Je suis assis dans la cour, à l’ombre d’un immense figuier qui en couvre presque toute la surface. Il dégage une odeur de fruits trop mûrs, qui avec le parfum des roses cuites par le soleil de l’après midi, exhalent une fragrance exotique.

 

   Quand les cloches de l’église voisine se mettent en branle pour sonner l’angélus, je ne peux m’empêcher de sursauter…

 

   C’était, il y a maintenant bien longtemps, par une soirée semblable à celle-ci  que ma vie a basculé. Heureusement les enfants qui jouent dans la cour et la voix de ma femme qui murmure à l’étage sont là pour me garder dans la réalité.

 

   Mon père avait un petit atelier de ferronnerie, de ses mains de sorcier du feu sortaient les meilleurs outils qui soient. Pas seulement solides, mais adaptés à la morphologie de chaque utilisateur et… ils étaient très beaux !

 

   Un jour que je le regardais travailler, fasciné par les flammes et les myriades d’étincelles qui l’entouraient, engourdi par le rythme du marteau sur l’enclume écrasant le métal, je me suis assis sur une pièce qu’il venait de terminer.

 

   Elle contenait encore tout le feu des enfers…Je n’ai ni crié, ni pleuré, saisi par la violence de la douleur, mais à partir de ce jour, ma jambe droite ne s’est plus développée comme elle aurait dû.

 

   A quelque temps de là, mes parents, revenant de la foire de Carpentras ont disparu corps et biens, sans que personne ne puisse me donner la moindre explication.

 

Après quelques jours, il fallut se rendre à l’évidence : ils ne reviendraient pas !

 

   Nous n’avions aucune famille à qui je pouvais être confié, c’est donc en toute logique que le Seigneur, propriétaire de la forge de mon père, après consultation du curé me fit conduire chez les Franciscaines.

 

   Le premier contact m’effraya un peu, elles sont toutes là  dans leurs tenues identiques se pressant pour me voir et me toucher.

Mais elles m’accueillirent avec bonté et me baptisèrent Nathanaël !!!

 

   Ma vie dans la communauté fut facile et pleine de découvertes : la paix, le silence, la nature, elles mettaient en pratique les préceptes de leur fondateur. Elles avaient avec la nature un rapport fait de douceur et de compréhension.

 

   En plus de la lecture, qui était un trésor en ces temps difficiles, elles m’apprirent la connaissance des simples et leur usage, le jardinage, la cuisine, en contre partie de petites corvées, désherber le potager, éplucher les légumes, cueillir les fruits, plumer une volaille. J’en aurais volontiers fait plus, mais l’état de ma jambe limitait sérieusement mes aptitudes.

 

   L’hiver j’avais même mes entrées au scriptorium où je me suis passionné pour la calligraphie et les enluminures…

 

 

   Au printemps de mes treize ans, la sœur tourière est venue me dire d’aller faire mon bagage.

 

   Sur le moment je n’ai pas compris ce que j’avais pu faire pour mériter d’être chassé ainsi de ce lieu dans lequel je me sentais si bien !

 

  En guise d’au revoir, elles me chantèrent un psaume dans la chapelle pour demander à Dieu de prendre soin de moi.

 

    Pour m’accueillir, elles avaient pris contact avec un banquier Florentin, avec qui elles étaient en affaires.

 

   En sortant de la chapelle, sa gouvernante m’attendait pour me conduire au prés de lui.

 

    En chemin, elle m’expliqua, qu’un jeune garçon pouvait rester vivre au sein d’une communauté religieuse, mais qu’adolescent cela n’était plus envisageable.

 

   Je ne voyais pas bien, mais elle hochait la tête en répétant : « Ca ne se fait pas,     ca ne se fait pas !!!»

 

   La maison vers laquelle elle m’emmena  était vaste et massive, rude d’aspect, de grosses bornes protégeaient les montants de son porche et de fortes grilles sécurisaient ses fenêtres basses.

 

    Arrivé dans la cour tout change : Le figuier dont j’ai déjà parlé, ne couvre pas encore toute la cour, mais les rosiers embaument l’air. Une fontaine murmure prés des cuisines…La cour est très propre, tout indique une maison de qualité.

