Le présentateur est campé devant son public. Il est le roi de la télé-réalité. Dents blanches, chemise blanche, cravate noire. Il jette un regard satisfait sur SES spectateurs et sur lui-même. Surtout sur lui-même, sur l’écran-témoin qui lui fait face. D’un geste discret, il remet en place une mèche qui s’est échappée ou qui pourrait peut-être s’échapper du bel ordonnancement de sa coiffure.

Machin aime que la machine lui renvoie une belle image.

Machin n’est jamais aussi content que lorsque l’individu qu’il contemple sur ce banal rectangle de plastique vaguement scintillant lui apparaît dans tout l’éclat de son costume à 2000 € et de son beau visage discrètement hâlé par le fond de teint que Mireille son assistante

lui tamponne délicatement par petits coups d’éponge.

                        - Mollo sur le fond de teint, Mireille a-t-il coutume de lui dire, ne va pas me faire un masque, faut qu’on me reconnaisse, quand même…

Oui, quand même, Machin, il faut qu’on le reconnaisse sur le petit écran.

-  J’ai vu Machin hier soir..

- Qui ça ?

-  Ben… Machin, tu sais bien…Celui de la télé.

Ce soir, tout va bien.

Enfin… tout allait bien jusqu’au moment où ce qu’il vit sur l’écran de contrôle le troubla.

Son image tout à coup se voilait, les contours  devenaient flous, un écran de brume peu à peu le dissimulait, comme s’il se retirait de son corps.

Il se frotta les yeux, légèrement pour ne pas effacer le trait de khôl qui donnait tant de profondeur à son regard, et il fixa de nouveau le rectangle qui tremblotait d’une lumière blafarde.

Son image poursuivait sa lente déliquescence.

-          Bordel de dieu, qu’est-ce qui se passe ? se murmura-t-il.

Il se tourna vers le technicien et lui demanda discrètement pourquoi il était hors champ.

Ce dernier qui avait la consigne ferme et impérative de garder toujours Machin dans la ligne de mire de sa caméra lui lança.

            -Mais tu es dans le champ, je te vois parfaitement, tout baigne.

Machin se sentit pris de panique. Que lui arrivait-il ? Une ligne de trop ? Non, il en avait pris une seule, pour le booster, comme avant chaque émission, et c’était de la bonne celle-là…De la très très bonne, de celle qui vous met  des paillettes dans la pire des journées…

Alors  pourquoi ne se voyait-il plus sur l’écran ?

La panique commençait à le gagner, il s’entendait débiter son texte, mais ce n’était pas lui qui parlait, il voyait des mains qui s’agitaient  pour ponctuer ses phrases, mais ce n’étaient pas les siennes. Son corps perdait peu à peu toute matérialité, il avait l’impression de flotter dans des limbes, les sons lui parvenaient feutrés et pourtant il ne percevait aucun changement dans le public. Le public était comme d’habitude. Docile.

Des gouttes de sueur commençaient à perler sur son front. Il fixait toujours d’un œil de plus en plus hagard l’écran de contrôle où son image n’en finissait pas de dégouliner telles les montres molles de Dali.

Il se sentait au bord de l’implosion et tentait néanmoins de rassembler ses idées pour découvrir un sens rationnel au phénomène qu’il était en train de vivre.

Un problème de vue ?

Non. Sa vue était excellente et s’il portait parfois des lunettes c’était parce qu’il trouvait que ça lui donnait un petit air intellectuel.

D’ailleurs, c’était des lunettes à verres neutres…

Une avarie technique ?

Non plus, puisqu’il était le seul à percevoir l’anomalie.

- Et si je faisais un test…

Machin se mit alors à décaler ses gestes. Insensiblement, ses mouvements prirent de l’ampleur, il devenait pantin, des fils invisibles  lui levaient les bras, lui tournaient la tête, lui inclinaient le buste. Il sentait son corps bouger, la chaleur montait le long de son cou et lui envahissait les joues. Les sensations n’étaient pas désagréables, elles lui rappelaient celles qu’il éprouvait quand il remuait de la fonte dans sa salle de gym. Pour conserver ce corps d’athlète que ses collègues lui enviaient.

Peu à peu, il accéléra le rythme et il se mit à se mouvoir au son de la techno qu’il entendait dans sa tête.

Le public ne réagissait toujours pas. Ou plutôt si, il réagissait comme chaque soir, les mêmes rires et les mêmes applaudissements, aux mêmes moments.

Machin s’arrêta net. Un constat terrifiant s’imposa à lui.

Il n’existait plus. La réalité n’existait plus, il ne restait que la télé.

Et Machin était une de ses créatures.