Pas un week-end sans qu'on se retrouve pour une belote, un pique-nique, une balade à vélo...Pas un week-end sans qu'il me pose la question fatale : « Dis quand est-ce que tu nous invites avec Marie-Paule Leymeraud ? »

            Jusque là, j'avais toujours réussi à refuser, sans grand problème. Marie-Paule, LA Marie-Paule Leymeraud, était ma voisine de palier, nous nous rendions quelques services à l'occasion, je gardais son chat, elle arrosait mes plantes, nous prenions parfois le thé l'une chez l'autre, mais de là à dire que je la connaissais...

            Ce qui l'intéressait, mon ami Patrice, c'est qu'elle était réalisatrice, cela, tout le monde le sait, bien sûr, et son dernier film, En Harley-Davidson, avait eu un succès mérité. Patrice l'avait vu plusieurs fois, je dirais même qu'il s'en était inspiré pour son film de fin d'études à la Femis.

            « Tu comprends, me disait-il, à l'école, ils ont tous des relations dans le milieu, moi aussi, il faut bien que je me crée mon réseau, sinon, comment pourrai-je percer un jour ? »

            Marie-Paule, pour moi, ce n'était guère qu'une relation, je ne suis pas du genre à fréquenter les gens par intérêt, et je rembarrais régulièrement Patrice, le traitant d'arriviste, ce qui, loin de le vexer, le rendait plus insistant.

            Christine, Vincent et Anne-Catherine s'amusaient bien de nos petites joutes verbales, et avaient pris l'habitude de concocter des menus pour ce fameux diner, ce qui m'agaçait encore davantage.

            Un jour, la tuile : Marie-Paule m'annonça que grâce aux recettes de son dernier film, elle allait pouvoir s'acheter une maison sur la Butte, qu'elle avait donc donné son préavis, et que, si je le souhaitais, je pourrais emménager dans son trois-pièces, Vincent et moi aurions alors un bureau, ou une chambre d'amis... Patrice comprit tout de suite qu'il n'avait plus que trois mois pour que son souhait se réalise.

            « Là, tu le tiens, ton prétexte, me dit-il, tu peux organiser un diner de départ ! »

            Il voulait dire un diner d'adieu, il était fort peu probable que Marie-Paule et moi nous revoyions. Tous me poussèrent à franchir le pas, et mon amitié pour Patrice l'emporta.

            « Si tu veux, on préparera chacun un plat ! » proposa Anne-Catherine.

            « Oui, dit Patrice, mais il faudra faire quelque chose de mémorable, sinon comment veux-tu qu'elle se souvienne d'un petit jeune comme moi ? »

            Christine avait eu une idée :

            « Et si on prenait un thème un peu... surprenant ? Un repas bleu, par exemple ? »

            C'était bien elle, ça, toujours à corser la difficulté !

            « Quand on y pense, il est rare de manger des aliments bleus, ça l'amusera certainement, elle mentionnera l'anecdote autour d'elle, et notre soirée lui reviendra en mémoire, c'est exactement le petit coup de pouce dont Patrice a besoin ! »

            J'allai donc un soir sonner à sa porte, un peu mal à l'aise, et lui demandai si elle pouvait venir passer une soirée chez nous, si elle avait quelque temps. A ma grande surprise, elle fut enchantée, et me proposa le samedi suivant, ce qui me fit trembler un peu, une semaine seulement pour tout organiser, c'était court ! Comme je ne voulais pas la prendre au dépourvu, ou lui donner la sensation qu'elle était tombée dans un guet-apens, je lui décrivis mes amis. Anne Catherine qui finissait ses études d'archéologie, Christine, jeune prof de philo et son ami Patrice, étudiant à la Femis, Vincent et moi. Voilà, c'était dit, une bande de jeunes qui en voulaient seraient présentés à la grande dame.

            Sitôt de retour dans mes pénates, je me précipitai au téléphone pour prévenir mes amis de la date et leur demander de faire chacun un plat. Je ferais quant à moi le dessert. Nous convînmes, une fois les plats répartis, de ne pas nous dévoiler le menu... Anne-Catherine, qui se chargeait de l'apéritif et du fromage, viendrait chez nous vers sept heures pour dresser la table. Il faudrait un peu pousser les murs, mais après tout, restons simples, pensais-je.

            Le lundi soir, je passai à la FNAC, et feuilletai sans succès les livres de desserts. Forêt noire, non ! Iles flottantes, non plus. Ce n'était vraiment pas évident, et le seul dessert que je réussissais bien était d'une agréable couleur marron foncé... Internet ne m'aida pas davantage. Quand je tapai « dessert bleu » sur Google, on me proposa des assiettes à dessert à rayures bleues, on me parla même des hommes bleus du désert (orthographe voisine). Mais rien de très comestible.

