Pour la troisième fois de la soirée, Sophie et moi sommes retranchées dans la cuisine à nous demander ce qu’on fait là. Le problème, c’est qu’au lieu de débarrasser, ranger ou préparer la suite de cet interminable diner, nous avons entamé la deuxième bouteille de Brouilly. Celle que nous éclusons dans la cuisine entre deux apparitions à table, car bien sûr nous buvons aussi avec les autres.
Les autres. Franchement je ne sais pas ce qui m’a pris. Je voulais offrir un diner d’anniversaire à Marc, qui soit comme un rebond dans sa déprime actuelle.

Marc, c’est mon frère. 50 ans ce soir, célibataire acharné, venant juste de découvrir ce que le mot « solitude » risque de vouloir dire pour les années à venir. Ca l’a frappé comme ça, à l’approche de la cinquantaine. Pourtant on ne peut pas dire qu’il n’ait pas été prévenu sur le sujet. Depuis qu’il a 30 ans, ma mère s’est fait un devoir de lui indiquer chaque dimanche qu’à ce rythme, il finirait seul. C’est comme si, ces 3 derniers mois, il avait décidé de comprendre ce qu’elle voulait dire par là. Il a fini par user les derniers amis de sa bande de fêtards attardés, où il ne fait pas bon réfléchir au sens de la vie.

 

Quand j’ai découvert que Sophie connaissait Alain Clamol, j’ai eu cette idée lumineuse d’offrir à mon frère une soirée avec lui pour son anniversaire.

Marc est celui qui nous a fait lire Alain Clamol, bien avant qu’il n’ait atteint une  certaine notoriété. Le cynisme et l’humour de ses livres ont toujours ravi Marc, qui guette la sortie de chaque nouvel opus des aventures du Docteur Malcol. Petit à petit, la peinture à l’acide que dresse Alain Clamol des interactions du Docteur Malcol avec son monde environnant ont séduit un public de plus en plus nombreux. Il est apparu dans plusieurs émissions littéraires, à 23h sur la 3, ou le matin sur France 5 que Marc se fait un devoir de suivre. Alain Clamol est le héros personnel de Marc, celui qui profère sur notre société la juste  vision  du ridicule.

Alors, voilà, quand j’ai su qu’Alain Clamol était désormais le voisin de Sophie, je n’ai eu de cesse qu’elle l’invite à ce diner avec Marc.

 

Maintenant, assise sur le plan de travail, sirotant mon Brouilly dans un verre à moutarde, je demande à Sophie pourquoi elle ne m’a pas prévenue de qui était vraiment Alain Clamol.

« A vrai dire, tu sais, je ne le connais pas vraiment. J’ai diné avec lui il y a un an, à l’époque il était normal, charmant même, et depuis on se croise au supermarché. Je vois surtout sa femme, Clarysse. Enfin, je la vois à la caisse ou au rayon frais, je ne savais pas non plus. »

Sophie évolue dans un monde tellement conformiste qu’elle adore tout ce qui sort de l’ordinaire. Ca ne m‘étonne pas qu’elle ait trouvé sympathique cette Clarysse, pour se rendre compte finalement qu’elle est insupportable.

 

Marc est venu cet après midi m’aider à préparer le diner. Enfin, il s’est assis dans la cuisine en me parlant des derniers enfoncements de sa dépression entre deux grands silences, pendant que je m’affairais tous azimuts. Ca m’apprendra à être aussi perfectionniste. Au final, j’aurai passé deux jours en cuisine et 70% de la soirée aussi.

 

Tout à commencé à l’apéritif. Marc était donc déjà là, et il s’était changé plusieurs fois pour cette rencontre avec son héros. En gros, ça a consisté à l’essai de trois t-shirts noirs différents avec 2 pantalons noirs, un jean, un plus classique, pour finir par le choix d’un polo noir et du jean noir. Ceinture noire, et air désabusé, exactement Marc, déguisé en Marc face à Alain Clamol.

Sophie et son mari sont arrivés les premiers.

Passons sur le mari de Sophie qui a toujours été un abruti fini et qui n’est toléré que parce qu’il fait désormais partie du décor. Sophie et moi avons donc filé immédiatement en cuisine pendant que Marc et Michel se réfugiaient dans le silence de leur whisky. De toute façon, toute conversation était impossible entre eux deux. Marc était trop dans l’expectative de l’arrivée d’Alain Clamol, et Michel restait Michel, avec son enthousiasme débilitant sur tout ce qui peut s’acheter.

