Toujours un petit hochement de tête et un sourire en filigrane à chaque fois que nous nous croisions sur le palier.

Une ombre portée se faufilant contre le mur chaque soir entre 17H30 et 18heures, son éternelle demi-baguette à la main. Quand je l’apercevais à 18H30, je me disais : « tiens, la petite dame d’à côté a fait ses courses aujourd’hui ». Un petit bruit furtif, un glissement m’indiquaient, mieux qu’une horloge, l’heure de mon goûter. Tardif, Certes, mais, dans ma chambre sous les toits, je préparais ma thèse et laissais souvent le temps filer, le nez dans ma documentation. Le retour de ma voisine me ramenait à des réalités digestives bien agréables. Enfin, une pause, grâce à elle. Je suis sûre qu’elle ne le sut jamais !

 

A l’époque, du haut de mes vingt cinq ans, je toisais le monde, forte de mon brillant cursus universitaire en droit administratif. J’avais choisi en sujet de thèse : « l’Organisation de l’état dans les pays d’Afrique noire ». Mes amis Ivoiriens et Burkinabés m’avaient permis de rencontrer certains de leurs congénères dans les hautes sphères des institutions de leur pays. J’étais gonflée de mon expérience, persuadée d’avoir tout vu de l’Afrique, convaincue d’être imbattable sur ses dysfonctionnements et résolue à proposer dans mon ouvrage LES solutions les meilleures pour sortir de l’insécurité et de la corruption. Un tribun en ballerines Repetto.

 

J’avais donc pris l’habitude de travailler à partir de 14 heures, jusque dans la nuit, me couchant très tard, parfois même au petit matin. J’aimais ces heures de silence épais et tranquille, bien après le « dormez brave gens » du couvre-feu ; ma concentration en était décuplée, mes sens multipliés et ma vivacité exacerbée.

 

Ma voisine, quant à elle, semblait avoir une vie aussi grise que sa jupe crayon ou plissée selon les jours. Je n’enviais pas sa condition, l’imaginant avec la marque des contours de sa chaise quand enfin elle se levait de son bureau bien rangé. Toutes les piles en ordre, les chemises classées par couleur. Un sans faute professionnel, pour sûr, mais qui me paraissait franchement de mauvais goût. Je rêvais d’une administration plus fantaisiste, souriante et moderne.

 

Le samedi soir, en général, je sortais avec mes copains, on allait boire des verres à la Bastille, on se retrouvait en bande. On formait un vrai melting-pot : Maghrébins, Africains, Sud-Américains et, bien sûr, quelques Européens, l’ONU n’avait qu’à aller se rhabiller ! Certains se saoulaient au jus de fruit ou au Coca, d’autres étanchaient leur soif à la bière, pas trop chère pour nos bourses de boursiers internationaux.

 

Une nuit où j’avais un peu trop enchaîné les pintes de Guiness, je rentrai, m’efforçant de marcher sur la pointe des pieds. Je ne tenais pas à réveiller l’immeuble, au septième, on entendait tous les bruits environnants. Pas moyen de faire pipi sans en avertir la voisine !

Affairée à marcher le plus droit possible, je fus néanmoins attirée par un papier sur les tomettes du palier. Me penchant au risque de perdre mon précaire équilibre, je le ramassai et, ayant finalement réussi à ouvrir ma porte, le jetai négligemment sur ma table de travail, avant de m’affaler au plus vite sur le lit qui me tendait les bras.

Inutile de dire que la nuit fut sombre et profonde, mon éthylisme étant un puissant somnifère. J’émergeai tard dans la matinée ou plutôt le début d’après-midi, les intestins vrillés par la faim.

Une tasse de café à la main (cadeau de ma Maman), j’avisai ce fameux carton ; en fait, c’était une carte d’accès, nominative. L’en-tête me surprit : Ministère de l’Intérieur. La photo montrait la tronche peu amène de…ma voisine !!

Ça alors, elle travaillait de plus au service du recouvrement des amendes ! Finalement, ça lui allait comme un gant, elle devait jouir en secret de relancer les petits malfrats ordinaires coupables de se garer au gré de leurs envies. Un vrai défouloir pour vierge esseulée ! Il faut dire que je n’étais pas tendre envers « les autres », ces étrangères, les « enchaînées au monde du labeur »…Et puis, elle m’agaçait avec ses airs de Madone, contrite et pieuse, s’excusant d’exister ! Moi, je riais, je souriais à mon avenir, aux grandes œuvres que je ne manquerais pas d’apporter au monde du futur, au développement du continent africain, en toute humilité…

 

Quelque temps plus tard, décidant de ranger les papiers épars qui encombraient mon bureau, je découvris la fameuse carte dissimulée sous les feuillets. Zut, il fallait que je rende au plus vite ce document à sa propriétaire, elle s’était peut-être fait un sang d’encre ! Ayant entendu ses pas à travers la cloison, j’attendis cinq minutes puis frappai doucement. Après un temps qui me parut interminable, la porte s’entrouvrit enfin et je vis la mine renfrognée me toiser sans complaisance. Je bredouillai pour lui expliquer ce que j’avais ramassé, que je pensais que ça lui appartenait, que j’étais confuse de la déranger et Bla bla bla… La commissure de ses lèvres ébaucha un mouvement subtil vers le haut.

 

- Merci, je m’en suis fait faire une autre, je croyais l’avoir égarée dans la rue.

- Je vous en prie, c’est normal

- Bonsoir

- Bonsoir

 

Sur ces entrefaites, je regagnai mon studio attenant. J’étais en colère de sa réaction, j’avais espéré qu’elle se répandrait en remerciements, avec force émotion. J’en étais pour mes frais.

