La particularité de cette maison, c’est son isolement. Non qu’elle ne soit agréable, au contraire elle a tout pour plaire. 

 

Vaste, claire, de belles pièces, dont les fenêtres donnent sur la vallée et sur la ville que l’on aperçoit entre les branches. Elle se situe à l’extérieur du village à cent mètres de la dernière maison.

 

- C’est qu’en ces mois d’après guerre il n’a pas été facile de se loger, leur raconte la grand-mère maternelle qui vit avec eux

- Il y a toutes ces personnes déplacées et toutes ces destructions, et puis vous êtes quatre enfants.

- Vous savez, beaucoup de familles s’installent en attendant des jours meilleurs, dans des maisons vides dont les propriétaires ne sont pas encore revenus…

Elle dit cela en hochant la tête d’un air entendu.

 

La maison est prés de la route, mais sur l’arrière, les fenêtres s’ouvrent sur un vaste jardin. L’absence d’entretien pendant ces années d’hostilités a permis aux plantes de se donner du bon temps. Les allées ont été dévorées par l’herbe, les rosiers pris des proportions qui les rendent magnifiques, les buis perdu leur conditionnement traditionnel, même les haies se sont prises au jeu  faisant de ce jardin un écrin coupé du monde, formant de larges écrans entre ici et ailleurs. En ce début d’automne l’ensemble se pare de couleurs chaudes oscillant du brun à l’écarlate, un vrai tableau du Douanier Rousseau.

La cour est pleine de chats, ils ont profité de cette longue période de solitude pour prospérer et coloniser les lieux.

On se croirait dans le jardin d’Eden… Heureusement qu’il y a l’agitation des enfants pour que la vie ait ici droit de cité.

 

Leurs jeux et leurs rires n’empêchent toutefois pas que l’ensemble soit fort calme… Et si par hasard quelqu'un sonne à la grille, la petite bonne embauchée dans le village ne manque pas de respecter la consigne en annonçant :

 

-          Monsieur est à son travail, et Madame ne reçoit pas, elle a la migraine !!!

 

C’est pourquoi les enfants doivent jouer dans le jardin.

 

De la fin de la guerre, les enfants sont informés, ils ont entendu les derniers bombardements qui ont secoué la région, assisté aux manifestations de joie, vu les gens  courir dans les rues, s’embrassant et dansant au son d’une musique improvisée par tout ce que le quartier comptait comme musiciens ou prétendus tels, tandis que les cloches carillonnaient à la volée !

 

C’est à ce moment que la famille a déménagé !!!

 

La grand-mère leur explique que leur père a dû changer de travail, qu’eux-mêmes et leur mère avaient besoin de silence, qu’ici tout le monde serait au calme et que leur Maman pourrait se reposer.

 

Les deux aînés aimeraient bien aller rejoindre les enfants qu’ils entendent passer dans la rue, ils font des courses sur d’antiques bécanes, mais de cela il ne fut jamais question.

 

-          Vous n’avez pas de vélos, vous pourriez vous blesser, on ne connaît même pas leurs parents.

 

Enfin, tous prétextes qui leurs permettent d’opposer une fin de non recevoir.

 

Il semble que le moment ne soit pas encor arrivé, que l’on attende un signal venu de quelque part…

 

Aux enfants on explique que Papa part tous les matins à son travail… Et que même prochainement il devra monter à Paris pour quelques jours…

 

Les parents en parlent à voix basse, mais si pour une raison ou une autre l’un des enfants s’approche d’eux, ils se mettent à rire et à échanger des plaisanteries « Tu es tout de même verni de monter à Paris, depuis toutes ces années que nous n’y sommes allés »

 

Un matin ce furent deux gendarmes qui frappèrent à la porte, ils avaient sauté la phase de la cloche du portail… Comble d’incongruité dans ce monde très ordonné.

 

Képi sur la tête, ils sont chaussés de bottes de cuir noir, un énorme révolver pendant au ceinturon, ils font forte impression.

 

-          Nous avons une convocation à remettre à Monsieur …

 

C’est la Mère qui répond

 

-          Il est absent, pouvez- vous me la remettre ?