J’ai ouvert la première bouteille de Brouilly. Officiellement, il s’agissait de le faire chambrer, mais Sophie et moi nous en sommes quand même servies un verre pour le gouter.

Mon amie s’est mise à me raconter justement qu’elle n’en pouvait plus d’écouter Michel revenir sur la nécessité d’acquérir une Rolex, et quel modèle.

«  J’en ai ras le bol de vivre dans un catalogue pour parvenus, je ne supporte même plus qu’il me fasse des cadeaux, il n’achète que ce qu’il voudrait que j’aime ou pour montrer au quartier et à ses collègues qu’il est blindé de fric »

Ce que j’aime dans Sophie, c’est qu’elle a gardé son franc-parler et sa lucidité, malgré son style de vie : appartement à Neuilly, 4*4 et réceptions. Malheureusement pour elle, je suis à peu près la seule avec qui elle peut se lâcher. Je ne sais pas comment elle tient, d’ailleurs elle ne sait pas elle-même.

Donc, Sophie en était à vomir des Rolex, quand les Clamols ont sonné. On a entendu les 2 hommes se lever d’un bloc dans le salon, soulagés que quelque chose mette enfin fin à la torture de leur vis-à-vis silencieux.

 

Me voilà donc en parfaite maitresse de maison, ouvrant la porte à nos invités d’honneur. Clarysse se tient devant Alain Clamol, c’est une petite femme du genre languissant, qui sait parfaitement qu’elle est superbe et dont la tenue exploite les ressorts de ses courbes. Peut être un peu trop décolletée pour un petit diner entre amis. Alain Clamol est quasiment collé derrière elle, si elle recule, elle le piétine. Je dois me pencher pour l’apercevoir. Il est vêtu de noir, Marc va être raccord et content, et porte un grand cahier tout écorné.  Je me répands immédiatement en remerciements pour leur venue, tout en me rendant compte que je leur laisse à peine le temps de parler.  Clarysse Clamol porte dans les  bras une brassée de feuillage que je prends pour un bouquet, j’en remets une couche de mercis confus en proposant de la débarrasser.

« Non, excusez moi, c’est mon diner. Je suis en pleine cure de détox, je ne mange que des herbes crues, alors je me suis dit que c’était plus simple de les apporter, je ne savais pas si vous en aviez » 

Je me retiens de lui dire que je viens de jeter quelques fanes de carottes et je lui certifie que cela ne me pose aucun problème, au contraire quelle bonne idée, il faut qu’elle se sente à l’aise et est-ce que je peux l’aider à les préparer, je vais les mettre à la cuisine et les lui servir en même temps que tous.

« Non, non, je les garde avec moi et j’en grignote de temps en temps, ne vous dérangez pas, donnez moi juste un vase avec de l’eau pour qu’elles ne se déshydratent pas, je le garderai à coté de moi. »

 

Je me rends compte que je cherche Sophie du regard en remontant mes sourcils «au secours, barge à bord ! » mais il est trop tard pour reculer.

 Comme vous voudrez, venez, suivez moi ! Alain, vous savez mon frère Marc est si impatient de vous rencontrer. »

« Ah oui, me dit Clarysse, il faut que je vous prévienne. Alain ne parle pas ce mois-ci…»

 

Honnêtement, je ne sais pas quoi répondre à cela. A vrai dire je comprends à peine ce que ça implique.  Par un reflexe idiot, je me tourne vers le fameux Alain et lui demande « ah bon, vous ne parlez pas, euh, en juin ? »

 

Nous sommes toujours dans l’entrée, Marc et Michel nous ont rejoints et attendent qu’on les présente. La pièce est toute petite, j’essaie de créer un mouvement vers le salon de ces 6 adultes que je vais devoir mettre à l’aise toute la soirée, tout en réfléchissant à ce que « ne pas parler ce mois ci » peut bien vouloir dire.

 

Clarysse m’explique alors qu’Alain a beaucoup de mal à écrire son dernier livre. Il tente une expérience, le fait de ne pas parler étant une façon de mettre son envie de s’exprimer sous pression afin de la contraindre à sortir sous forme écrite.