 

 

Je repartis les jours suivants dans mon intense bouillonnement intellectuel, m’abrutissant de travail et noircissant les pages, car l’échéance de la thèse approchait.

Je m’offris néanmoins une soirée avec mes potes pour décompresser, nous étions quasi tous dans le même état de stress. La fête se prolongea jusque cinq heures du matin, nous avions refait le monde en quelques heures. Je mis un peu d’ordre avant de me coucher, je n’avais pas envie de me trouver nez à nez avec des cadavres de bouteille à mon réveil.

 

Soudain, j’entendis un petit bruit inhabituel venant du couloir, comme si une souris en escarpins avait voulu traverser à pas menus. Je retournai à mes occupations en repensant à Mano qui m’avait fait rire toute la soirée. Dans un élan de propreté, je décidai ensuite de descendre les poubelles. Dehors, mon regard fut attiré par une tache rouge insolite ; je tournai la tête et…vit devant la porte de ma voisine une paire de sandales rouge vif pailletées, juchées sur des talons vertigineux, avec lesquelles je n’aurais pas même pu faire un pas !! Stupéfaite et intriguée, je vaquai comme prévu puis regagnai les bras de Morphée sans chercher la solution à cette énigme.

 

Vers dix heures, levée mâtine pour une fois car mon mémoire n’attendait pas, je m’enquis d’aller voir ce qu’il se passait chez ma voisine, qui ne lassait pas de me surprendre.

Une nouvelle fois je frappai, le cœur battant ; je redoutais son accueil glacial. La porte s’ouvrit quelques instants plus tard, et je me trouvai face à une « créature » fardée comme un travesti de chez Michou, mal démaquillée, le rimmel dégoulinant sur ses paupières lourdes du manque de sommeil ou de l’abus de substances dangereuses pour la santé……

Je lui tendis sans un mot les incroyables chaussures qu’elle attrapa vivement sans excuse, refermant la porte sèchement. J’avais eu le temps d’apercevoir au sol derrière elle un grand tissu noir brillant……

 

J’étais abasourdie, ma morale de provinciale exilée à Paris n’imaginait pas ce genre de décalages, de télescopages sociaux ; de tels personnages ne faisaient pas partie de mon manuel de savoir-vivre.

 

J’en parlais à mes copains, qui s’esclaffèrent en voyant ma tête lorsque je leur racontai ma mésaventure.

 

Je ne revis plus ma voisine, qui se faisait de plus en plus discrète. Plongée dans mes bouquins, je reléguai cet épisode au fond de mon inconscient. La réalité me sauta au visage un matin vers huit heures. Cette fois, ce fut un bruit de bottes, on aurait dit une armée, qui m’éveilla en sursaut, m’extirpant d’un rêve plutôt paisible. Du fracas, des cris, une porte qui claque. Que se passait-il ?

 

Hirsute et affolée, je sortis sur le palier et me cognai sur l’imposante stature bleue et rouge d’un pompier quittant le studio de ma voisine !..... Ils étaient plusieurs à s’affairer dans le petit espace. Je les vis ensuite sortir avec un brancard recouvert d’un drap d’aluminium rutilant comme leur casque et …mettre les scellés sur la porte de mon insondable voisine. La boule dans ma gorge grossissait au fur et à mesure, j’étais en plein cauchemar.

 

Ma soutenance de thèse fut une totale réussite, mes parents s’étaient déplacés, je vis leurs yeux briller d’admiration à l’annonce du résultat. Je restai encore quinze jours à Paris, le temps de liquider ma location et de boire les verres des congratulations avec les copains.

 

En quittant mon appartement, je regardai une dernière fois, avec un peu d’effroi après-coup, la porte  cachetée de cire, encore sous le choc des événements.

 

Le commissaire qui me convoqua pour témoigner me donna la clé de ce mystère opaque et inquiétant.

En fait, ma voisine s’adonnait au sado-masochisme et allait dans des clubs spécialisés plusieurs soirs par semaine, d’où les improbables sandales échouées devant sa porte, qu’elle avait dû oublier en ouvrant. Le tissu noir brillant s’avérait être des vêtements et toute une panoplie en latex à usage sexuel. Or, cette fameuse nuit où je devais dormir si profondément que mes rêves prirent toute la place, elle fut suivie par un de ses esclaves habituels. Le commissaire ne sut pas si ce dernier l’avait obligée à le faire entrer ou si elle l’y avait invité. Toujours est-il qu’il ne reçut sans doute pas l’accueil qu’il souhaitait car c’est dans une mare de sang que les pompiers la découvrirent, alertés par la gardienne qui était montée passer le balai vers sept heures et demie. Une tache épaisse et sombre coulant sous le bois avait provoqué sa panique ; la brave femme étant férue de romans policiers qu’elle dévorait derrière sa fenêtre sur cour, son imagination était foisonnante. Ce jour-là, elle avait eu le nez !.......

 

Ainsi donc, ma voisine, si grise et rangée, non contente de défouler son agressivité sur les contrevenants aux lois de la circulation, se transformait en maîtresse brutale et dominatrice dans le monde interlope de la nuit !!! C’était trop fort pour mon entendement d’alors !

 

Depuis ce temps, j’ai appris deux choses essentielles :

 

L’Afrique Noire peut finalement se passer de moi pour poursuivre son développement;

Il ne faut jamais se fier aux apparences car…Une voisine peut en cacher une autre !

 

Et vous savez quoi ? Je travaille à l’institut de criminologie et j’enseigne aux futurs dignitaires de…la Brigade des Mœurs !