c’était à un de ces déjeuners du dimanche, un peu formel entre anciens du lycée. Nous étions tous mariés, des enfants autour de nous, et je tenais la dernière née, ma première, Clea, sur mes genoux.

Alain, qui nous recevait, faisait le tour des perdus de vue.

« -Tiens,  dit-il en s’adressant à moi, devine qui on a croisé en vacances ? »

Je ne répondis rien, le fait même qu’il me pose la question me ramenant à ces jours au lycée, et vers celui dont il allait immanquablement prononcer le nom.

« -Laurent !  On l’a vu avec sa femme, dans un restaurant de Nice. Il habite Genève, figure toi. »

« -Ah, bon ? Qu’est ce qu’il devient ? » J’essayais de prendre un air détaché, je venais de mettre Clea au sein, le plus discrètement possible en allant m’asseoir sur un canapé du salon. Jérôme était à mes cotés, les autres étaient restés à table.

« -Ecoute, il est banquier, il a trois enfants, il est marié avec une suissesse, ou suisse, je ne sais pas ce qui se dit… »

Est-ce qu’il a changé, à quoi ressemble-t-elle, avait-il l’air heureux ? Je ne pouvais poser aucune de ces questions. Je sentais sur moi le regard de Jérôme, et la simple évocation de l’existence de Laurent avait suffi à m’emballer d’une gêne que j’avais du mal à dissimuler.

« -J’ai pris ses coordonnées, poursuivait Alain, je te les passe si tu veux… »

Je ne dis rien, ou je me dis que je n’avais pas le temps de toute façon, et puis pour quoi faire ? Je me sentais rougir des cheveux à la pointe des seins, je ne regardais que Clea, pourquoi fallait-il qu’Alain me parle maintenant de Laurent alors que tout semblait s’arranger dans ma vie ?

J’avais rencontré Laurent au lycée, donc. J’étais à l’époque la fille transparente, personne n’aurait parié sur ce que j’allais devenir. Laurent était lui, le garçon en vogue, celui qui a tous les amis branchés, connaît le prénom des serveurs dans les bars, et les références du moment. Je ne comprenais pas ce qu’il me trouvait, il était amoureux, ses amis me considéraient comme un poussin hybride dont il se serait entiché.

Laurent était drôle et décalé, (comment pouvait-il être devenu banquier ?), il avait vu en moi ce que personne ne voyait, il m’avait donné le gout d’analyser ce monde. Il était exigeant, possessif et voulait plus de moi que ce que je pouvais donner. Il avait quitté le lycée bien avant moi, je restais en province chez mes parents, il arpentait Paris. Il voulait que je le rejoigne, que je vive amplement, j’avais préféré la sagesse des études.

Laurent était bien sûr mon premier amant, mon premier amour. Je ne le savais pas, je n’avais jamais aimé, je ne m’intéressais pas aux  garçons, je pensais que tous seraient pareils. Dès que j’avais eu d’autres relations, je m’étais rendue compte de mon erreur. Celui-là était spécial, m’avait aimée d’un amour unique et c’était trop tard, j’avais sabordé l’histoire à coups de « pourquoi moi ? » Je n’y avais jamais cru assez, ce n’était pas possible que ce garçon-là soit amoureux de moi.

 

La plupart des gens pensent qu’être célèbre rend forcément heureux. Moi pas. J’ai toujours cru que ma carrière d’humoriste finirait brusquement comme elle avait commencé. Que tous finiraient par se rendre compte qu’en fait, je ne suis pas drôle du tout. J’ai commencé à faire rire parce que je me trouvais tellement insipide que l’humour était ma seule arme pour que les autres me regardent. La célébrité ne m’a apporté au départ que des ennuis. Je me suis enivrée dans le regard des autres, pour oublier la transparence de mon adolescence. J’ai passé des soirées et des nuits avec des inconnus, qui se moquaient bien de savoir qui j’étais réellement au-delà de mon nom de scène. Je n’étais rien de toute façon, juste ce personnage que je m’étais créé, Sophie, toujours vêtue de noir avec une fleur rouge. Mes amours étaient désastreuses, cela faisait de nouveaux sketchs, et des ventes pour Voilà. J’avais gardé peu de vrais amis, quelques anciens du lycée justement, qui arrivaient encore à me voir simplement pour moi, sans attendre que j’anime la soirée. Je repensais souvent à Laurent, à ce qu’il m’aurait apporté dans mon univers faste, serait-il fier de moi, savait-il qui j’étais ?