Bien que je prenne un air tout à fait compréhensif, comme si tout ça tombait sous le sens, je me demande intérieurement si Alain Clamol attendra le soir pour écrire « aie » dans son cahier si je lui écrase le pied.

Au lieu de dire tout haut ce que je pense, je demande si cette méthode fonctionne, tout en les dirigeant maintenant fermement vers le salon. Sans me retourner, j’y vais moi-même donc s’ils veulent m’entendre, ils n’ont qu’à suivre.

Heureusement, tout le monde s’assoit plus ou moins naturellement dans les 2 canapés. L’arrivée des Clamols a sérieusement remis en cause les bases de ce que je connais d’un diner (à savoir manger et parler, au lieu de brouter et se taire) et je me demande un peu comment enchainer.

Clarysse pense que la mise sous pression du silence va fonctionner, elle est confiante et l’exprime dans un large sourire en tapotant la cuisse d’Alain Clamol sans le regarder. A les observer, je me demande si ce n’est pas elle qui a inventé la méthode et contraint l’écrivain.

« Mais, poursuit-elle, pour écrire, Alain a aussi besoin d’interaction avec le monde, il faut lui créer l’envie de parler sans qu’il se l’autorise. C’est pour cela que nous étions ravis de votre invitation. »

Ca calme tout le monde, maintenant, plus personne n’a envie de parler. Quel sujet va être assez intéressant pour mettre Alain Clamol sous pression d’expression ?

Pour moi, c’est le signe de la retraite en cuisine. Je demande à Marc de servir l’apéritif et indique à Clarysse que j’ai besoin d’elle à coté.

 

J’ai réalisé moi même petit à petit à l’avance une trentaine de petits fours apéritifs de 5 sortes, avec divers ingrédients. Pate feuilletée de pâtissier, petits morceaux de jambon, emmental, parmesan, olives, graines de sésame ou de cumin, cela m’a pris quelques heures de préparation (commencée avant-hier). J’apporte les plateaux aux invités, en leur indiquant que je dois préparer la suite et qu’ils commencent sans moi. En réalité, il ne leur faudra qu’un quart d’heure pour venir à bout de mes 3 plateaux faits en 2 jours. Comme mes convives ne parlent pas, ils meublent leur bouche de mes petits fours, ça leur donne une contenance. A ce rythme là, ils auront fini de diner avant que je ne ressorte de la cuisine.

Heureusement, j’ai prélevé une dizaine de petits fours pour Sophie et moi, qui sommes sensées finaliser les soufflés individuels de l’entrée. En réalité, nous chuchotons hystériquement en déversant la préparation au saumon dans les moules à soufflés.

 

C’est là que je prends à partie Sophie sur le fait qu’elle aurait pu me prévenir de l’étrangeté de nos invités.

Je veux bien qu’elle les connaisse suffisamment peu pour ne pas être au fait de leurs dernières lubies, le silence et les herbes. Après tout, elle n’y peut rien. N’empêche que pour un diner d’anniversaire qui devait redonner un peu d’allant à un cinquantenaire déprimé, j’aurai pu mieux faire.

 

Je passe une tête dans le salon, pour rassurer mes convives sur le fait qu’ils n’ont pas été abandonnés à leur triste sort et qu’ils auront bientôt de quoi diner.

Heureusement, un brin de conversation a pris forme. Un brin, puisqu’apparemment, le sujet retenu est celui des vertus des herbacées, vantées par Clarysse qui mâchonne ce qui me semble être une ortie, mais je dois me tromper.

Marc répond sur les plantes qui altèrent l’humeur, et Michel s’inquiète de savoir quels circuits de distribution proposent les bonnes herbes. Alain Clamol écoute le tout en tournant la tête de l’un vers l’autre, avec un sourire réservé qui ne permet pas de savoir s’il aimerait ajouter sa graine à la discussion ou s’il s’ennuie méchamment.

 

De retour dans la sécurité de la cuisine, j’indique à Sophie la tournure qu’a prise la conversation.  Elle en profite pour retourner derechef à son sujet favori, à savoir l’énervement que lui procure son mari à chaque instant.

Je l’écoute du mieux que je peux, en me disant qu’elle rabâche cela depuis bien longtemps maintenant, et qu’elle ne sortira jamais de son confort financier au prix de l’élévation spirituelle et de la fuite des Rolex. Il me semble plus urgent de trouver comment donner un caractère relativement divertissant à la soirée.

