Afin d’échapper aux regards inquisiteurs des habitués de ce bar populaire au fond duquel elle vient d’échouer, Emma se réfugie derrière le double écran de ses longs cils et de sa lourde frange. D’une main, elle enserre de ses doigts fins le cou maigre de l’enfant blotti tout contre elle sur la banquette de skaï vert lézardée par l’usage. De l’autre, elle maintient bien fermé le col de son mince manteau dans l’espoir de se réchauffer. Sur son visage violacé elle ressent encore les gifles glacées des bourrasques de pluie et de vent qui, quelques minutes plus tôt, les chassèrent du porche sous lequel ils s’étaient abrités afin de reprendre souffle.

Petit à petit, grâce à l’agréable tiédeur régnant dans la salle close et à l’arôme de leurs deux chocolats fumants, Emma parvient à se détendre, à calmer les battements de son cœur affolé et à  analyser l’enchaînement des faits qui les conduisent ce soir, à la suite de leur fuite éperdue, si loin de leur HLM.

Elle se souvient de la rentrée de Jérôme en classe de cours préparatoire, de sa fierté, lorsque cartable neuf au dos, il franchit pour la première fois la porte de la « grande école » et de son expression radieuse à la sortie. Elle se souvient surtout de sa hâte à partager, soir après soir, les acquis de sa journée. Le goûter à peine terminé, Jérôme installait soigneusement tout son matériel sur la table en formica de la cuisine puis manipulait interminablement les étiquettes de mots afin de construire des phrases. Phrases qu’il retranscrivait ensuite soigneusement dans un cahier illustré avec amour. Le petit garçon était avide d’apprendre, avide de savoir lire ;  il sentait confusément qu’un monde inconnu, passionnant, infini allait s’ouvrir à lui.

Durant les premières semaines, Julien, le père, intrigué par l’engouement de l’enfant pour son travail scolaire, s’approcha de plus en plus souvent de la table puis finit par s’y asseoir. Lui, qui n’avait jamais appris à lire, semblait totalement fasciné par ces lettres qui, mises bout à bout, constituaient, comme par enchantement, des mots, puis des phrases. Il accepta bientôt, sous la fière autorité de Jérôme et le regard attendri d’Emma, de se prêter à de multiples jeux de lecture à l’aide d’étiquettes. Maladroitement, il tentait de dissimuler sa joie lorsqu’il réussissait un sans fautes. Ce climat de studieuse quiétude régna jusqu’à la Toussaint c'est-à-dire jusqu’au moment où la phase des acquisitions globales céda la place à celle, plus rigoureuse, de l’analyse et de la synthèse. Lui, qui était parvenu à photographier la physionomie des mots, ne comprenait pas le mécanisme de la combinatoire qui permettait à son fils de déchiffrer sans peine les publicités, affiches et titres de journaux.

Petit à petit, le père s’éloigna de la table puis déserta la cuisine afin de se réfugier devant le petit écran. Là, il tentait vainement de se laisser absorber par les images alors que, de la cuisine, lui parvenaient le son de la voix enjouée de Jérôme lisant son texte ainsi que le rire admiratif d’Emma. Se sentant exclu de leur complicité, ne supportant plus de les entendre, il augmentait alors rageusement le son du récepteur et s’enfonçait plus profondément dans son fauteuil tandis que l’obscurité envahissait le salon. La proximité du couple mère-enfant lui devint rapidement insupportable, si insupportable qu’il retarda toujours davantage le moment de rentrer à la maison. Lui, toujours si sobre, prit l’habitude de se rendre au café à la fin de ses journées de travail sur ses chantiers de maçonnerie. C’est ainsi qu’il rentra tard, de plus en plus tard, le regard éteint, la bouche pâteuse, le pas mal assuré pour s’effondrer devant son assiette dans la cuisine à présent désertée.

Au fil du temps, son regard se fit haineux, sa bouche injurieuse, ses gestes violents. La peur s’installa dans le petit appartement autrefois si paisible. Emma tenta de soustraire Jérôme à l’agressivité paternelle en l’envoyant se coucher dès le repas terminé.

Ce soir-là, rentrant titubant dans le corridor mal éclairé, l’homme trébucha dans le cartable oublié par Jérôme. Sa tête vint frapper contre le mur. Il entra alors dans une fureur épouvantable, hurla, jura, s’empara du sac qu’il fit tournoyer au-dessus de sa tête, accula la mère et l’enfant terrifiés dans un angle du séjour. Emma tenta de faire écran de son corps afin de protéger son fils ; elle ne parvint cependant  pas à lui éviter les coups. Puis subitement, le pochard se calma, lâcha le cartable, les contempla tous deux d’un air hébété avant d’aller s’écrouler ivre mort sur son lit. Emma n’hésita pas un instant, elle décida de partir, partir sans plus attendre. Dans l’urgence, mais avec méthode, elle rassembla quelques effets, aida l’enfant tremblant à se vêtir chaudement avant de l’entraîner dans la rue, son précieux cartable sur le dos.

 A présent, tout en serrant la tasse brûlante entre ses doigts gourds, la jeune femme observe Jérôme avec soulagement. Celui-ci, les yeux rivés sur la télé du bar, est totalement absorbé par le feuilleton télévisé. Ces vies imaginaires font écran à sa triste réalité d’enfant malmené et, pour l’heure, anesthésie sa douleur. Son chocolat terminé, Emma sort de sa torpeur réparatrice et se redresse.  Prête à affronter tous les regards, elle balaie sa frange, pose sa main sur l’épaule de Jérôme en un geste rassurant avant de l’inviter à la suivre, à travers les rues obscures de la ville, vers leur asile provisoire : le foyer des femmes battues.