emmaillotés. Rien ne les distinguait les uns des autres hormis un petit bracelet de caoutchouc autour de leur poignet droit. S'il en venait un qui se mette à pleurer, pour une raison indéterminée, toute la nurserie aussitôt  montait en plainte aigue, ce qui faisait immanquablement surgir de sa cabine de verre l'infirmière de garde. Elle enclenchait alors un vidéo projecteur qui tapissait  tout le plafond de l'immense salle d'images colorées accompagnées d'une musique douce et apaisante. Les pleurs cessaient dans la minute.

    Rien de tout cela ce matin, les nourrissons avaient tété tout leur saoul, et leurs petits bruits ne signifiaient que ceux d'un plaisir satisfait. Les portes pouvaient ouvrir. Déjà la foule des parents s'était agglutinée derrière les parois transparentes, et les visages illuminés et fiévreux rayonnaient. Quand les lourdes portes se furent effacées, les parents pénétrèrent dans le sas prévu, leur ticket à la main. Deux gardiens les mirent en ligne devant la dernière barrière. Aucune précipitation n'était admise, la moindre impatience pouvait même vous faire renvoyer, votre ticket réquisitionné.

Les premiers parents arrivés tendirent en tremblant leur billet numéroté aux gardiens. Tandis que le premier vérifiait sur sa liste, l'autre se dirigea vers la pouponnière, se pencha au-dessus d'un berceau, en souleva l'enfant tout en lisant le numéro inscrit sur le bracelet. Il revint avec son précieux fardeau, un cachet de l'administration fut apposé sur le ticket des parents avec une date.

       La jeune mère et son mari sortirent en longeant un long couloir qui les mena à l'extérieur du bâtiment.

 Ils étaient arrivés ce matin dès l'ouverture de la ville, avaient laissé leur voiture dans le centre automobile puis avaient parcouru les vingt kilomètres qui les séparaient de la pouponnière en aérobus. La jeune femme écrasait de baisers l'enfant dans ses bras, tandis que le père attendait qu'elle lui en laisse un peu. Enfin elle se décida à lui céder le bébé, il le prit maladroitement, tenant bien la tête de sa main gauche comme on lui avait montré dans les films diffusé en boucle sur leur vidéo home, et la main droite placée sous les fesses de l'enfant. Cela donnait une posture artificielle et guindée, mais après tout, c'était leur premier, ils auraient tout le loisir de se former pour les prochains.

 

         Le soleil parvenait à percer malgré la couche de gaz qui enveloppait la ville, les  aérobus circulaient dans tous les sens, mais pas une place n'était libre. Ils se résignèrent donc à marcher en direction  du centre automobile, en ayant soin d'éviter les colonnes de vapeur chaudes qui suintaient des caniveaux.Le principal était de sortir le plus vite possible de la ville. Enfin un aérobus se présenta avec deux places libres, ils sautèrent aussitôt sur leur siège étroit, le jeune père tenant fermement l'enfant emmailloté sous son bras, et adoptèrent la cadence. C'était un véhicule rapide, ils furent donc au centre automobile en moins de vingt minutes. Une fois la course payée, ils se dirigèrentvers leur voiture électrique. Ils arrivèrent en vue de leur bulle alors que la lumière du soleil diffractait les photons poussiéreux au ras du sol. La voiture se glissa sur les rails construits à cet effet. Ils en sortirent tenant l'enfant comme un objet précieux, de leurs quatre bras soudés en une couronne d'amour.Tout était prêt pour l'accueillir, le berceau blanc dans l'alcôve feutrée et surveillée de trois caméras, les repas lactés réfrigérés qu'elle avait collecté depuis la naissance, les jouets colorés en poudre de maïs compactée.

         Ils déposèrent avec d'infinies précautions leur petit chef d'œuvre. Il avait passé tous les contrôles sanitaires, contrairement au bébé de leurs voisins de droite qui n'avait pas eu cette chance. Ceux-ci n'avaient pas pu le récupérer et étaient rentrés les mains vides et la mort dans l'âme. Bien sûr ils étaient autorisés à en reprogrammer un autre aussitôt, mais la tristesse les en avaient empêchés et ils avaient laissé passer leur temps de fécondation permise. Depuis on les avait vu  pendant des semaines errer dans la cité avec leur landau vide. La sécurité était déjà passée plusieurs fois suite à des plaintes de voisinage qui ne supportait plus de les voir ainsi détruire l'harmonie de l'espace réservé aux enfants. Quand ils s'asseyaient en face de la structure d'accueil corporel , et qu'ils regardaient les bambins  glisser et grimper sur les plans inclinés, leurs yeux se remplissaient de larmes, et ce, malgré l'aide psychologique et les électrochocs dispensés gratuitement et généreusement par le Gouvernement à tous les parents dans le même cas. Au bout de quelques semaines, puisqu'ils ne se décidaient pas à remettre un enfant en route, ils avaient été déplacés dans un autre secteur réservé aux personnes âgées.

