblant de l’être, un autre se présentait comme le neveu d'un écrivain célèbre. Ils m'invitèrent à leurs fêtes. Je répondis que j'étais en deuil.

Peu à peu l'atmosphère autour de moi se détendait. Ils étaient tous empoissés de bonheur de vivre. Les farces de potache, les plaisanteries égrillardes alternaient avec de longs débats sur l’avenir du monde. Des amitiés se nouaient. Les deux jumeaux se montrèrent un jour avec une grosse fille à lunette, armée d'un étui à violon, qu'ils avaient dégottée à la Schola Cantorum. Chacun s'installait dans ses vingt ans qui sont, comme l'on sait, le plus bel âge de la vie. Pour ma part je travaillai et continuai à obtenir régulièrement les meilleures notes. Toutes ces choses m'assommaient. mais je l’avais décidé ainsi.

Vers le mois de décembre pourtant, je me fis un ami. Cela se passa sans que je m'en rendisse vraiment compte. Petit à petit je m'aperçus qu’un grand garçon brun au front bas et au regard ardent venait souvent s’asseoir à côté de moi. Il ne connaissait personne lui non plus et ce furent nos deux solitudes qui nous rapprochèrent. Il s'appelait Jean-Charles et jouait aux échecs. Il me proposa d'aller faire une partie dans un café de la rue Saint-Jacques fréquenté par des habitués et m'amusa par sa façon sérieuse de jouer, comme si son sort en eût dépendu. Il réfléchissait longtemps avant de déplacer ses pièces, s'essuyant le front du revers de la main. Je voyais sa transpiration couler le long de ses tempes. De temps en temps il me jetait un regard inquiet comme s'il voulait s'excuser de ne pas être meilleur. Pourtant il n'était pas mauvais. Son jeu était astucieux, intelligent, même si je percevais à l'instant tous ses pièges, et je sentis un réel plaisir à suivre le développement de la stratégie qu'il mit en place ce jour-là avec une louable application. D'ailleurs il gagna la première manche et prétendit que c’était injuste parce qu’en réalité j’étais meilleur que lui. Nous décidâmes de faire la revanche. Ce fut donc un peu par sympathie que je décidai cette fois de le battre car il eût été méprisant envers lui d’avoir l’air de le ménager. Il s'excusa de ne pouvoir jouer la belle car il devait rentrer chez lui pour répondre au coup de téléphone de sa mère qui l'appelait tous les jours à la même heure.

Ses parents étaient originaire d'Algérie où ils avaient tenu un café à Sétif avant de venir s’installer en France. Et aujourd’hui ils vivaient à Nice. Jean-Charles me parla beaucoup d'eux. Il souffrait, me dit-il, d'être leur fils unique. Ses parents ne vivaient que pour lui et c’était épuisant… J'abrégeais ses épanchements, ne voulant pas être mis en demeure de lui raconter ma vie.

Nous prîmes donc l’habitude d’aller jouer régulièrement dans ce petit bistrot de la rue Saint-Jacques. Nous parlions peu. Parfois j'essayais de le faire rire mais il n'était pas très porté sur l’humour. Il avait une allure sportive, presque athlétique, et d'ailleurs me confia un jour, comme une chose honteuse, qu'il faisait du football. Autre chose m'émouvait en lui : il était affecté d'un léger strabisme qui s’accentuait quand il était en proie à une émotion. Ainsi j'avais remarqué que chaque fois que nous nous quittions, au moment de me dire au revoir, hop ! son oeil gauche se mettait à battre la chamade. Je me retenais pour ne pas rire mais je voyais qu'il s'en apercevait.

Plusieurs semaines passèrent ainsi jusqu'au jour où inopinément - c'était en Avril et il faisait déjà un beau soleil - il me fit une proposition étonnante. Nous étions au café comme d'habitude devant notre échiquier et nous venions de finir notre partie quand il me regarda et se mit à loucher. Puis soudain il lâcha :

- Qu'est-ce que tu fais dimanche prochain ?

Le dimanche était le seul jour de la semaine où je me sentais délivré de la communauté normalienne. La plupart du temps je restais dans ma turne à travailler, descendant simplement faire un tour sur le coup de six heures pour me délasser. En revenant j'écoutais des disques de Duke Ellington ou de Sydney Bechet que j'avais ramenés de Surgères. Deux ou trois fois j'étais allé au Champollion voir des films des Marx Brothers. Le dimanche, c'était le jour où je pouvais repenser à tout ce qui m’était arrivé. Et voilà que ce jeune homme que je connaissais à peine me demandait tout à trac ce que je comptais faire dimanche ! Il m'expliqua qu'il venait d’abandonner le football, pour des raisons qu'il ne précisa pas, mais qu'il éprouvait cependant le besoin de « s'oxygéner », selon son expression, et me demanda si je n'aurais pas envie d'aller faire un tour avec lui dans le bois de Vincennes.

