un paysage figé depuis de longues années, des prés qui s'enfoncent derrière de grandes haies, les routes sont encore blanches, pas d'électricité. Les maisons sont des fermes, de ces ensembles trapus qui s'enfoncent dans la terre ou qui en sont issus. Y cohabitent les hommes, les bêtes et les biens, dans une intimité qui vous sent la Bastide.

 

La pierre vient de la montagne, il n'y a qu'à se baisser.

Le bois de la forêt, partout elle les entoure.

Les tuiles sont faites d'argile, façonnées à la main sur des moules de bois et portent pour toujours l'empreinte des pouces, de ceux qui durent un jour les mettre dans le four.

C'est là que vit MARIE, gamine de 15 ans.

 

Elle vit ici, ne connaît qu'ici.

Sa grand-mère qui a voyagé, s'est éloignée de cinquante kilomètres.

Les vagues de la vie, les bruits du pays, les idées de PARIS, n'arrivent ici qu'après s'être émoussés, modelés, façonnés au paysage.

On y vit comme hier, hier comme avant hier et passent les saisons, se succèdent les moissons.

 

 

 

MARIE n'a rien choisi, personne ne lui a jamais demandé son avis sur la vie quotidienne et personne ne l'a jamais informée de la vie tout court. Mais c'est une petite fille née du vent et des champs. En plus de ses parents, toute son éducation, elle l'a faite dans des lieux qui ne doivent rien aux hommes.

 

C'est dans l'observation des menus faits quotidiens qu'elle a puisé sa science et affûté ses sens, tout en gardant ses oies sur le bord des chemins.

Quel animal épouvantable : bête braillarde et désobéissante qui vous vole tout le temps que vous pourriez consacrer au vent, celui qui s'entortille autour des fleurs des champs.

 

Surtout n'allez pas croire que MARIE, dans tout cela, est une demeurée. Je crois bien au contraire qu'en sagesse, elle en remontrerait à bien des gens savants.

 

Mais à chacun  ses faiblesses, ce mode de vie d'autrefois, qu'aujourd'hui, chacun ne cesse d'envier, MARIE, de son côté s'en serait bien passée, mais qui donc de ce monde pourrait la faire sortir ?

Le rêve... le rêve bien sûr. Quand on passe ses journées à arpenter les champs, tantôt cuite, comme pomme au four, tantôt trempée comme lessive, malgré la protection des tabliers retroussés, alors on se réfugie dans sa tête et on rêve. On s'invente la vie que l'on n’ose espérer de crainte d'être déçue. On s'invente des idées, on s'invente des amis, on se raconte la vie...

 

Quelquefois malgré tout, la solitude se brise : quand on descend au bourg pour quérir quelques emplettes ; qu'on accompagne le père, patriarche intraitable, aux abords d'une foire ou du marché voisin ; mais aussi, fait plus rare, quand une parente des villes vient vous rendre visite, que ce soit pour un jour ou bien toutes les vacances.

 

Ce n'est pas très facile de se sortir du rêve et de se raconter dans une relation. MARIE n'essaie pas trop, seulement elle observe et dans sa solitude, se refait les mimiques, se fait une voix pointue et rêve de toilettes.

 

Cette année là, l'intruse est venue de PARIS et pour une petite fille, comparaison bien dure, ce n'est ni la coiffure ni même les tissus, qui lui donnent un espoir de pouvoir seulement un peu rivaliser. Et quand la dite cousine s'en retourne vers PARIS, on est bien un peu triste mais plus libre aussi, on retrouve ses rêves et on a des idées pour d'autres cheminements et des revanches à prendre.

 

Cette année, chose inouïe, la marée parisienne a laissé sur la plage quelques journaux de mode. Cela semble banal, mais en se replaçant dans le contexte du temps et du lieu, Napoléon III est encore dans toutes les mémoires et nous sommes aussi au fond de l'Aveyron. Ces revues pour MARIE seront une mine d'or et d'une certaine façon, influeront sur son avenir.

 

La mode de cette année se présentait comme suit :

Cheveux relevés sur le sommet du crâne à l'aide de rubans.

Le derrière rembourré à l'aide de coussins qui vous donnent des rondeurs que l'on ne peut tout de même demander à Dame nature.

La pièce la plus spectaculaire étant constituée par des bas de lin blanc fabriqués au crochet.

Pendant des semaines MARIE en a rêvé puis s'est dit que les choses ne pouvaient pas en rester là.

 

La coiffure : aucune difficulté. Toute jeune fille dès son plus jeune âge expérimente mille façons d'ordonner sa chevelure.