            Je ne pensais plus qu'à cela, jamais la nourriture ne m'avait autant préoccupée. A part un colorant artificiel, que pouvais-je trouver ? Tilt, du bleu de méthylène, qu'on utilise dans certaines préparations en borborygmes pour les angines, cela ne pouvait pas être nocif ? Et une tarte aux myrtilles, c'est bien bleu, les myrtilles ? Et même si elles devenaient noires à la cuisson, je ferais pour l'accompagner un grand bol de crème chantilly à laquelle j'incorporerais un peu de bleu de méthylène, ce serait du plus bel effet !

            Cela ne fut pas si facile de persuader mon pharmacien de me céder un petit flacon de produit, d'abord parce qu'il ne le vendait pas seul d'ordinaire, mais en préparation, et quand je dus lui expliquer à quel usage je destinais sa poudre, il alla consulter longuement ses manuels, pour en vérifier l'absence d'effets secondaires. On n'en était pas encore à l'heure de la gastronomie moléculaire, et pour lui, les effets spéciaux en cuisine, c'était du cinéma !

            Pour les myrtilles, heureusement, il y avait Picard surgelés, eux ne se posaient pas de questions quant à l'innocuité de leurs produits.

 

                        Mon casse-tête résolu, je passai assez tranquillement le reste de la semaine, trouvai chez Tati un sarouel et une tunique bleues et même un hideux ensemble salière-poivrière avec des étoiles de mer bleues qui serait, je me le promis, à usage unique !

            Le samedi après-midi, tandis que Vincent repassait une chemise à fines rayures bleues, pour mettre avec son jean, je m'attelai à la préparation de ma tarte. La petite poudre magique – le bleu de méthylène – m'attirait vraiment. Puisqu'elle était inoffensive, pourquoi ne pas en mettre aussi dans ma pâte sablée ? Sitôt dit, sitôt fait ! Le résultat était splendide !

            Vers 7 heures, j'accueillis Anne-Catherine avec quelque moquerie. En effet, pour elle, c'était simple ! Pour l'apéro, cocktail Blue Lagoon, à base de Curaçao, et pour le fromage,  elle avait tout l'éventail des bleus, du Roquefort à l'Auvergne. Elle me surprit avec des chips bleues, faites, me dit-elle, avec des pommes de terre vitelotte, et commença à mettre la table, nappe en papier et serviettes bleues, et devant chaque couvert un petit paquet de violettes cristallisées. Nos finances nous l'eût-elles permis, nous aurions même assorti les assiettes en porcelaine, tant notre obsession du bleu prenait le dessus ! Mon amie était, bien sûr, comme moi tout de bleu vêtue... Nous étions jeunes, et n'avions jamais peur d'en faire trop !

            Dans la cuisine, Vincent faisait frire des tranches d'aubergine pour l'entrée, lorsqu' arrivèrent Patrice et Christine. Elle avait l'air soucieux. C'était elle qui avait lancé l'idée, mais, nous confia-t-elle, si le chou-rouge en cuisant devenait bleu, pour la viande, ce n'était pas possible, et ils allaient s'en tirer par une pirouette, en faisant des truites au bleu. Évidemment, je leur suggérai de mettre dans le court-bouillon un peu de ma poudre magique...

            Marie-Paule arriva, et haussa les sourcils en voyant nos accoutrements. Etait-elle chez les scouts, ou dans une organisation secrète, demanda-t-elle ? Nous parlâmes d'une surprise, ou d'un pari, je ne me souviens plus, puis je fis les présentations. Elle apportait une bouteille de vin, ce qui nous soulagea car nous n'avions à table que de l'eau gazeuse en bouteilles bleues, et un repas sans vin... Tout se passa très bien, Patrice, que j'avais placé face à Marie-Paule, fut prié par elle de passer dans les studios de son film, et elle ne sembla se rendre compte du thème de la soirée qu'à l'arrivée de ma tarte aux myrtilles accompagnée de sa crème fouettée d'un bleu profond. Il faut dire que je n'y étais pas allée de main morte, contrairement à mes amis qui n'avaient donné aux truites qu'un léger reflet bleuté.

            Tout le monde se vanta alors de ses recherches pour trouver un mets adéquat et la soirée se termina très bien. Patrice pensait même reprendre le thème de notre diner dans son premier film...  

            Le lendemain, quand je croisai Marie-Paule, elle me dit avoir été un moment inquiète d'avoir vu du bleu dans ses toilettes, elle qui n'utilisait pas Canard WC, puis s'étant souvenue de son diner, avait réalisé que ce devaient être les résidus du repas ! Tu ne m'as pas empoisonnée, au moins ? S'enquit-elle. Contrairement à ce que je pensais, nous sommes restées amies depuis son déménagement. Elle dit que les élucubrations de notre petite bande lui sont source d'inspiration...