Les hommes, les femmes et les enfants parcouraient paisiblement les plaines de l’Ogaden, aux confins de l’Ethiopie et de la Somalie, au gré des déambulations des troupeaux cherchant toujours de nouvelles pâtures.

Ce peuple avait un prince nommé Quorrax-Da, ce qui en swahili signifie : Soleil. Et soleil en effet il était, tant sa beauté éblouissait tous ceux qui l’approchaient.

Le jour où il fut en âge de se marier, le jeune homme se vit présenter par son père, la princesse Nihahsah de la province éloignée du Harrar.

Quand il la vit, Quorrax Da fut immédiatement séduit par le corps souple comme une liane, l’ovale parfait du visage et la pureté du regard. Il en tomba fou amoureux et accepta avec empressement de l’épouser.

Les noces donnèrent lieu à une fête somptueuse où tout le peuple fut convié, on sacrifia des dizaines de moutons et les agapes durèrent sept jours et sept nuits.

Les mois passèrent, la taille de la jeune femme s’arrondit et par un frais matin d’avril Nihahsah donna naissance à une petite fille qu’elle nomma Dalia, ce qui veut dire « douce est son âme ».

Le soleil s’était levé maintes fois sur les paysages ensoleillés de l’Ogaden, Dalia avait grandi et jamais sa douceur ne s’était démentie. De surcroit, elle était devenue très belle et malgré son jeune âge, tous les princes des environs rêvaient de l’avoir pour femme.

Mais pour l’heure, la petite fille ne se souciait pas de mariage. Quand elle avait terminé les leçons que sa mère lui dispensait avec assiduité et détermination, elle courait rejoindre Shermarke, le vieux sage un peu sorcier qui cheminait toujours à l’écart des autres.

Tout le monde le craignait, il ne parlait que rarement et personne, sinon Dalia ne parvenait à lui arracher un sourire.

Un jour que tous deux étaient assis sur une large pierre à contempler la lente descente du soleil derrière les hauts plateaux, la voix rauque de Shermarke se fit entendre.

¾ Dalia, tu es née avec un destin, un jour tu devras partir. Très loin, loin de ta terre, loin de ceux que tu aimes, mais où tu seras ; je serai. Pour te protéger.

En disant ces mots, Shermarke glissa une main sous un pan de sa djellaba et en ressortit un objet que Dalia n’identifia pas immédiatement.

¾ Tiens, prends et qu’elle ne te quitte jamais lui dit-il en lui tendant ce que

Dalia reconnut enfin comme étant une rose des sables.

La petite fille observa longuement la ravissante pierre si délicatement taillée qu’on eût dit une véritable fleur.

¾ Prends en soin, comme d’un talisman.

Dans les mois qui suivirent, les évènements donnèrent hélas raison au vieux sage.

Une terrible sècheresse s’abattit sur la région. Quorrax Da et son peuple durent aller toujours plus loin pour nourrir leurs troupeaux, l’herbe se faisait de plus en plus rare, la famine menaçait bêtes et  hommes.

Dalia avait quitté ses chers plateaux, désormais s’étendait à perte de vue une terre désolée, sèche et brune. Les yeux fixés sur cet horizon sinistre, Dalia avançait serrant dans sa main la rose des vents.

Comme si Quarrax Da et son peuple avaient déplu à quelque dieu vengeur, des bandes armées de pilleurs les dépouillèrent des maigres biens qui leur restaient.

Poursuivis, chassés de plus en plus loin, Quarrax Da et sa famille franchirent les frontières de l’Ethiopie et se retrouvèrent en Somalie, dans un camp où des milliers de déplacés tentaient de survivre.

            Nihahsah dont les forces avaient décliné au cours de ce harassant périple mourut du choléra quelques jours après son arrivée.

            Quarrax Da et Dalia furent plongés dans un profond désespoir. Mais le prince se ressaisit, il ne pouvait laisser sa fille dans ce camp, trop de dangers la menaçaient, il fallait l’éloigner de ce pays de désolation.