À deux heures de l'après-midi, je l'attendais donc sur l'esplanade. Il faisait un soleil radieux, presque chaud pour la saison. Un parfum de bonbons flottait dans l'air. Des familles en ordre de bataille traversaient la grande place aveuglante de lumière. Le sol vibrait au passage des voitures. Il y avait de la poussière et des papiers gras. Je l'aperçus soudain au bout de trottoir qui avançait vers moi. Il m'avait déjà vu et souriait de toutes ses dents. Il portait une chemise largement ouverte sur sa poitrine - on appelait ça un col Danton à l'époque - et à le voir ainsi j'hésitais à le reconnaître. C'était la première fois, je crois, que je le voyais sourire.

Je dus lui faire une drôle d’effet moi aussi car quand il me dit bonjour il se mit à loucher. Il m'expliqua qu'il avait eu peur que je ne vienne pas. Il aimait beaucoup le bois de Vincennes parce que c’est là qu'il venait jouer au foot le dimanche. Après le match il allait toujours se promener au bord du lac. Nous partîmes vers le lac. En passant il voulut m'offrir une gaufre et se mit à rire parce que le sucre me faisait des moustaches. Il me raconta qu'en Algérie sa mère appelait ça des « oublis ».

C'est alors, juste à l'instant où il me parlait de sa mère, que j'entendis la voix de la mienne. Une seule phrase, dont je n'eus pas le temps de saisir le sens, mais si distincte pourtant que j’en restai figé sur place… Puis la conversation reprit. Jean-Charles me parlait maintenant de son frère qui était mort avant sa naissance :

- Je suis né un an après sa mort et toute ma vie on m’a parlé de lui. Il a été égorgé par un arabe à la sortie de son école au moment des événements de 45. Je suis né juste après. J'ai toujours vécu avec l'idée que j’avais été conçu pour le remplacer. Plus tard, on a donné son nom à mon école. Tu te rends compte ! j’allais dans une école qui portait le nom de mon frère !… Je l'écoutais d'une oreille, ses histoires ne m'intéressaient pas. Je venais d'entendre de nouveau la voix de ma mère juste au moment où j'avais entrevu au dessus des arbres le grand rocher du zoo.

Jean-Charles marchait devant moi en opinant du chef, il devait toujours penser à son frère, à ce frère inconnu avec lequel il n'avait jamais cessé toute sa vie de rivaliser et qu'il ne connaîtrait jamais, dont il ne pourrait jamais voir le visage. Il s'arrêta, se retourna, esquissa un sourire.

- Asseyons-nous là, tu veux.

Nous étions au milieu de la pelouse qui domine le lac. Des volées d'enfants criards tournoyaient autour de nous. Un couple passa accroché à un landau.

Il me posa quelques questions sur moi qui se voulaient embarrassantes. Pour faire diversion je lui proposai d'aller faire un tour en barque. S'il avait su, le pauvre, dans quel état de dessèchement moral je me trouvais à cet instant et quelle était l'étendue de mon indifférence envers lui !

Le loueur de barques détacha une des embarcations de la grappe qui se balançait silencieusement au bord de l’eau et tendit à Jean-Charles une paire d’avirons tandis que je m’asseyais dans le fond. L'effort qu’il faisait pour tirer sur les rames le faisait loucher de plus bel et il semblait s'excuser tout en me souriant. Je voyais son visage rougi par l'effort qui se tendait vers le mien tandis qu'il ramenait les bras en arrière. Il m'aurait suffi de le pousser un peu pour le faire tomber à l’eau… « - Tiens, tu veux prendre les rames à ton tour ?… » Nous entreprîmes d'échanger nos places en glissant doucement l'un contre l'autre et au moment où il passa contre moi en constatant l’état dans lequel il était je compris la nature de son désir. Nos regards se croisèrent. Je ne savais quel œil regarder. Il eut un petit rire comme pour s'excuser. Ma cuisse effleura la sienne. Son oeil gauche fit un tour complet.

À cet instant je venais d’apercevoir distinctement ma mère assise sur la berge.

 

Jean-Charles habitait une chambre de bonne, pompeusement appelée « studio », rue de l'Ancienne-Comédie. Il n'en était pas à sa première expérience, me dit-il et il m'expliqua que s'il n'allait plus au football c'est que son ami l'avait laissé tomber. Il s'attendrit en apprenant que pour moi c'était la première fois. Je n'avais aucun désir en ce domaine. Le sexe des femmes me répugnait : je ne supportais pas la vue de cet orifice avide de vous engloutir et je m'étais juré de ne jamais m’y laisser prendre. Jusqu’ici j'avais tenu serment. Et puis il y avait eu la mort de mes parents… La rencontre de Jean-Charles me procura un divertissement bien venu. Je n'eus ce jour-là ni répugnance ni plaisir. Il jouait l'homme mais des deux il est évident que c'est moi qui le dominais. J'étais une maîtresse exigeante et capricieuse ou du moins faisais semblant de l’être à seule fin de le satisfaire car de caprices et d'exigences je n'en avais guère. Son appendice était comme une figuration de sa personne toute entière, avec sa petite tête noire et son corps robuste qui se dressait quand il se sentait aimé et retombait dès qu’on ne s'occupait plus de lui. Je m'en occupais, pour le plaisir de l'entendre soupirer, et puis venait tout à coup le moment où il lui fallait trouver à tout prix un lieu où se répandre, alors je faisais semblant de me dérober, et c'était chaque fois la même panique, la même terreur d'enfant abandonné, et le petit homme dressé, suppliant, le petit homme cherchant éperdument à se lover dans la chaleur d'un nid. Vite, vite!... Ce n'était donc que ça ! tant de panique pour ne pas se répandre inutilement ! Alors au dernier moment je le recueillais et il finissait par s'endormir entre mes bras tandis que j'éprouvais une immense pitié pour ce dont est fait le bonheur des hommes.