 

Les soufflés enfournés pour 20mn, nous sommes bien obligées de retourner nous asseoir au salon. Je regarde Marc du coin de l’œil, il est assis face à Alain et ne le quitte pas des yeux, comme si il pouvait deviner ses pensées à défaut d’avoir avec lui ce dialogue plein d’humour grinçant qu’il n’a pas manqué d’imaginer. Du coup, Marc s’est lui même retiré de la conversation herbale, dans laquelle Sophie se glisse avec une relative aisance, revenant sur des usages ancestraux aujourd’hui perdus. Moi, j’essaie de savoir depuis combien de temps Clarysse s’adonne à ces pratiques. Elle a commencé avant-hier, c’est bien ma veine. Elle en profite pour me demander un verre d’eau chaude dans lequel faire infuser quelque chose, à moins que je n’aie une tisane bio. C’est vrai qu’elle n’a pas eu d’apéritif, la pauvre. Je vais lui chercher ça à la cuisine, jette un coup d’œil aux soufflés, le temps de faire bouillir l’eau des herbes correspond juste à un verre de Brouilly de plus avant de réapparaitre.

 

Quinze minutes plus tard, le four émet son doux bip bip qui m’invite à fuir à nouveau. Je demande à Marc d’installer les invités à table, tandis que je vais chercher les soufflés. Je décide également de faire un service à l’assiette, en disposant sur chacune soufflé et salade de mâche au saumon fumé. J’avais prévu d’amener tout ensemble sur la table, mais ce montage me permettra plus de temps en cuisine. D’ailleurs, Sophie se lève spontanément pour m’aider quand elle me voit ramasser les assiettes. Je confie à Michel le soin de s’occuper du vin, heureusement j’ai quelques bouteilles d’avance, car celle qui devait chambrer est presque bue.

Dès que Michel a quitté la cuisine avec la bouteille et le tire bouchon, Sophie repart sur sa litanie à la fois désespérée et pleine d’ironie sur son couple.

-Ecoute, Sophie, il a toujours été comme ça et tu l’as choisi quand même

-Non, je suis désolée, ça a augmenté avec son pouvoir d’achat. Je ne sais pas si ce n’est pas moi qui suis bizarre. Si je regarde autour de moi, tu sais, c’est moi qui aurais du plonger dans le shopping comme sens de la vie, pendant qu’il s’épuisait au travail pour me payer des Prada.

 

Pendant qu’elle me parle, j’ai sorti les soufflés du four, et les dispose un à un sur les assiettes. Sophie nous a servi la fin de la première bouteille de Brouilly. J’ai fait revenir des noix de St Jacques rapidement et déglacé la poêle au vinaigre balsamique. Ma table n’est pas assez grande pour que toutes les assiettes se tiennent cote à cote, donc je commence par dresser 2 d’entre elles, petit soufflé, salade, brins de saumon fumé, noix de st jacques et sauce au vinaigre. Je passe à coté les apporter aux invités d’honneur, les Clamol désormais assis cote à cote, ah non, pas d’assiette pour Clarysse, j’ai oublié un instant, même pas un peu de mâche ? Si, mais sans sauce ni saumon fumé.  Alain et Marc sont donc servis en premiers, il va falloir accélérer la cadence, ça ne rime à rien de se cacher en cuisine.

On dirait que Sophie n’a même pas remarqué ma sortie de cuisine, je jurerais qu’elle en est toujours à la même phrase mais 3 mots plus loin.

Je prépare l’assiette de Clarysse, on peut dire que ça va vite, et une deuxième assiette, complète celle-ci, pour Michel, et laisse Sophie au milieu d’une autre phrase, en lui disant, « oui, oui mais tu dis ça depuis toujours et tu es toujours là. »

Hop, un tour au salon, dépose les assiettes et m’apprête à retourner en cuisine, mais Michel m’emboite le pas

-Le vin est bouché, est ce que tu en as d’autre ?