J’avais 38 ans quand j’ai rencontré Jérôme, qui semblait bizarrement s’intéresser plus à ma vie qu’à ma célébrité. Il m’avait calmée, nous avions fait Clea. Alors que Laurent m’avait ouverte au monde et révélée au jour, Jérôme maintenant me permettait de retrouver mon ombre, m’autorisait à me couper du monde pour construire le mien.

 

Ce n’était pas le moment de prendre le numéro de Laurent.

 

Un an après ce déjeuner, je croisais Laurent dans notre ville natale. J’avais disparu des médias, ma grossesse, l’envie de me faire oublier. Je pouvais à nouveau faire des courses de Noel comme les autres, je ne portais jamais de noir pour ne pas permettre aux passants de faire le lien, j’avais laissé repousser mes cheveux, je voulais trouver une autre voie.

Laurent, lui, m’a reconnue. Il a reconnu l’adolescente du lycée, pas l’humoriste des plateaux télé.

-          Michèle ? m’a-t-il interpellée en point d’interrogation lorsque je suis passée à coté de lui.

-          Laurent ! (ne pas rougir, ne pas rougir…)

J’étais contente de le voir, il avait changé, pris modérément l’embonpoint de son père à son âge.

Nous commençâmes à nous raconter nos vies, j’étais donc à l’époque devenue mère au foyer, mais lui dis avoir travaillé dans les médias avant. Il était bien banquier à Genève, de passage pour les fêtes, sa famille le rejoindrait ce soir. Nous dansions d’un pied sur l’autre pour nous réchauffer, nous ne trouvions rien que de banal à nous dire, j’aurais voulu lui poser des questions d’importance, mais pas si brusquement. Nous venions juste de décider d’aller boire un chocolat, lorsqu’un premier passant s’est arrêté à notre hauteur.

« -Excusez-moi, vous ne seriez pas…, euh, comment-déjà. Vous savez, elle faisait des sketches…je savais bien qu’elle était d’ici ; ils l’ont dit à la télé. »

Il me parlait de moi comme si j’étais une autre, d’ailleurs c’était vrai.

Sans me laisser le temps de répondre, il interpella ses amis, restés une peu en retrait, leur demandant comment je m’appelais déjà, celle qui avait la robe noire et la fleur rouge, ah oui Sophie !

Ils s’approchèrent de nous, je laissais faire un temps sans rien dire, puis j’avouais et signais quelques autographes en échange de leur silence. Mais c’était trop tard, il y avait eu attroupement, d’autres venaient voir. Laurent me regardait avec étonnement et amusement me débattre toute seule.  Nous fîmes quelques pas vers le café, mais on voyait que les buveurs attablés nous regardaient déjà avec curiosité derrière la vitre, attendant notre entrée en chuchotant.

« -Alors comme ça, tu es célèbre ?

-Je pensais que c’était passé, ça fait longtemps. Ecoute, je regrette, j’aurai bien voulu discuter avec toi, mais je ne sais pas si ça va être possible d’avoir une vraie conversation.

-Je loge chez mes parents, tu te rappelles, ils habitent tout près. Si tu veux, on va prendre un chocolat chez eux, personne ne t’y embêtera. Et tu me raconteras qui est cette Sophie en robe noire à fleur rouge.

-Bonne idée. En plus ça me fera plaisir de revoir tes parents, si tu es sûr que ça ne les dérange pas.

-Ils ne sont pas là pour l’instant, mais ils devraient revenir en fin d’après midi. »

 

Je n’avais pas sitôt franchi la porte de l’immeuble que je sentais avoir fait une erreur. Tout ici me renvoyait au Laurent de mon adolescence. Moi qui avais accepté l’idée d’un chocolat en famille, je me retrouvais dans l’endroit où j’avais perdu ma virginité, en la seule compagnie du responsable des faits. Lui ne voyait surement pas cet appartement avec ces yeux, moi je n’étais pas revenue depuis l’adolescence et l’évocation du lieu me rendait muette et gênée. J’avais l’impression de me retrouver à nouveau en sous vêtements, empruntée et pressée d’en finir.

Laurent ne semblait rien voir de mon embarras. Je l’accompagnais dans la cuisine pendant qu’il préparait le chocolat et puisais dans la réserve de biscuits de Noel traditionnels dont sa mère avait préparé des kilos.