 

À partir de ce jour l'habitude s'installa que je vienne ainsi le visiter deux ou trois fois par semaine. Les séances ne variaient guère mais il semblait en retirer toujours la même satisfaction et me l'exprimait par mille petits témoignages de reconnaissance attendrie : il avait l’âme d’une midinette. Au bout de quelque temps pourtant je lui fis valoir que ces séances trop souvent répétées ne me laissaient pas assez de temps pour travailler et qu'il devrait se contenter désormais de me voir moins souvent. Il ne protesta pas et se soumit avec le regard mouillé d'un chien battu :

- Pense à moi au moins, les autres jours !

- De toutes façons nous nous verrons à l'École.

- Oui, mais ce n'est pas pareil.

 

La vie se poursuivit ainsi. Le lundi j'allais vidanger mon bigleux, les autres jours je travaillais. Le dimanche enfin je m'appartenais. J'appliquais à la lettre la devise stendhalienne, S.F.C.D.T. (se foutre carrément de tout). .Malgré mes précautions cependant ma mère m'apparaissait encore quelquefois et j'éprouvais le besoin de m’excuser mais j’ignorais de quoi.

À la fin de l’année nous fûmes répartis pour aller faire un stage en entreprise - c'était la nouvelle mode - et je fus envoyé au siège social d’une très grosse boite d’aéronautique tandis que Jean-Charles trouva à s’employer à Grasse dans une fabrique de parfums. Le P.D.G. de mon entreprise m'accueillit personnellement le premier jour dans son grand bureau, au dernier étage d'un immeuble de verre de la Porte Maillot. Visiblement il n’avait rien à me dire. Il me fit l’éloge de l’École qui, me dit-il, formait de remarquables ingénieurs puis, le temps prévu pour l'entretien - précisément cinq minutes - étant écoulé, sa secrétaire vint le délivrer et elle me mit entre les mains d’un guignol en blazer qui me fit visiter la maison. Il se crut obligé de me jouer son numéro de D.R.H. en me baladant de service en service avec force sourires à l'endroit des petites secrétaires qui détournaient les yeux sur son passage. Pour finir, il me proposa de dîner avec lui au Relais-Maillot « où l'on cuisinait des homards excellents », me dit-il. Il n'avait même pas l'excuse d'être pédé, il cherchait seulement à échapper à sa femme. Je lui répondis que j'étais en deuil.

Le lendemain, lorsque j'arrivai comme convenu pour m’installer à mon poste, on m'annonça que j'avais été affecté au secrétariat particulier du P.D.G.. C'était être au coeur de la place. Cette faveur était-elle due à l'estime que j'avais su susciter en lui ? Il n'en montra rien pourtant, m'adressant seulement un bonjour évasif quand je me présentai dans son bureau. Cependant, il m’invita à assister à une réunion du directoire au cours de laquelle furent traités diverses questions concernant des contrats avec l’étranger. Je me contentais d'écouter et de prendre des notes. À la fin il me fit signe de le rejoindre et me demanda ce que j’en pensais. Je lui fis part de mes réflexions. Selon moi certaines questions avaient été mal posées. Il me répondit en analysant les différents paramètres du problème avec la précision d'un joueur d'échec et à la fin me demanda mes conclusions. Il les démolit en quelques mots mais en reconnaissant qu'elles ne manquaient pas de subtilité. Comme j'hésitai à le remercier, il me regarda de son regard froid et, me tendant un dossier, me demanda de l’emmener chez moi afin de lui en faire un rapport pour le lendemain.

C'est ainsi que s'instaura entre nous, pendant tout ce mois de Juillet, une véritable collaboration. Je puis même dire qu'elle alla jusqu'à une certaine intimité. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, grand, à l’abondante tignasse grise et au front carré, affublé d’un nez démesurément proéminent et qui ne se départait jamais d’une espèce d'indifférence froide derrière laquelle il cachait peut-être un sens aigu de l’observation à moins que ce ne fut un incommensurable ennui. J'admirais l'intérêt purement intellectuel qu'il mettait à ce qu'il faisait, comme si toutes ces choses dont il avait à traiter restaient pour lui purement spéculatives, j'admirais aussi sa puissance de travail, la pénétration de ses raisonnements, et ces longs conciliabules dans le secret de son cabinet me procurèrent bientôt un profond plaisir. J'avais toujours ressenti une véritable volupté au spectacle de l'intelligence en acte et cet homme était peut-être le plus intelligent qu'il m'eût jamais été donné de rencontrer. Le dernier jour de mon stage, comme nous devions nous quitter, il me raccompagna jusqu'à la porte de son bureau et tout de go, en me serrant la main, sans que je m'y fusse attendu un seul instant, m'invita à dîner chez lui pour le lendemain.