 

Devant leur hésitation elle ajoute que son époux est au commissariat central pour clore son dossier… elle jette à la dérobée de petits coups d’œil à droite et à gauche pour s’assurer que personne ne l’entend ou ne prête attention à ses propos

Les enfants se sont regroupés derrière elle…

Elle est embarrassée, n’osant pas leur dire de partir, obnubilée par la présence des gendarmes. Mais ils sentent bien qu’il y a un malaise dans sa façon de s’exprimer.

Elle finit même par être très agitée, quand ils lui précisent que s’il ne se présente pas au jour prescrit, ce sont eux qui viendront le chercher…Qu’il doit se munir de vêtements de rechange et de nuit, et d’un nécessaire de toilette, pour le cas où il  se verrait retenu à la suite de son interrogatoire et d’éventuelles confrontations !!!

 

Sur un dernier salut ils se retirent, laissant la maison sous le choc.

 

- Y voulaient quoi les mossieurs ?

- Rien qui vous regarde, c’est pour le travail de Papa.

 

Une réponse aussi lapidaire n’ayant aucune chance d’arrêter les questions, celles-ci reprennent aussitôt.

 

-          Pourquoi y veulent venir chercher Papa ?

 

Cette fois en plus de l’écran de fumée, apparait aussi un tremblement dans la voix.

 

-          Les enfants ne restez pas dans mes jambes, j’ai du travail !

 

Le soir quand le père rentre, c’est la ruée pour lui raconter ce qu’ils ont vécu, chacun y allant de son commentaire, derrière eux la mère lui fait des signes pour qu’il se taise. Il se contente de faire des bisous et des câlins et tous deux s’enferment dans le salon.

 

La porte est épaisse et les sons les plus graves y restent prisonniers, mais ils perçoivent cependant que la situation reste difficile et angoissante, et, que tant que le commissaire ne se sera pas prononcé, ils seront en danger…

 

Dans les moments de doute et d’angoisse ils courent demander des explications à la grand-mère, celle-ci édulcore bien un peu la réalité, mais tout de même, elle accepte de leur expliquer avec des mots à eux ce qu’ils ne comprennent pas dans ces morceaux de phrases qu’ils ont entendus.

Les questions qu’ils lui posent lui donnent bien des problèmes et souvent elle a maudit sa fille et son gendre pour ce qu’elle était obligée de faire, mais enfin, il fallait bien que quelqu’un le fasse.

Elle ne leur ment jamais, omettant seulement ce qui leur  permettrait de comprendre le sens des paroles entendues.

Elle a un don de conteuse, et les drames des adultes se transforment en gentilles bluettes… Ce n’est que des années plus tard alors qu’elle ne sera plus là qu’ils comprendront qu’elle a tout fait pour les protéger par ses paroles et sa personne de ces drames qui se jouaient dans la belle maison du Massif Central.

 

Ce jour là elle leur dit :

 

-          Votre Papa travaillait pour le pays, et maintenant, il a  des problèmes… cela va s’arranger.

-          Mais pourquoi y avait des gendarmes ?

 

Après quelque échange, elle ferme les yeux feignant de dormir, et laissant ainsi à son cœur le temps de retrouver un rythme plus normal.

 

Un homme fréquente souvent la maison à cette époque, vêtu bizarrement d’une soutane noire et blanche :

 

-          C’est un Dominicain leur explique la grand-mère… un moine quoi.

 

Quand il est présent, il y a de longs conciliabules au salon où ils prennent une tasse d’ersatz de café ou de thé, le visage  pensif…

Quand un enfant s’approche, ils se mettent à sourire et s’empressent de dire : « Dans ce cas extrême nous partirons en vacances en Espagne », et de pouffer de rire… 

 

Elle n’avait pas complètement tort, la Grand mère, et ses propos trouvèrent un écho positif dans les mois qui suivirent.

Après un séjour à Paris pour passer devant une commission spéciale, le père est aujourd’hui de retour.

 

On sent que la maison retrouve son calme, il est amaigri, mais rasséréné, pour lui la guerre semble enfin sur le point de se terminer. Le Dominicain est arrivé dès les résultats connus.

Pendant le repas ils ont porté un toast pour fêter l’épilogue de cette affaire,

 « Pas de vacances en Espagne, vous n’avez plus besoin de moi » cela les a fait bien rire et cette fois le ton était plus détendu.