J’essayais de regarder Laurent tel qu’il était maintenant, de ne pas calquer sur lui cet adolescent dont le souvenir me revenait chaque fois qu’une de mes relations amoureuses battait de l’aile. Je savais que ces réminiscences avaient peu à voir avec lui, au fond. N’empêche, je me sentais en posture d’infériorité. Je ne voulais pas qu’il devine avoir été l’objet de toutes ces pensées compliquées. Je ne pouvais même pas dire si l’homme versant le cacao dans le lait chaud provoquait en moi une once de désir. Mais celui qu’il avait été, oui, et rien que pour cela, j’aurai voulu être ailleurs ou être dans ses bras. Ah, non, penser à autre chose.

Je l’interrogeai sur sa famille, mais au fond peu m’importait le nombre de ses enfants ; je voulais juste savoir s’il était heureux ou pas, s’il pensait à moi parfois, si j’avais compté pour lui comme il avait compté pour moi.  Au fil des années, Laurent était devenu pour moi la référence de l’homme, l’étalon du possible. Pas tant pour son rôle de premier amant, mais pour cette confiance qu’il m’avait donnée en moi, à une époque où, à mes yeux, je ne valais pas grand-chose.

Il me fit un peu parler de cette autre moi que les autres connaissaient, ma carrière en Sophie. Nous nous installâmes au salon, je n’osais m’asseoir à coté de lui, je racontais les choses d’une façon détachée. Puis il me demanda pourquoi je voulais arrêter.

Quelque chose en moi ne pouvait pas mentir là-dessus. Aux inconnus et aux lointains, je parlais de fatigue et de lassitude, d’envie de vie de famille. A Laurent, je ne pouvais que dire la réalité.

Il m’avait fallu beaucoup de temps pour comprendre que me ridiculiser sur scène en échange d’une certaine célébrité n’était pas bon pour moi. Je ne pouvais être drôle que dans une estime de moi minable. Jérôme m’avait aidée à prendre conscience que je préférais m’aimer, et être aimée pour moi. J’avais choisi entre carrière et mal-être.

Laurent ne comprenait pas. Il se penchait en avant, les coudes sur les genoux, le corps tendu vers moi, et agitait les mains en me posant toutes ces questions sur mes aspirations. La conversation avait définitivement pris un tour moins circonspect. Je lui racontais un peu plus les perditions de Sophie, et le sentiment d’être insignifiante qui m’avait amenée à construire ce personnage. Comment cela avait commencé, ce qui me ramena à mon adolescence. La réalité, c’est que j’avais essayé de retrouver dans mon public le regard bienveillant de Laurent, peut-être le seul qui m’ait valorisée jusque-là. Je ne me l’étais jamais dit de cette façon, mais cela m’apparut brusquement dans ce salon désuet, sous le feu des questions incrédules de Laurent. Dans l’élan de mes réponses, je le lui dis sans réfléchir. Le regrettant immédiatement, je noyais ensuite cette information sous diverses autres phrases sans importance.

Mais à la pause suivante de ma logorrhée, une gorgée de chocolat, Laurent me dit
«  Peut-être que moi, je suis devenu banquier de mon coté, un banquier suisse dans la plus pure norme de ce qui se fait, pour compenser le fait que tu m’ais rejeté. »

Ce à quoi je ne répondis rien. Comment lui expliquer qu’il avait eu le malheur d’être là trop tôt, que je m’étais mordu les doigts cent fois depuis de mon incapacité à accepter son amour et à le vivre. Que j’essayais de le faire maintenant, avec quelqu'un d’autre. Mais que je pensais toujours à lui. Un silence s’installa pendant que je considérais à quel point la communication est un art difficile, quand on se soucie de ce qu’on peut dire ou non.

Je tournais ma cuillère dans mon chocolat vide, en pestant contre moi. Je finis par relever les yeux pour le regarder, il m’observait en souriant.

Je lâchais « j’étais trop petite » je voulais dire trop jeune, mais aussi, je me trouvais si petite quand il me voyait grandiose.

Laurent se leva, me prit la tasse vide des mains, et me fit cette réponse  elliptique : « Heureusement, on est grands maintenant ».

Des voix s’arrêtèrent  sur le palier, Laurent posa sa main sur mon épaule et la serra, comme un regret ou un encouragement, puis la porte de l’appartement s’ouvrit sur ses parents.

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PS: Mais qui est Michèle I ? Vous le saurez quand les masques tomberont, soit le 30 janvier, à moins que l'atelier ne joue les prolongations...