 

Il habitait, près du Champ de Mars, un appartement qui tenait un étage entier dans un immeuble hausmanien dont l'escalier de marbre tournait autour d'une lourde grille en fer forgé. Une bonne en tablier blanc m'introduisit dans un immense vestibule où parut bientôt, idéalement blonde, la maîtresse de maison à qui j'offris mon bouquet qu'elle rétrocéda aussitôt à la bonne en lui demandant d'aller chercher un vase. Elle m’invita ensuite à pénétrer dans le salon en me priant de bien vouloir excuser son mari qui n’était pas encore rentré.

- Il est incorrigible, vous savez. Son travail passe avant tout !

Je me sentais pris au piège. Qu'est-ce que j’étais venu faire ici ? Il me fallut choisir entre un whisky et un porto.

- Édouard m'a beaucoup parlé de vous, me dit-elle. Il semble que vous ayez fait sa conquête ! J'espère qu'il ne vous a pas trop ennuyé au moins, il est tellement exigeant !… La bonne revint, tenant entre ses bras un vase de cristal où s’alanguissaient mes fleurs.

- Le cristal est ma passion ! le Baccarat surtout. Regardez celui-ci. C’est un chef d’œuvre. Je l’ai trouvé la semaine dernière dans une boutique de la rue de Seine. Il n’était pas donné mais je n’ai pas pu y résister. Je vais encore me faire incendier par mon mari quand il le verra.

On entendit un bruit dans l'entrée. Mais ce n'était pas encore lui. Une grande jeune fille apparut dans l'encadrement de la porte. Elle avait exactement le nez de son père. Elle était laide.

- Voici Élisabeth. Notre fille unique. Tu aurais pu rentrer plus tôt, ma chérie !

Élisabeth effleura la joue de sa mère et se tournant vers moi me tendit une main molle. Elle avait dix-huit ans peut-être, une silhouette élégante. Mais indiscutablement elle était laide.

- Élisabeth, j’espère que tu daigneras au moins dîner avec nous.

- Mais Maman…

- Tu sais ce que tu nous avais dit ! En attendant va te changer. Je déteste te voir en jean.

Quand elle fut sortie la mère se tourna vers moi.

- Élisabeth est une rebelle ! Je ne sais pas ce que nous pourrons en tirer.

Enfin le père arriva suivi par sa fille qui n’avait pas eu le temps de se changer. Sans faire attention à son épouse il vint me serrer la main et s’installa dans un fauteuil en demandant à sa fille de lui servir un whisky, puis engagea la conversation sur un ancien camarade de l’X qu’il venait de rencontrer et qui avait eu il y a quelques années des ennuis avec la justice, me dit-il.

- Saboureau, Ça ne vous rappelle rien ?

Je ne connaissais pas le nom de ce type ce qui parut l’agacer.

- Un pauvre type. Il a mal tourné. Les femmes, je crois… Mais enfin nous ne sommes pas là pour parler de ça. Alors, ce stage, qu’est-ce que vous en avez pensé ?

Je sentais qu’il aurait aimé me reparler des dossiers que nous avions traités mais qu’il se l’interdisait à cause de sa femme. Il finit par abandonner la partie et laissa à celle-ci l’initiative de la conversation. Elle n’était jamais en peine de sujets. On parla des pavillons Baltard (- Quel crime de les démolir ! ), de la démission de Jean Vilar ( - Quand j’étais étudiante j’allais à Avignon… »). Elle voletait d’une chose à l’autre sur le même ton aussi léger que sa personne. Le reste de la soirée se déroula tristement comme on pouvait le prévoir. Élisabeth, qui avait enfin consenti à aller se changer revint avec une robe grise qui lui descendait au genou, elle n’ouvrit pas la bouche une seule fois jusqu’à ce qu’elle demande la permission de se retirer. Sa mère la foudroya du regard.

 

En rentrant chez moi ce soir-là j’étais obsédé par l'image de cette grande fille à qui la haine qu’elle éprouvait pour ses parents conférait finalement une certaine beauté. D’évidence elle les encombrait et sans doute en m'invitant espéraient-ils me la refiler !

La chose se confirma d'ailleurs quelques jours plus tard. Comme je téléphonai à la mère, ainsi que la politesse l’exige, pour la remercier de la charmante soirée que j'avais passée, elle me reparla aussitôt de sa fille qui avait éprouvé pour moi, me dit-elle, une grande sympathie et avait exprimé le désir que j'assistasse au spectacle que donnait justement son école de danse (j’appris à cette occasion qu’elle faisait de la danse ! ).

- Vous allez bientôt recevoir un carton. J’espère que vous pourrez y aller. Vous avez fait sa conquête jeune homme ! N’en profitez pas !

Je sentis un délicieux frisson me parcourir en comprenant le piège qui se refermait sur moi. Mais quoi ! je trouverai toujours un moyen de m’en sortir ! C'est donc le coeur léger que je me rendis à cette invitation, curieux d'observer les évolutions d’Élisabeth dans le Lac des cygnes.

Ce n'était pas le Lac des cygnes mais c’était pire. Une tripotée de cochonnets en collants roses sautillaient sur la scène au milieu desquels mon Élisabeth se signalait par cette sorte d'élégance naturelle qui était malgré tout la sienne. Elle dansait plutôt bien et quand je vins la féliciter après le spectacle elle ne sembla guère faire attention à moi, me remerciant simplement d’être venu. J'avais accompli mon devoir, je n'avais plus qu'à l’oublier.

