Non pas au déluge, trop convenu, mais aux grands hivers de notre histoire.

L’ombre se répand, la calotte polaire assiège les continents, confisque les eaux, éteint les fleuves.

 Assoiffée, la mer se retire un peu partout, entraînant ce qu’elle peut des terres qu’elle abandonne.

Pour la Gironde, c’est la débâcle des eaux, le règne des marées basses.

Au Nord, dans les hautes terres de Saintonge, son niveau s’effondre, le littoral est en fuite.

De ne pas retenir la ferveur océane, des falaises vont mourir. Aujourd’hui encore, il n’en reste plus que des cicatrices calcifiées.

 

Menacées d’asphyxie les baleines se réfugient au large. Leur mémoire collective le sait bien, le redoux peut se faire attendre des millions d’années.

Tous les peuples qui perdurent convertissent leur passé en légendes. Les plus porteuses d’espoir sont celles d’un retour.

L’année prochaine en Gironde est un rêve de baleine.

 

Un long hiver est passé. L’estuaire nouveau a  retrouvé les eaux jumelles de ses fleuves. Avec leurs alluvions, il s’est construit des îles. Tout en se protégeant, il a redessiné ses rives. Entre vignes et marais, il a refait sa vie.

Au rythme des marées, la mer insinue dans sa bouche une langue de sel.

On dirait le bonheur.

 

La sagesse des baleines observe de loin mais conserve le souvenir d’un age d’or où elles venaient s’ébattre.

La plus hardie n’y résiste pas — la plus hardie ou la plus folle, quelle différence ?

Elle se hasarde.

C’est une baleine noire, comme ses sœurs de l'Atlantique, mais elle a l’inconscience d’avoir les yeux bleus et de croire à ce que racontent les anciennes.

Bientôt elle se reconnaît là où elle n’est jamais venue.

Son ventre effleure le vasard.

C’est doux.

Elle va bientôt nager dans la même ivresse que les conquérants d’un Himalaya.

La marée montante la porte si haut qu’elle peut voir les hommes.

Elle en perdra le souffle.

Ils ressemblent à ces capitaines Crochet des bateaux pirates, mais leurs embarcations sont dérisoires, de même que leur taille comparée à celle de la rêveuse.

 

Elle sera pourtant « adroitement amarinée » comme ils diront dans leur chronique, photo à l’appui, prise à marée basse lorsqu’ils s’approcheront pour la mettre aux enchères, elle et son rêve.

 

Un rêve de qui se meurt est toujours à vendre.

Quarante pied de long sur quinze de circonférence vont mourir peu après l'adjudication publique

Le reste appartient au jargon des hommes tel que rapporté dans les colonnes de l’Estuarien. Nous en extrayons, pour l’exemple, quelques considérants :

 

‘Considérant… que la stase de cet animal aidée de la force des rayons solaires qui ont constamment et continuellement dardé dessus ont occasionné très précipitamment sa putréfaction.’

‘Considérant…une émanation si infecte que nous avons jugé conjointement que ladite émanation ne pouvait manquer d’altérer la salubrité publique…’

‘Nous l'avons fait enfouir et couvrir de terre, dans la conche où nous l’avions fait hâler par les susnommés par nous requis...’

 

J’ai lu que d’autres hommes en d’autres lieux avaient trouvé plus expéditif de dynamiter ces fourvoyées.

Mais plus je lis leurs fossoyeurs et plus j’aime les baleines.

Plus je comprends la désespérance de leurs sectes et leurs suicides collectifs.

Plus j’admire la fierté de celles qui, après s’être échouées, on fait le choix de s’exploser elles-mêmes, comme on a pu l’observer en de lointains rivages.

 

Les baleines vivent dans la mer sans être des poissons. Là est leur drame. Il ressemble au nôtre, nous qui traînons ce manque de n'être pas des dieux.

Alors elles développent d’étranges mythologies.

Les plus naïves se prennent pour des bateaux.

Les plus sereines se vivent entre l’amour des étoiles et celui des hauts fonds.

Les plus tourmentées vivent le même partage. Simplement, elles le vivent mal.

Les plus mystiques enfin – à les deviner, on comprend mieux les hommes –, les plus mystiques ont gardé la vision nostalgique d’un paradis marin, grand bassin où elles pouvaient s’ébattre dans une félicité originelle.

Entendez-les : « Nous y retournerons mes sœurs et nous vivrons là-bas l’éternité qui nous est promise auprès du Grand Mammifère Terrestre… »

Et les baleines chanteuses d’entonner leurs alléluias.L’année prochaine en Gironde est un rêve que je partage avec les baleines aux yeux bleus.

 

Car j’ai reçu en héritage ce lieu de leur mémoire.