 

Pour le faux derrière : la chance lui  sourit. En montant au grenier pour y ranger des sacs, elle s'est trouvée devant un bon vieux fauteuil aux ressorts crevant la toile et ébouriffant le crin. En moins de dix secondes le fauteuil est tout chauve et il ne reste plus dans l'espace qu'une galopade de sabots dans un escalier de bois.

 

Le tissu pour faire les coussins pose plus de problèmes. A cette époque, toute pièce d'étoffe était précieuse et MARIE dut guetter le moment propice pour pouvoir mettre de côté une vieille housse de traversin qui, une fois transformée, fit très bien l'affaire.

 

Les rêves sont devenus réalités. Et même s'il faut enfiler ses jolis bas résilles avec des sabots et se mettre en frais de toilette pour un troupeau d'oies, cela a quand même un charme extraordinaire. Ne manquerait presque que le prince charmant ...

 

Ce soir là, en rentrant à la ferme, elle a senti que quelque chose n'allait pas. Les visages sont graves, les gestes sont tendus. Son père ne la regarde même pas et une angoisse profonde la saisit, on est jeudi, jour de marché au bourg.

La mère de MARIE qui avait quelques emplettes à faire est descendue, son panier au bras.

Elle est rapide et efficace et s'apprête à quitter le marché quand une voix l'interpelle :

-"Hé, Madame ! ... Y’en avait deux de mauvais !"

-"Deux de mauvais, mais diable de quoi me parlez-vous ?"

-"Des œufs, des œufs que MARIE m'a apportés pour sa pelote de fil de lin".

-"Pardonnez-moi, où avais-je la tête, excusez-nous, à ma prochaine descente au bourg, je ne manquerai pas de vous les rapporter...".

 

Tout le temps du retour, elle ne cesse de s'interroger. Qu'est-ce que cela veut dire. Sa fille lui cache des choses. Elle est toute retournée. A peine rentrée à la maison, elle en informe le père. Celui-ci est le parfait patriarche. Maître de tous et de toutes choses. Son visage s'est durci : une enfant voleuse, il ne manquait que cela, nous aviserons ce soir.

 

C'est pourquoi MARIE; arrivant avec son troupeau d'oies, perçoit une atmosphère inhabituelle. Elle a bien failli ne pas s'en rendre compte, toute perdue dans ses rêves...

Maintenant elle attend, prête à sortir ses griffes, ne sachant toujours pas de quoi il est question... L'angoisse lui tord le ventre et c'est avec soulagement qu'elle entend qu'on l'appelle.

En quelques phrases rapides elle a appris l'étendue du désastre. Les yeux fixant ses sabots, le front buté...

- "Alors, cette pelote de fil, où est-elle ?"

Là, elle sous-estime la gravité de la situation et tente de se rebeller, l'air un peu arrogant. Mais devant la mère en larmes, son père la gifle calmement mais sans hésitation. Cette réaction lui ôte tous ses moyens et la plonge dans un désespoir sans fond.

 

La rage au cœur elle doit avouer comment jour après jour, elle a mis de côté des œufs, ne les dérobant qu'un par un, de façon à n'inquiéter personne sur cette subite chute de ponte ; ce qui pour faire vingt-quatre œufs a pris du temps; Ce qui explique peut-être que certains d'entre eux n'aient pas été "bons".

Il lui faut, en larmes, raconter le troc des œufs contre le fil. Et plus difficile encore, donner l'explication de toutes ces manigances : les bas.

Sa mère est tout de même un peu surprise par la qualité de l'ouvrage, voire même admirative.

 

Le père ne voit qu'une chose : il y a eu délibérément détournement du patrimoine !!! Il tend la main, confisque les bas que MARIE avait dû aller quérir dans le tronc d'arbre où elle cache ses trésors. Et pour couronner la soirée, son père l'envoie se coucher sans souper...

Elle s'endort la gorge bloquée par les sanglots.

 

Le lendemain au réveil son père est déjà aux champs et elle déjeune en face de sa mère. Une question lui brûle la langue et elle attend que sa mère soit tournée vers l'âtre pour la formuler :

- Et mes bas?

- Que veux-tu, tu as incommodé ton père, il est très en colère.

- Oui, mais ...

- Il n’y a pas de mais... Tes bas, tu les offriras à ta cousine aux prochaines vacances.

 
Elle eut tout à coup l'impression que le ciel lui tombait sur la tête...

 

Grandeur et amertume de l'enfance.

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