L'histoire aurait pu en demeurer là si je n'avais reçu, la semaine suivante, une lettre de son père qui me demandait de prendre rendez-vous auprès de son secrétariat. Que me voulait-il encore, celui-là ? allait-il me relancer ? cette fois c'était tout de même un peu fort !… Il me reçut dans son bureau, sans allusion ni à la soirée que j'avais passé chez lui ni aux talents artistiques de sa fille et alla droit au but : il me proposait de continuer à venir travailler pour lui dans un poste qui me permettrait de poursuivre mes études l’année prochaine et avec la perspective d'être ensuite engagé à plein temps à un haut niveau de responsabilité. Il avait apprécié, me dit-il, mes qualités et me donnait jusqu’à demain pour lui apporter ma réponse.

Je n'en croyais pas mes oreilles. Une telle carrière, je n’aurais seulement pas osé en rêver il y a un an. Mais soudain je me mis à repenser Élisabeth. Évidemment elle faisait partie du lot. Tel était donc le plan qu'ils avaient mis au point : j'épousais la fille et du même coup je devenais le successeur du père. J'aurais dû m’en douter. Eh bien tant pis ! Je lui confirmai le lendemain que j’acceptais sa proposition et le dimanche suivant on me pria de conduire Élisabeth au Sacre du Printemps.

On aura peut-être du mal à me croire mais la laideur de cette fille ne me causait aucun déplaisir ni qu’elle se maintînt dans un mutisme à peu près total, quand nous étions ensemble, comme si elle s'était contenté d'appliquer la consigne de ses parents avec une résignation boudeuse. La seule chose qui m'ennuyait était la perspective de devoir un jour coucher avec elle. J'éprouvais de la répugnance, comme je l'ai dit, pour le sexe des femmes et je n’en avais aucune expérience, j'avais même mis une sorte de point d'honneur à m’en passer et l'idée de devoir me déjuger m'était désagréable. J'étais donc bien décidé à attendre le plus longtemps possible.

Le mois de Juillet se passa donc dans une sorte d'expectative étrange. Je recevais des lettres de Jean-Charles, auxquelles je ne répondais pas, où il me racontait ses journées sur la plage, là-bas à Nice, ses repas avec ses parents. Moi j'étais invité dans ma future belle famille plusieurs fois par semaine, car très vite, sans que rien ne fût clairement formulé, j'étais devenu le soupirant officiel d’Élisabeth. J’apprenais ainsi peu à peu à les connaître. Le père, quand il n'était pas à son bureau, allait s'enfermer dans une minuscule pièce sans fenêtre où il passait des heures à lire. La mère, quant à elle, dormait à toute heure du jour comme font les insomniaques et l’on devait, dans ces moments-là, respecter un silence absolu dans la maison. Avec moi elle était charmante. Peut-être espérait-elle que je lui fasse la cour, mais je dois lui rendre cette justice qu’elle n’insista pas, se contentant de me demander un jour de l’appeler par son prénom. Mais lui dire « Yvonne » était au dessus de mes forces ! Élisabeth logeait dans la chambre de bonne, voulant ainsi, disait-elle, préserver son indépendance. Je l’emmenais de temps en temps au Champollion où nous vîmes Le Troisième Homme et Le Septième Sceau. Elle semblait s’être faite peu à peu à ma présence. Au fond je plaisais à toute la famille !… Le père m'abrutissait de travail : c'était toujours des rapports à rédiger, des comptes-rendus à lui rendre dans les vingt-quatre heures, je prenais part aussi à des décisions qui engageaient des intérêts considérables et je me sentais grisé par cette apparence de pouvoir.

Au mois d’Août vint le temps des vacances. Le père décida que nous irions passer tous ensemble quelques jours dans le manoir qu’il possédait en Normandie. Nous pourrions ainsi préparer les dossiers de la rentrée. Il y avait autant de chambres qu’on voulait, je choisirais celle qui me conviendrait.

 

La plage prolongeait un vaste parc planté de pins. Chacun avait sa place. La mère à l’ombre des arbres où elle somnolait sous un magazine, le père dans le bureau qu’ils s’était aménagé au grenier, Élisabeth et moi au bord de l’eau quand le travail m’en laissait le loisir. Élisabeth avait une camarade qui s'appelait Agathe, une amie d’enfance dont les parents avaient un manoir non loin de là, une rousse pulpeuse, un peu enveloppée, qui manifesta dès notre première rencontre une débordante sympathie pour moi. La saison était aux robes légères et elle avait une façon de s'asseoir en découvrant ses cuisses qui affolait les hommes. Il émanait d'elle un parfum d’herbe fraîche et elle rejetait tout en parlant ses cheveux en arrière. Je me demandais parfois si par hasard elle n’avait pas des intentions à mon endroit mais je préférais rester dans le doute. Agathe et Élisabeth s'étaient connues au lycée. Agathe ne tarissait pas d'éloge sur son amie, elle l’admirait et m'entretenait inlassablement de la chance que j'avais eue de la rencontrer.