Nous entrons dans la cuisine où Sophie qui nous tourne le dos pour ouvrir une nouvelle bouteille de Brouilly poursuit sa complainte :

-Tu ne m’écoute pas, ce n’est pas comme les autres fois, j’essaie de te dire que cette fois c’est la bonne, je divorce, je me barre, je claque la porte, j’ai vu un avocat, je le dis demain à Michel, rien à foutre de 200M² à Neuilly…

C’est sur le 200m² qu’elle se retourne et repère que  Michel est entré avec moi dans la cuisine.

A leur tête à tous deux, je confirme que Sophie m’avait laissé la primeur de l’annonce.

Sans un mot, Michel prend la bouteille de Brouilly juste ouverte des mains de sa femme et ressort de la cuisine.

Voilà qui ne va pas alléger l’ambiance de mon diner, me dis-je en le voyant disparaître à coté.

 

Sophie a les 2 mains posées sur la bouche, figée dans la posture du qu’est-ce-que-j’ai-dit, à tel point que je me demande si elle va réémettre un son ce soir.

Je la prends dans les bras, et lui dit « écoute, pour ce soir, faisons comme si de rien n’était, viens à table, tu verras bien comment il réagit après ». Je suis sure que Michel n’aura pas pipé mot de l’incident de la cuisine à coté. Une bonne petite conversation sur les  mérites des herbacées laissera la pression retomber avant qu’ils ne se retrouvent tous deux dans l’Audi.

 

Il ne reste que nos deux assiettes, prêtes, il nous faut donc retourner nous attabler avec les autres, qui nous attendent sagement. Carrément sagement, en fait, puisque dès la porte poussée, tous les convives extrêmement silencieux se tournent vers nous, et nous laissent nous asseoir sans un seul mot, en nous dévisageant.

Silence.

Finalement Marc me regarde et dit « Michel vient de nous dire qu’il avait appris son divorce imminent dans la cuisine »

Silence à nouveau. Je regarde mon assiette, les autres regardent Sophie. Je ne sais pas si le ton vaguement accusateur de Marc désapprouvait l’imminence du divorce, son annonce en cuisine, ou le fait que Michel ait lâché la nouvelle à son diner d’anniversaire.

Personne ne parle. C’est éprouvant.

Dans ce silence imposant, brusquement un petit bruit attire mon attention. Ca vient d’Alain Clamol. Il a sorti son grand cahier et poussé sur le coté son assiette, encore pleine, pour remplir furieusement les lignes d’une page vierge. Tout le monde le regarde faire fixement sans un mot. Clarysse lui tapote la cuisse d’un air ravi.

«  C’est une salade folle, sans rire, c’est son nom, et un soufflé au saumon » j’indique. Je ne sais pas si je poursuis le fol espoir qu’Alain Clamol note le menu plutôt que les rebondissements du diner, mais c’est la seule chose qui me vient à l’esprit pour dire quelque chose. N’importe quoi.

Machinalement, les autres émettent quelques bruits d’approbation en se mettant à manger. Alain Clamol finit par repousser son cahier et plonger dans son assiette. Sophie picore trois feuilles de mâche et se lève pour retourner en cuisine. Je résiste vaillamment à la tentation de la suivre pour nous y enfermer.

Je finis mon assiette quand Michel nous dit d’un ton assez calme « je me demande si je ne ferais pas mieux de me suicider »

Chacun le regarde à présent avec attention. Marc lui répond : « je me le demande aussi. »

Je m’insurge « enfin, Marc, comment peux tu l’encourager ? »

-Ah non, je voulais dire, j’y pense aussi pour moi.

Alain Clamol reprend son cahier et se tourne vers Michel pour la prochaine réplique, comme s’il suivait un match à Rolland Garros.

Mais c’est Clarysse qui monte au filet : « Il existe beaucoup de plantes mortelles, pour les candidats au suicide. Par exemple, l'Aconit, une sorte de fleur bleue, contient dans sa racine un poison puissamment mortel qu'aucun remède ou presque ne peut faire passer. Malheureusement, l’agonie est assez douloureuse. Mais au moins, c’est naturel. »

Marc la regarde assez subjugué « Cool »

Michel déclare qu’il s’en moque que ce soit naturel, il préfère ne pas souffrir. En même temps, pour l’assurance-vie, le fait d’ingérer par erreur une plante pourrait marcher. Il s’est déjà renseigné sur les conditions financières qui pourraient accompagner son décès, et il veut sauver ses acquis.

Est-ce que Clarysse peut lui indiquer d’autres plantes à effet, qu’il pourrait absorber par erreur ?