Un de ses cousins, diplomate en France l’avait maintes fois invité, il ne doutait pas un instant qu’il accueillerait sa fille avec bonté.

La séparation fut un déchirement pour l’un comme pour l’autre. Dalia resta le nez collé à  la vitre arrière de la voiture qui l’emportait loin du camp, jusqu’à ce que la silhouette de son père ne fût plus qu’un point minuscule, à peine plus gros qu’une tête d’épingle.

Le cousin qui avait promis de veiller sur elle était une personne affable mais très occupée, il partait tôt le matin pour son ambassade et revenait tard le soir.

C’était donc à sa femme que revenait la charge de s’occuper de Dalia.

Quand son mari lui avait appris qu’ils allaient devoir héberger pendant quelque temps la fille d’un de ses cousins, elle n’avait pas apprécié la nouvelle, elle avait objecté qu’elle avait déjà deux filles à éduquer, que l’appartement ne serait pas assez grand pour une cinquième personne, que cette enfant ne s’habituerait jamais aux rigueurs du climat parisien…. Rien n’y fit, elle dut céder devant l’entêtement du chef de famille.

Mais, réflexion faite,  cette femme qui alliait la méchanceté à la cupidité se dit qu’elle allait avoir à son service une petite servante qui ne lui couterait pas cher.

C’est ainsi que la pauvre Dalia se retrouva reléguée dans une chambre de bonne à peine éclairée par un étroit vasistas d’où elle ne voyait qu’un tout petit coin de ciel qui lui semblait perpétuellement gris.

Elle pleura beaucoup les premiers soirs mais petit à petit, harassée par les tâches innombrables qu’elle devait accomplir au cours de la journée, elle n’eut même plus la force de pleurer, à peine couchée, le poing resserré sur sa rose des sables, elle était happée par un sommeil pesant et sans rêves.

Levée à 6 heures pour préparer le petit déjeuner afin que ces demoiselles fussent prêtes quand le chauffeur venait les chercher pour les conduire à l’Institution Notre Dame de la Charité où elles suivaient une scolarité fort médiocre, Dalia enchainait ensuite toutes les corvées : le ménage, la cuisine, le repassage, jusqu’à onze heures le soir, à peine avait-elle quelques minutes dans la journée pour avaler quelques rogatons laissés par les maitres.

Pourtant, elle ne se plaignait jamais, quand parfois l’absence de son père et le mal du pays se faisaient sentir de façon plus aigüe, elle sortait sa rose des sables de sa cachette et la regardait. Le miroitement des cristaux suffisait à l’apaiser.

Un jour, les cousines rentrèrent toute excitées.

¾ Te rends-tu compte, disait l’une, le Bal des Débutantes !…

¾ Et nous sommes invitées, ajoutait l’autre.

Dalian qui ne comprenait pas cette soudaine frénésie leur demanda.

¾ Qu’est-ce que c’est, le bal des Débutantes ?

¾ C’est le bal le plus merveilleux de Paris, celui où sont rassemblées les plus

belles jeunes filles, lui répondit l’ainée.

¾ Et les plus beaux jeunes hommes, ajouta la cadette en pouffant de rire.

¾ Comme j’aimerais y aller ! soupira Dalia.

Les deux cousines la regardèrent interloquées. Comment la petite bonne à tout faire de la maison pouvait s’imaginer un seul instant être invitée au Bal des Débutantes ? L’idée était tellement saugrenue, qu’elles ne firent aucun commentaire, se contentant de hausser dédaigneusement les épaules.

Les jours qui suivirent cette invitation donnèrent lieu à une grande agitation. Il n’était plus question que de robes, de fourrures, de bijoux, de coiffures, de parfums.

Les lits, les chaises, les commodes, les sofas étaient encombrés d’un amoncèlement de tissus chatoyants d’où les cousines tiraient au hasard une pièce qu’elles s’empressaient d’essayer devant leur miroir.