Un jour que nous nous trouvions tous les trois dans la chambre d’Élisabeth, il faisait chaud, on entendait dehors des enfants qui jouaient sur le sable, elles étaient toutes deux assises sur le lit, et moi à leurs pieds cherchant un disque à mettre, Agathe se pencha vers moi sous prétexte de m'aider, j'avais le nez dans son décolleté et l’un de ses seins m’effleura. Elle dut s'en apercevoir car elle eut un petit rire. Je profitai de l'excitation qu'avait provoqué en moi ce contact inattendu pour poser ma main sur Élisabeth qui aussitôt, sans rien dire, posa la sienne sur la mienne. C’était la première fois que nous esquissions un geste. Agathe aussitôt se retira :

- Bon, mes enfants, il faut que je vous laisse. N'en profitez pas.

C’est ce que m’avait dit la mère la première fois !… Élisabeth avait gardé ma main dans la sienne. Je remontai le long de sa jambe. Elle se laissa faire comme si elle ne s'apercevait de rien puis tout à coup me lança :

- Je suis vierge, ça ne te dérange pas ?

Pourquoi m’avait-elle dit ça ? Si elle savait ce que je m’en fichais ! Ça m’arrangeait diablement au contraire. L'idée d'être dispensé d’une corvée qui me gâchait mes vacances, m'inspira aussitôt une grande tendresse pour elle. Pauvre fille ! la façon dont elle avait dit cela révélait une blessure cachée. Mais enfin j’étais résolu à m’en tirer avec quelques caresses. Je la pris dans mes bras, elle s'abandonna, se laissa déshabiller sans rien dire, mais en gardant les yeux parfaitement ouvert comme chez le dentiste. Elle faisait preuve d’un courage sympathique, se disant sans doute que c'était le moment où jamais. Je n'étais pas expert en la matière et décidé à agir avec prudence mais le début sembla lui plaire. Elle écartait ses grandes jambes, la tête renversée en arrière, me laissant opérer à ma guise. Cependant quand ma main devenait trop insistante elle sursautait en gémissant. Je me retirais alors pour revenir à la charge un moment plus tard mais dès que je voulais insister elle se dérobait en implorant ma pitié du regard comme une martyre chrétienne livrée aux lions et il me semblait, du moins à ce que je pouvais en juger, qu'elle restait fermée comme une huître. À un moment enfin elle se dégagea brutalement et se lança dans une explication confuse d'où il ressortait qu'elle ne pouvait pas aller plus loin à cause d'une malformation de naissance qui lui interdisait tout rapport avec les hommes. J'en éprouvais une grande joie et un vrai soulagement. Ainsi nous en serions réduits aux préliminaires. Aussitôt je passais à la vitesse supérieure. Elle ouvrit sa bouche comme pour chercher de l'air et ses deux bras se refermèrent sur moi. Pour le coup j'étais pris au piège. Il ne m'était plus possible désormais de m'arrêter sous peine de périr sous son étreinte. Sans chercher à aller plus loin, je la caressais d'un rythme de plus en plus vif. Voilà que maintenant ses jambes battaient l'air comme une paire de gigantesques ciseaux. L'un de ses genoux d'ailleurs allait régulièrement cogner contre le mur. J'étais vaguement inquiet : ses pupilles se révulsaient, sa gorge émettait un bruit rauque… À un moment elle aspira l'air dans une sorte de long sifflement puis le rejeta d'un seul coup dans un cri qui ressemblait à un cri de dégoût, de révolte ou de haine et ses mains se crispèrent sur ma nuque, ses ongles se plantèrent dans ma chair.

Le mariage fut fixé en octobre.

 

On sait depuis Verlaine que l'automne est une saison triste. Oserai-je dire que le poète est au dessous de la vérité ! Le mois de septembre s'écoula en préparatifs. Tout devait être fait quand je retournerais à l’École. Mon beau-père avait mis à notre disposition un appartement qu’il possédait dans le cinquième arrondissement et qui serait idéal, me dit-il, pour me permettre de poursuivre mes études. J’abandonnai donc, non sans quelque regret, la turne que j’avais occupée l’hiver précédent. Tout allait pour le mieux. Ce serait la belle vie. L’appartement était vaste et magnifique. Élisabeth ne demandait rien d'autre que ces séances de caresses qui étaient devenues maintenant quotidiennes et se passaient désormais dans sa chambre de bonne en attendant notre installation. Un jour que j’avais voulu m’y dérober elle nous avait enfermés en jetant la clé par la fenêtre, m'obligeant ensuite à de dangereuses contorsions le long d’une corniche très étroite afin d’aller la récupérer. Après tout, elle avait bien le droit à ses petites satisfactions, la pauvre ! et j'étais admiratif de la façon impérieuse dont elle savait le manifester. À part cela elle n'avait pas d'exigence, pas de jalousie non plus, en particulier à l'égard d'Agathe à propos de qui elle m'indiqua clairement que je n'avais pas à me gêner si je voulais en profiter, mais je fis semblant de ne pas comprendre.