 

LILA

       La jeune et heureuse maman , Lila, qui venait de récupérer son propre enfant en chair et en os, n'arrivait pas à compatir, pensant que si le Délégué  n'avait pas retenu cet autre bébé, c'est qu'il y avait de bonnes raisons et que de toute façon personne ne savait si son enfant serait sélectionné au prochain contrôle. C'était donc peut-être mieux ainsi pour ces gens, ils n'auraient pas à souffrir d'une autre séparation.

       La jeune femme s'activait joyeusement dans la cuisine, vérifiant sur l'emploi du temps imposé les différentes manipulations nécessaires et obligatoires relatifs au bébé. Tout était soigneusement répertorié, de sorte qu'elle n'avait plus qu'à appliquer le modèle sur l'enfant. Les premières comptines pour l'endormir étaient enregistrées sur vidéodisque, mais elle avait le droit de les interpréter elle-même puisqu'elle avait réussi l'examen de chant pour nourrisson le mois dernier. Sa voix avait été jugée conforme  aux exigences du délégué aux berceaux nommé par le Gouvernement dans son secteur d'habitation. Par contre Martin son mari n'avait pas obtenu le certificat l'autorisant à raconter des histoires et à chanter pour le bébé, sa voix n'étant pas assez douce et expressive. Sur le coup le jeune père avait eu l'air de prendre ça avec détachement mais Lila savait que ça l'avait peiné.

        Les premiers biberons se passèrent très bien, les deux jeunes gens pouvaient se relayer et le bébé, qu'ils avaient nommé provisoirement Tom profitait de leurs soins avec plaisir. Il grossissait régulièrement  et grandissait de même, il avait d'ailleurs droit à sa fiche anthropométrique tous les soirs  avec sa courbe de poids et de taille, une fois que Lila l'eut déposé dans le sas de vérification journalière à dix-huit heures précises .

           Chaque matin elle descendait dans le parc, à la même heure que les autres jeunes parents , elle promenait son bébé dans l'allée réservée, en ayant soin de bien suivre le numéro précédent. Elle avait le 4582-B-65, immatriculation que l'on retrouvait sur le côté du landau et également au poignet droit de Tom. Les Délégués avaient pensé un moment inscrire ce numéro sur le corps des parents, puis avaient abandonné l'idée, ces marques étant indélibiles et douloureuses pour ceux dont les enfants n'étaient pas sélectionnés par la suite et un peu invasives pour ceux qui auraient d'autres enfants.  Au bout de quatre aller-retour, elle s'asseyait sur le banc, face au jardin de motricité et pouvait converser avec les autres mamans pendant quinze minutes, tout en continuant à bercer le nourrisson et à lui chantonner les  mélodies autorisées. Ensuite c'était l'heure du second biberon, mis à température parfaite dans le réceptacle fixé derrière le landau. Le bébé était sensé avaler intégralement sa dose de mixture lactée enrichie de multitude de vitamines et oligo-éléments. Parfois Tom régurgitait une partie du breuvage et Lila cachait du mieux possible  les taches de bouillie laiteuse qu'elle retrouvait sur ses vêtements. Ainsi passait la journée, de promenades en promenades, agrémentées de quelques conversations anodines ayant pour seul sujet admis la santé et les progrès des enfants. Quand il faisait trop froid ou trop humide, les mères poussaient les landaus dans les longs corridors de verre aménagés entre les bulles d'habitations, ce qui permettait de ne jamais contrarier le rythme régulier des bébés.

           Lila bénéficiait de quatre mois de non-travail suite à l'arrivée de Tom, contrairement à Martin qui avait du reprendre son activité après deux semaines seulement, mais ce temps béni allait bientôt prendre fin, et la jeune femme angoissait à l'idée de devoir confier son bébé à une inconnue, même si celle-ci était garantie par le délégué. Elle savait bien que Tom devait à présent entrer en Education et qu'il lui faudrait se montrer performant pour accéder au département d'Excellence. Elle n'osait envisager l'échec et rien que de penser au circuit de refoulement réservé aux bébés ne correspondant pas aux critères du Délégué aux berceaux, ses yeux se trempaient de larmes et elle devait vite se cacher avant qu'une caméra ne détecte leur présence et l'envoie au centre de récupération émotive. Elle était déjà passée par là quelques années auparavant après l'évaporation de ses parents et en gardait un très mauvais souvenir. Tout le monde autour d'elle déplorait cette tendance à l'apitoiement et ne savait à quoi l'attribuer. Lila avait pourtant été parfaitement conditionnée et reconnue apte à la fécondation ainsi qu'aux différentes étapes constituant la vie d'une femme de secteur B. Son mariage avec Martin avait été programmé après les derniers tests qu'ils avaient passés l'un comme l'autre au centre de redéploiement  familial, le jour de leur dix-huit ans. Ils faisaient partie tous les deux de la promotion 2065, derniers bébés librement mis au monde de parents mariés à leur gré. Cette génération donnaient quelques soucis au Gouvernement et quelques éléments avaient du être éradiqués avant la phase de procréation. Pour Lila et Martin il n'y avait pas eu de problème, ils s'étaient rencontrés une fois, avant leur mariage, leurs profils respectifs avaient été bien étudiés et définis comme parfaitement compatibles, leur vie commune dans une bulle d'habitation du secteur B avait commencé sans aucun incident.