¾ Celle-là me grossit.

¾ Celle-ci me donne mauvaise mine.

Dalia était sans cesse sollicitée pour donner son avis et elle se laissait gagner par cette joyeuse effervescence qui pourtant ne la concernait pas.

Quand le soir, elle regagnait fourbue sa chambrette sous les combles, elle se disait avec mélancolie que décidément, elle aurait bien aimé aller elle aussi, au Bal des Débutantes.

Alors, elle sortait de sous son matelas, sa rose des sables et elle lui racontait sa journée, sans omettre aucun détail, afin de faire revivre la délicieuse excitation qu’elle avait vécue par procuration.

            Enfin, le grand jour arriva. Les deux cousines laissant derrière elles les fragrances de parfums de grand prix s’engouffrèrent dans la longue limousine noire qui les attendait.

Par la fenêtre de la cuisine, Dalia suivit des yeux le plus longtemps possible la voiture qui avait pris part au ballet nocturne des véhicules qui sillonnaient la grande avenue.

Quand elle remonta dans sa chambre, elle laissa libre cours à sa tristesse. La rose des sables qu’elle serrait dans sa main, ne lui était ce soir d’aucune aide.

Comme elle s’apprêtait à se défaire de sa blouse de travail, elle sentit sur sa nuque un souffle chaud, ses cheveux se soulevèrent, une odeur de sable pénétra ses narines, elle avait tout à coup l’impression d’être transportée là-bas. Loin. Dans son pays. Une voix résonna à ses oreilles. Celle de Shermarke.

¾ Tu aimerais te rendre à ce bal, n’est-ce pas?

¾ Bien sûr, balbutia Dalia, mais je ne peux y aller, je n’ai aucune jolie toilette.

¾ Es-tu sure ? Ouvre ton armoire.

Dalia se précipita et ouvrit grand la porte du meuble. Elle n’en crut pas ses yeux quand elle découvrit, pendu sur un cintre, une robe somptueuse. On l’eût dit sortie des mains d’un créateur céleste. Les nuages du ciel africain semblaient en avoir tissé les fils et le soleil couchant quand il se mêle à l’ocre de la terre lui avait imprimé sa couleur.

Eblouie, Dalia revêtit la splendide parure, elle ne se reconnut pas dans l’image de  la belle silhouette que le miroir lui renvoya. Elle ressemblait tant à sa mère, qu’elle crut un instant que la belle princesse Nihashah était revenue du royaume des ténèbres. A cette évocation, une larme coula le long de sa joue, suivit le cou fin et délié et se lova au creux de sa gorge, se transformant en un lumineux diamant.

Dalia s’arracha à la contemplation de son image et se mit à courir vers la porte quand une voix la rappela.

¾ Où vas-tu ainsi, ma belle princesse aux pieds nus ?

Confuse, Dalia se rendit compte que dans sa précipitation, elle avait oublié de chausser les ravissants escarpins qui l’attendaient en bas de l’armoire.

            Comme elle s’apprêtait à refermer doucement la porte derrière elle, une pensée affreuse l’arrêta. Comment allait-elle se rendre à ce bal, elle qui ne connaissait de la ville que la rue où elle faisait les courses une fois par semaine ?

            Mais la voix qu’elle avait déjà entendue lui enleva toutes ses craintes.

¾ Ne t’inquiète pas, tu es attendue. Je souhaite que tu profites de cette soirée,

cependant, j’y mets une condition : tu dois être rentrée aux douze coups de minuit, si tu t’attardes, tu retrouveras sur le champ ta tenue de servante et tu seras la risée de toute l’assemblée.

            Dalia avait à peine écouté, qu’elle était déjà dehors où une longue limousine blanche l’attendait, le chauffeur qui lui ouvrit la porte lui sourit d’un air sibyllin. Il lui rappela Shermarke.