 

Pas les enfants ! Ils ne savent pas ce que c’est que l’Espagne ou des Vacances, mais à l’idée de ne pas aller dans un endroit qui faisait tant rire les grandes personnes ils sont désappointés.

 

Des années plus tard l’ainée des filles racontant cette anecdote à une amie de lycée s’entendit répondre : « Ils étaient collabos tes parents, c’est les collabos qui passaient en Espagne avec tout leur pognon, mon père s’y connaît en collabos, il était au maquis, et à la libération il en a liquidés un paquet… »

 

Cette amitié en resta là, mais la banquise avait craqué, et à partir de cet instant, elle n’a qu’une envie comprendre, et de ce fait  ne cesse plus de poser des questions.

Chacune de ses demandes d’explication est contournée.

 

Elle parle du Nazisme, on lui rétorque Bolchévisme… Elle questionne sur les maquis, on lui répond attentats, racket…

 

Elle veut savoir qui est le général De Gaulle, connaître le rôle des alliés… On lui rétorque fidélité au Pays et serment au Maréchal…

 

- Les alliés parlons en, tu as vu le résultat : des bombardements qui ont fait des milliers de morts, des destructions inimaginables, les Russes qui occupent toute l’Europe de l’Est et le communisme à nos portes.

 

Cette quête ébranle ses certitudes, il lui faut se débattre dans une brume opaque car c’est de ses parents dont il est question, savoir oui, mais à quel prix ?

Il n’y a personne pour l’aider à y voir clair dans cette phase difficile de sa vie.

 

Comme dans un tableau, c’est à petites touches que les images apparaissent et encore faut-il se donner les moyens de prendre du recul.

Un jour elle décide qu’après tout ils lui ont peut-être dit toute la vérité et elle s’en trouve mieux, recommence à manger et retrouve le sommeil.

 

Peu de temps après elle découvre un article relatif aux  les lois anti juives promulguées par le gouvernement de Vichy, et les conséquences qui en découlèrent : les rafles de famille juives, les enfants de Pithiviers et Beaune la Rolande, les trains de Drancy envoyés vers les camps de concentration… Ce jour-là, elle sut à l’instant où ses yeux dévoraient les mots, qu’elle venait d’atteindre une ligne rouge qu’elle ne devait  franchir à aucun prix, ou qu’alors il lui faudrait partir…

 

*      *

*

 

Quand un enfant sort de cette période de la vie au cours de laquelle il lui a suffi de recevoir nourriture, chaleur, tendresse, il veut savoir.

 

Savoir si on l’aime ?

Savoir si lorsqu’elle sera grande Papa se mariera avec elle ?

Ou maman avec lui ?

S’ils auront des enfants ensemble ?

 

Qu’est-ce qu’il fait Papa ?

Pourquoi…

Mais pourquoi…

Mais pourquoi…

Mais pourquoi ?

 

Ils ne jugent pas, ils veulent comprendre c’est tout, et ce qu’on ne leur dit pas, ils finissent par le découvrir ou par l’imaginer.

Un à un ils  démonteront les écrans mis en place pour leur cacher la vérité, pour les empêcher de souffrir : murs de béton, voile de mariée, écrans de fumée, rideaux d’arbres ou de roseaux, paroles charitables ou mensonges d’Etat rien n’y fait ou n’y fera.

Un beau jour c’en sera fini de la traversée des brumes et des questions.

C’est alors que tout commence, ils se retrouvent nus comme au jour de la naissance.

 

Nus et seul face à des mots, des histoires qu’ils ne peuvent, ni entendre ni imaginer.

 

 Il ne suffit pas de « savoir » encore faut-il s’entendre dire la vérité…

Le pourquoi des choses… Ce n’est qu’à partir de cet instant que peut commencer à s’établir la connaissance et s’imaginer la liberté et l’image de soi.

 

Le mensonge et le silence maintiennent un lien de dépendance car sans vérité  pas de liberté…

 

Et si cela ne se produit pas, ce seront de longues années d’errance et de quête en perspective…

 

Beaucoup de vent et de brouillard dans les têtes !!!

 

 

 

 

 

Avanton / Mazeuil Octobre 2009