 

   Chez les franciscaines j’avais connu la beauté et la paix dans le dénuement.

   Dans cette maison c’est la paix et la beauté dans l’aisance …

   Partout,  des cuivres et des étains, des miroirs, des tapisseries et des tableaux, de lourds rideaux et des étoffes chatoyantes.

   Chaque pièce est meublée avec gout et l’on y trouve coffres et meubles aux tons patinés par des années de soins à la cire d’abeilles.

   Des pavages couvrent tous les sols, il n’est nul endroit où l’on puisse voir la terre battue.

 

   Le maitre est à l’image de sa demeure : vaste et opulent, et ses vêtements n’ont rien à envier aux tentures et aux rideaux…

 

-       Viens, approche, ne crains rien !

 

   Ce n’est pas que j’aie peur, mais le changement de monde auquel je suis soumis a de quoi vous éberluer…

   Le passage de la maison de mes parents chez les sœurs, avait déjà été un choc, mais cette fois, c’est carrément à un changement d’univers auquel je suis confronté.

 

   Il me fait asseoir au prés de lui, et d’une voix  tranquille colorée par son accent toscan il entreprend de m’interroger.

 

   Il commence par me faire parler de ma famille, m’annonçant au détour d’une phrase que la bande de brigands qui s’attaquait aux artisans rentrant des foires pour les détrousser, et qui entre autres avaient occis mes parents, avaient été roués et pendus.

 

   Cela me plongea dans une profonde perplexité, je ne savais pas si je devais pleurer ou pas !!!

 

   Sentant mon trouble, il enchaina, en me parlant de mon séjour chez les Franciscaines.

 

-       Sais-tu ce que signifie le prénom que t’ont donné les sœurs ?

-       Non

     -    Nathanaël, cela signifie le « don de Dieu »

 

   Je n’avais jamais imaginé qu’un prénom puisse avoir une signification.

 

   A la maison tout le monde m’appelait Petit, Petit par ci, Petit par là, on trouvait que je ne répondais jamais assez vite.

 

   Le son de sa voix me ramena dans le présent, il s’attarda alors longuement sur mes savoir-faire.

Il prit un parchemin qui était posé sur sa table de travail et me le tendit pour que je le lui lise. Il m’écouta en hochant la tête, se contentant de murmurer, elles ont fait du bon travail…

 

   Me voyant continuer d’observer le document avec un regard songeur il me fit signe de m’exprimer d’un coup de menton rapide, qui y a-t-il ?

 

   Je lui expliquai alors qu’au monastère j’avais fréquenté le scriptorium, ce qui l’amena à me poser de nouvelles questions.

   En lui répondant je prenais conscience de la chance que j’avais eue dans ma détresse, après la disparition de mes parents.

 

 

***

   Pendant dix ans, ce fut une vie sans nuage et sans problème. Personne ne m’aurait reconnu si ce n’était ma boiterie, j’avais grandi et forci et mes vêtements n’avaient rien à envier à ceux des bourgeois de mon Bourg.

                                         

   De petit commis aux écritures rendant de menus services à tout le monde dans la maison, j’avais pris une place de plus en plus prépondérante dans la gestion des affaires de mon maitre, aidé en cela par mon aptitude à l’écriture.

 

   Grâce à mes connaissances de base, il m’avait enseigné les langages du corps et les tournures de la parole dans les palabres avec les clients !!!

 

   Savoir rester impassible devant les informations les plus folles, montrer un visage avenant et compréhensif, alors que l’affaire nous est indifférente, voire à l’inverse  manifester notre désintérêt alors que l’affaire nous intéresse au plus haut point…

 

Ainsi, jour après jour, passèrent les mois et les années.

 

   A ce point que pris dans nos préoccupations nous n’avons pas été suffisamment attentifs à certains bruits et certains signes qui couraient et se faisaient jour aux alentours

 

   Ce vaisseau de marchandises dont la cargaison paraissait douteuse… et dont l’équipage était malade… que l’on avait pourtant dispensé de quarantaine contre bonnes espèces sonnantes et trébuchantes…

 

Désormais, à mots couverts, on commençait à parler de maladie, bientôt d’épidémie…Et puis plus discrètement de peste…

 

Pris dans notre travail nous n’y avions pas prêté plus d’attention que cela, notre ville étant spécialisée en rumeurs.