            Quand elle entra dans la salle de bal, le temps suspendit son vol, tous les regards convergèrent vers cette jeune femme d’une si éblouissante beauté.

            Qu’elle fût noire souleva moins de questions que : mais qui est-elle ?

Hypothèses et ragots alimentèrent les conversations de la gente féminine. Quant aux hommes, c’est parce qu’ils étaient bien élevés et de bonnes familles qu’ils ne se battirent point tant ils se disputèrent avec acharnement l’honneur de danser avec elle.

L’un d’entre eux fut particulièrement assidu, il s’agissait du jeune prince Hongrois, Lazlo de Nagy-Bosca qui, au grand dam de ses nombreuses admiratrices, lui fit la cour pendant toute la soirée.

Dalia ne fut pas insensible au charme du beau Lazlo et elle déclina avec grâce toutes les invitations  pour avoir le plaisir de se retrouver dans les bras du jeune homme.

Elle faillit ne pas entendre Notre Dame de Paris égrener les heures tant elle s’était laissée emportée par la musique de Louis Prima. Quand dans une fraction de secondes, elle réalisa qu’il était minuit, elle abandonna derechef son cavalier et courut dans l’escalier, elle sentit qu’un de ses escarpins quittait son pied, mais elle n’en eut cure, il lui fallait au plus vite être dehors.

Elle avait parcouru quelques mètres quand elle se retourna. Son beau Prince, immobile sur le trottoir, son escarpin dans la main, semblait la chercher.

Lui ne vit, dans la lueur des lampadaires, qu’une mince silhouette vêtue d’une blouse bleue qui s’éloignait à pas pressés.

Une femme de ménage, sans doute.

Le lendemain, à la maison, il ne fut question que de cette perle noire qui avait fait son apparition au Bal des Débutantes.

Les cousines se perdaient en supputations.

¾ C’est surement une princesse

¾ Ou même une reine.

Dalia les écoutait babiller jusqu’au moment où l’une d’entre elles s’adressant à sa sœur lui dit.

¾ Tu as vu comme le Prince Lazlo la regardait. Il parait qu’il l’a cherchée

toute la nuit, il était fou d’angoisse à l’idée de ne jamais la revoir et il proclame à qui veut l’entendre que c’est la femme de sa vie et qu’il veut l’épouser.

¾ Oui, dit l’autre et sais-tu  qu’il va se rendre en personne chez toutes les

jeunes filles présentes au bal pour leur faire essayer la chaussure que la belle inconnue a perdue dans sa fuite ?

Quelques jours plus tard, le Prince Lazlo se présenta pour les essais au domicile des cousines mais les deux sœurs avaient toutes deux le pied bien trop grand et malgré leurs efforts, sauf à les amputer des orteils, il ne leur fut pas possible de chausser le petit soulier.

            Dalia les regardait en souriant et comme Lazlo s’apprêtait à repartir, elle murmura d’une voix douce.

¾ Je peux moi aussi ?

Lazlo la regarda, un brin interloqué et répondit.

¾ Pourquoi pas ?

Dalia s’avança alors vers Lazlo, elle saisit l’escarpin et le chaussa. Les deux sœurs ne purent s’empêcher de porter leur main à la bouche tant leur surprise était grande.

L’escarpin chaussait si bien  Dalia qu’il semblait lui avoir été moulé sur le pied.

            Profitant de l’ébahissement général, elle s’éclipsa dans sa chambre et revint quelques minutes plus tard, revêtue de sa robe de bal et parée du précieux diamant.

            Ses deux cousines reconnurent immédiatement la belle inconnue du Bal et Lazlo retomba instantanément sous son charme.

            Le Prince tint sa promesse et un mois plus tard, le mariage donna lieu à une somptueuse cérémonie. Dalia reçut en mariage le plus beau des cadeaux : la présence de son père que Lazlo, dans le plus grand secret, avait fait venir de Somalie.