L’automne se passa en courses et démarches diverses dont les fiancés sont d'ordinaire si friands. Je n'échappais pas aux innombrables présentations à la famille et aux relations des parents. Je jouais mon rôle avec complaisance. Mais un problème demeurait lancinant, c'était mon bigleux. Il continuait à m'écrire des lettres que la distance et le temps - et la perspective de se revoir ! - rendaient de plus en plus passionnées. Il s'en donnait à coeur joie, évoquant nos bonnes soirées de l’hiver dernier et se réjouissant qu'elles pussent bientôt reprendre. Il m'avait d'ailleurs invité plusieurs fois à venir le voir à Nice et je m'étais dérobé prétextant mon travail. Il me disait qu'il avait parlé de moi à sa mère et qu'il aurait été si content qu'elle me connaisse! La chère femme, disait-il, était d'une compréhension extrême. Il lui avait avoué ses goûts et elle lui avait dit que pour elle seul son bonheur comptait. Je me voyais penchant mon front vers la digne aïeule pour qu'elle y dépose un baiser ! Allait-elle, elle aussi, nous trouver un appartement ? Heureusement il précisait que son père n'était pas au courant et qu’avec lui il nous faudrait être plus discret. Je m’étais contenté de lui envoyer deux ou trois cartes postales pour calmer sa soif mais bien sûr sans faire aucune allusion à mon prochain mariage. Il faudrait bien pourtant que je mette un jour les choses au point… Bah ! le plus tard serait le mieux.

 

Octobre arriva et les bans furent publiés. Nous devions nous marier aux Invalides, ma belle-mère étant fille d’un général. Quelques jours avant la cérémonie, dans une longue lettre débordante d'enthousiasme, le bigleux m'annonçait son retour ! Il me parlait longuement de ses sentiments pour moi, qui avaient mûri, disait-il… Il me fallut un quart d’heure pour lui torcher une brève réponse. Car vraiment, cette fois, il fallait en finir. Je lui annonçais mon mariage et lui signifiai qu'il ne devrait pas essayer de me revoir, ajoutant qu'il se réjouirait sans doute de mon bonheur. Je le haïssais de m'obliger à être aussi stupide. Mais bah ! ce n'était qu'un mauvais moment à passer et maintenant au moins j'étais sûr d'en être débarrassé. Il me faudrait bien le revoir à l'École mais d'ici là les choses se seraient tassées et je m'amusais déjà à imaginer ses yeux convergeant sous l'empire de l'émotion lorsqu'il me reverrait.

J'allai également annoncer mon mariage au directeur de l’École qui me complimenta avec effusion et me demanda avec une nuance d'inquiétude si je m'étais bien remis des événements que j'avais vécus l’année dernière. Il avait une vocation de curé et aurait aimé que je vienne en pleurant lui demander de l’aide. Son air déconfit en voyant que ce n’était pas le cas me réjouit. Je lui fis une description idyllique de mon équilibre mental.

La vérité pourtant, c'est que les apparitions de plus en plus fréquentes de ma mère, qui s'étaient multipliées ces derniers temps, m'inquiétaient. Je l'avais aperçue deux ou trois fois au détour d'une rue, devant la vitrine d'un magasin, ou encore de dos, devant moi, alors que je faisais la queue devant le Champollion. Un jour, pendant que j'étais en train de caresser Élisabeth, je l'entendis distinctement me parler et pour une fois je parvins à la comprendre : « - Finis donc ce qu’il y a dans ton assiette ! » m’avait-elle dit. Je n’en étais pas plus avancé.

La réception qui suivit la cérémonie avait lieu au Cercle Militaire et les premiers invités arrivèrent vers quinze heures. Le guignol en blazer était là avec sa femme, laquelle jetaient des regards inquiets sur les petites secrétaires qui avaient été invitées elles aussi car mon beau-père avait transformé cette réception en entreprise de relations avec son personnel. Je m'amusais à les regarder maquillées, parfumées, acidulées, tout excitées d’être à pareille fête. Agathe était là elle aussi, moulée dans un ravissant fourreau de soie verte qui faisait flamboyer sa chevelure. C'était peut-être la seule qui s'associât véritablement à notre bonheur. Elle nous pressa contre son cœur et je sentis son parfum, puis elle entreprit d’aller séduire le clown en blazer que sa femme alors, prétextant un malaise, obligea à partir précipitamment.

 

Tard dans la soirée la fête battait son plein quand un maître d’hôtel vint me dire qu’on m’appelait au téléphone. J’allai prendre la communication dans le hall et tombait sur la voix du concierge de l’École :

- On vient d’essayer de vous joindre de Nice en pensant que vous étiez toujours ici. Voilà, il faudrait que vous appeliez la clinique Saint-Hilaire le plus vite possible. Il paraît que c’est important ».

Et il m’indiqua un numéro.

- On ne vous a pas dit de quoi il s’agissait ?

- Non, ils n’ont rien voulu me dire. Mais j’ai pensé qu’il fallait que je vous prévienne. J’espère que j’ai bien fait.

- Oui, oui, vous avez bien fait, je vous remercie.

Quand je raccrochai mon cœur battait. Il me fallut descendre dans la rue pour trouver un taxiphone afin d’appeler plus tranquillement. Je me nommai. Diverses sonneries. On cherchait le service intéressé. Enfin la voix d'une femme :

- C’est vous que nous avons appelé tout-à-l’heure ? Oui, oui. Il a été opéré cette nuit. Tout va bien.