 

Or ce matin, la rumeur s’est faite plus précise, plus insistante…Il y a parait-il des attroupements partout !!! Le conseil est en délibération… !!!

 

On verra bien pensions nous !!!

 

Quand le tocsin a commencé à sonner, j’ai vu mon maitre pâlir, lui si solide et si déterminé, J’ai compris qu’un événement grave venait de se produire.

 

En entrant dans sa salle de travail où il m’avait fait quérir, je l’entendis marmonner cette maxime des gens qui avaient déjà connu cette affliction :

 

CITO LONGE TARDE    Partir vite, allez loin, y rester longtemps.

 

-   Fais préparer nos bagages et atteler une voiture légère, nous partons pour l’Italie.

 

Mais il était trop tard, pendant que le conseil et la population se perdaient en conjectures et en rumeurs, la troupe avait pris position et bloquait la ville, plus personne n’entrait  et ne sortait.

 

Chaque jour le guet traversait les rues, demandant que l’on dépose les morts sur le trottoir afin qu’ils soient enfouis hors des murs la ville, au delà du faubourg.

 

Pendant huit jours il ne se passa rien et chacun put commencer à se raconter sa petite histoire en espérant que le pire était derrière nous.

 

Comme un feu qui a couvé longtemps dans les charpentes et qui tout à coup se déchaine dévorant la toiture et toute la maison, l’épidémie explosa dans les jours les plus chauds : les gens moururent par dizaines puis  par centaines ; Il fallut réquisitionner des hommes supplémentaires pour charroyer les morts.

 

Ma jambe brûlée qui m’avait donné un destin, me sauva alors très certainement la vie, ceux qui accompagnaient les morts étant contaminés à leur tour.

 

Nous n’avions plus rien à faire, nos clients étant morts ou disparus.

 

Mon maitre se mit à dépérir, je ne sais si c’est la peste qui l’emporta mais quelque chose s’était brisé en lui…Un matin il me fit asseoir au bord du lit ;

 

-       Voila dit-il je crois que notre chemin commun se termine…La vie me quitte de seconde en seconde et chaque parole m’arrache le cœur

J’ai établi un document dans lequel je te laisse ma maison et mes biens…Après ma mort tu seras ici chez toi !!!

 

J’ai essayé de parler, mais les sanglots m’en empêchaient, et je n’arrivais pas à retrouver mon souffle.

 

Il a tendu la main, l’a posé sur mes cheveux :

 

-       Tu as été un don de Dieu dans cette maison et je suis heureux que tu continues à la faire vivre.

 

Il est mort dans la nuit, et je me suis retrouvé seul avec sa gouvernante aujourd’hui très vieille.

 

Les épidémies sont comme les vies et les saisons… elles passent !!!

 

Un matin il n’y eut plus de corps sur les trottoirs, une série d’orages très violents sembla vouloir lessiver la ville et le ciel de leurs derniers miasmes, et le soleil revint.

 

L’atmosphère était étrange dans cette ville autrefois prospère et grouillante de population. Il n’y avait pratiquement plus personne, la plupart des maisons semblait à l’abandon.

 

Mais la force de la vie est énorme, et très vite ceux qui avaient réussi à fuir revinrent et le quotidien reprit son cours.

 

Je n’ai recommencé le travail de banquier qu’à petite échelle, à sa mort mon maitre était à moitié ruiné.

 

En cas d’épidémie m’avait-il- dit les plus endettés sont les premiers à fuir en espérant que la maladie effacera leurs dettes.

 

Avec l’or trouvé dans les coffres, ma technique des enluminures et beaucoup de patience, j’ai entrepris de dessiner et de ciseler des bijoux.

 

Rien ne se crée sans difficultés, mais j’y ai retrouvé un peu de l’ambiance de la forge quand l’or fond dans les creusets avant d’être coulé et  ciselé.

 

Un jour la porte s’est ouverte sur une jeune femme et son chaperon, elles ne parlaient pas, se contentant de regarder mes mains façonner le précieux métal.

 

 

Ce bijou elle le porte toujours… 

 

 

 

NB : Retrouvez les textes de Dominique Guerville  avec la rubrique : « Rechercher »