Alain Clamol tourne sa page pleine.

Clarysse commence à évoquer une plante qui ressemble à la Gentiane, apparemment il y a eu des décoctions d’amateurs aux conséquences inattendues.

La conversation m’a l’air relancée, je vais récupérer Sophie en cuisine, et voir accessoirement si le poulet au vin jaune n’a pas sauté par la fenêtre pour en finir.

Mon amie m’accueille d’un air interrogatif, un nouveau verre plein à la main. J’hésite à lui dire que l’ambiance est repartie, sachant que ce sont les projets de suicide de son mari et mon frère qui animent la conversation.

Sophie commence à être sérieusement éméchée, et refuse de retourner à table. Maintenant, c’est elle qui ne parle plus. Limite, c’est plus drôle à coté.

 

Je m’affaire donc en silence à découper le poulet (j’hésite à solliciter la gent masculine attablée sur le maniement d’un couteau en ce moment) et à le napper de sauce pendant que les spaetzles finissent de cuire.

Lorsque je reviens ramasser les assiettes des entrées, avant d’apporter la suite, la conversation bat tellement son plein que personne ne me remarque.

Ils en sont à la cigüe. J’espère qu’ils vont bifurquer sur Socrate et Platon, je crois que je préférerai un brave échange culturel saupoudré de citations à cet étalage de recettes mortelles.

 

A la cuisine, Sophie m’informe qu’elle va rentrer. En taxi. Inutile de déranger Michel.

 

A vrai dire, vu son état d’ébriété additionné à son mutisme, je ne suis pas sure de vouloir la réintroduire dans la scène d’à coté. C’est peut-être mieux comme ça.

J’apporte poulet, sauce et garniture à table, personne ne me prête aucune attention. Si, Marc, qui me prend des mains les ustensiles et commence à servir tout le monde. Ils n’ont pas choisi la voie de la maïeutique, mais parlent quand même littérature avec animation: pour ou contre l’interdiction du livre Suicide Mode d’emploi. Maintenant, ils sont tellement passionnés par leur sujet qu’ils s’invectivent, surenchérissent, s’interrompent les uns les autres.

Je reste debout derrière la table, à les écouter. Comme personne ne fait mine de m’intégrer à cette nouvelle branche de la conversation, j’annonce que je vais ramener chez elle Sophie, qui ne se sent pas très bien.

Entre deux, Michel me demande si je veux les clefs de l’Audi. Il en profite pour me dire que c’est une voiture extrêmement sûre, c’est pour ça qu’il l’a choisie. Ca fait rigoler l’assemblée. Décidément, l’ambiance de cette soirée est imprévisible.

Marc me dit que, pas de problème, il s’occupera du dessert. J’indique que je resterai un peu avec Sophie, mais qu’ils fassent comme chez eux.

Alain Clamol se lève et me remercie pour le diner, très divertissant. J’ai peine à me retenir de rire ou fondre en larmes au regard de la soirée que j’avais imaginée, quand brusquement je réalise qu’il m’a parlé. Instinctivement, je regarde Clarysse, je m’attends à une rebuffade. Mais non, elle vient juste de se resservir une nouvelle branche d’une plante obscure, dont j’espère qu’elle n’a pas sa place dans la conversation de ce soir.

« Vous parlez finalement ? »

Alain Clamol m’accompagne presque cérémonieusement à la porte de la cuisine, et me dit sur le ton de la confidence :

« Ah, oui, je crois que je tiens une idée, plus besoin de me taire. Dès qu’on rentre je me mets au travail ! A vrai dire, je suis même assez impatient, mais Clarysse a l’air de tellement apprécier la soirée que je m’en voudrais de l’écourter. »

 

En raccompagnant une Sophie marmonnante chez elle au milieu de la nuit pendant que mes convives dégustaient mon poulet, je n’imaginais pas que 9 mois plus tard, j’assisterais chez les Clamols à un nouveau diner, sans herbacées mais avec les mêmes convives.

 

Et malgré la description impitoyable qu’il y ferait de ma cuisine, je me sentirais honorée et heureuse de cette invitation d’Alain Clamol pour nous dédicacer « Un diner à mourir ».

 

 

NB: Retrouvez les textes de Michèle Lessaire avec la rubrique" Rechercher"