- Mais qu'est-il arrivé ?

Nouveau silence. Décrochage, sonneries.

- Allô ? oui… Bonjour Monsieur. Je suis l'interne de service...

- Qu'est-ce qui est arrivé bon sang ! On vient de me demander d’appeler et je ne suis au courant de rien.

- Double fracture de la colonne, éclatement du foie. Mais l'opération a réussi. Ne vous inquiétez pas, je pense qu'il s'en tirera.

- Comment est-ce arrivé?

Nouveaux silences, conciliabules.

- Excusez-moi, je ne peux rien vous dire par téléphone. Il faudrait vraiment que vous veniez.

 

J'ai pris directement un taxi. Aucune force au monde n'aurait pu me convaincre de ne pas le faire. Retrouver Élisabeth, mes beaux parents, Agathe, c'était au dessus de mes forces. En roulant vers la gare de Lyon, je pensais à la tête qu'ils feraient en constatant que je n’étais plus là. Au fond c'était mieux ainsi. J’ai pu attraper le dernier train pour Marseille, un train de nuit qui devait arriver le lendemain dans la matinée. Il n'y avait plus de couchettes, je me suis contenté d’un compartiment de première occupé par un couple qui se disputait pour une question d'héritage. Je me laissais bercer par leurs voix obscènes en fermant les yeux. Une transpiration glacée coulait le long de mon front. À un moment j’ai dû m'endormir car lorsque j’ai rouvert les yeux le couple avait disparu et le compartiment était plongé dans la pénombre… À leur place il y avait ma mère qui me regardait…

 

Vers cinq heures, le train s’est arrêté à Avignon et il est monté deux hommes qui m’ont salué en entrant. À peine assis ils ont sorti un échiquier de poche dont les pièces étaient disposées pour une partie déjà commencée et ils se sont penché sur leur jeu. J’ai pensé au Septième Sceau que j’avais vu au Champollion avec Élisabeth.

 

La clinique Saint-Hilaire domine la mer entre des bouquets de palmiers. Chambre 33. Devant la porte une dame à cheveux gris. Elle se lève en me voyant.

- Ah! c'est vous, c'est vous ! Je suis sa maman.

Elle me serre contre elle en pressant un mouchoir sur sa bouche.

- Il faut attendre. Ils sont en train de faire sa toilette.

- Comment va-t-il?

- Il s'est réveillé ce matin, je n'ai pas pu encore le voir.

Je n'ose pas lui demander plus de détails. Un petit homme rondouillard arrive bientôt. Il était allé au secrétariat remplir des papiers. Il ressemble à son fils, en plus petit.

« - C’est l’ami de Jean-Charles, tu sais… » Nous attendons ainsi un long moment sans rien dire. Enfin une infirmière nous invite à entrer. Je leur propose de les laisser aller tout seuls, je les rejoindrai ensuite. La mère me paraît reconnaissante de ma discrétion. Elle se précipite, suivie de son mari. Pendant ce temps je sors sur la terrasse fumer une cigarette.

Quand je reviens les parents sont en train de parler avec l'interne qui leur explique l'état de leur fils :

- Pour les lésions au foie, il n'y a rien d'irréparable. Il faudra seulement de la patience. Pour la colonne on ne peut rien dire pour l'instant.

- C'est-à-dire ?

- Il faudra prévoir un séjour en fauteuil.

- Mais ça ne risque pas d'être trop long au moins ?

Geste vague. Il se tourne vers moi :

- Quatre étages, vous vous rendez compte ! S’il n’y avait pas eu le toit de la voiture.

La mère se met à pleurer.

- Mais pourquoi? pourquoi? C'est la première fois, vous savez. Il n'avait jamais eu des idées pareilles. Cinq minutes avant je lui avais apporté son courrier. Il était en pleine forme. Un enfant si doux, si heureux. Il a toujours été brillant ! Normalien, à son âge… Qu'est-ce qu'il va devenir maintenant ?

La mère me dit d'entrer dans sa chambre, mais pas trop longtemps pour ne pas le fatiguer. Elle restera dans le couloir pendant ce temps. Le père est allé s'asseoir un peu plus loin et demeure sans rien dire, le regard dans le vide.

 

La premier chose qui m’a frappé en entrant c’est l'odeur. On venait de refaire son lit et il avait l’air d’un gisant sous son drap blanc. Au bout d'un moment il a ouvert les yeux et quand il me voit il s’est mis à loucher !

Pourquoi suis-je pris de cet attendrissement ridicule ? Je me mets à pleurer comme un idiot en me penchant sur lui. Je prends sa tête dans mes mains, je sens ses lèvres sur les miennes. Sa barbe pique. Nous restons un long moment ainsi sans bouger et j’entends la voix de ma mère qui me murmure à l’oreille : « - Finis donc ce qu’il y a dans ton assiette ! » Je sors de la chambre, passe devant ses parents qui attendent toujours dans le couloir, vais prendre l’ascenseur qui décline lentement un par un les étages, traverse le hall, me retrouve à l’air libre… J'emporte son odeur avec moi.