          Martin était un mari comme elle s'y attendait, sérieux et parfaitement normé, sans surprise ni agréable ni désagréable. Lila avait eu des échos de ce qui s était passé avec plusieurs de ses consoeurs, elle redoutait les aléas d'un tempérament fantasque, avec Martin elle avait été vite rassurée et quand elle était tombée enceinte, un mois après leur mariage, elle s'était dit qu'elle avait eu de la chance. Même si quelques souvenirs de ses parents hantaient parfois la mémoire de la jeune femme, et pour cela elle avait bénéficié d'une cure de reprogrammation émotive gratuite, elle s'était toujours comportée exactement comme on s'y attendait. Ce n'était pas le cas de ses autres jeunes femmes de la même génération, qui n'avaient su s'adapter aussi bien et aussi vite à la nouvelle Société et avaient du être évaporées.

         L'arrivée du bébé était un cap à passer, c'était d'ailleurs expliqué dans la brochure obligatoire affichée sur le vidéohome fixé au pied de leur lit et dont les pages virtuelles se tournaient d'elles-même tous les soirs depuis leur mariage. A chaque réveil sa lecture qui ne prenait que quelques minutes réaffirmait aux jeunes époux les notions de devoirs, d'accomplissement civique et rigueur morale ainsi que les freins à toute sensiblerie et émotivité déplacée. Un chapitre abordait l'arrivée du premier bébé en replaçant cette naissance en des termes abstraits de tout sentiment d'attachement. Les jeunes parents devaient être convaincus que, passée la période des quatre mois de « pouponnement », il se verraient détachés de l'enfant qui serait alors confié à l'Education. Et que ce serait seulement après les épreuves des deux premiers âges , c'est à dire à l'âge de trois ans , qu'ils pourraient de nouveau entrer en contact hebdomadaire avec celui-ci, dans les structures appropriées réservées à l'Enseignement. Les siècles précédents n'avaient que trop démontré l'inefficacité de l'éducation confiée aux seuls parents, formant des générations d'enfants rois incultes et incapables de socialisation ,le gâchis que cela avait provoqué notamment lors du dernier conflit civil sanglant de 2056 qui avait envoyé toute une génération  d'enfants et de jeunes gens à la mort. Depuis plusieurs réformes avaient vu le jour, la dernière étant celle du mariage programmé scientifiquement, dont Lila et Martin étaient les premiers expérimentateurs. Car si leurs propres parents avaient pu se choisir librement, ils avaient du se soumettre à la nouvelle Réglementation concernant les bébés. Lila se souvenaient confusément d'une certaine chaleur, d'odeurs parfois, surtout depuis qu'elle s'occupait elle-même de Tom. Les parfums qui émanaient du corps du nourrisson la troublaient sans qu'elle n'en laissât rien paraître.

Le quatrième mois allait s'achever, elle vivait ses dernières heures auprès du bébé. Bien sûr elle continuait à s'occuper des tâches multiples le concernant, nourriture, nettoyage, éveil sensoriel, mais le coeur n'y était plus, Lila agissait de plus en plus en automate, les yeux rivés sur la pendule numérique. Martin ,quant à lui, semblait plutôt se réjouir de récupérer bientôt sa femme pour lui seul, d'autant qu'il le savait, ils pourraient tous les deux reprogrammer un autre bébé un mois après le départ de Tom.

 

            Le matin du dernier jour de pouponnement, Lila coucha le bébé sur le côté afin de lui enlever sa brassière, ses doigts pianotaient distraitement sur le corps doux et chaud quand ils s'arrêtèrent brusquement. Ils venaient de sentir une aspérité inhabituelle, un petit bouton placé sur l'omoplate gauche, une rougeur infime détectable seulement au toucher. Les bébés programmés n'avaient pas de rougeurs ni de boutons, les bébés programmés étaient parfaits, surtout le jour de leur entrée à l'Education. Le moindre défaut les éliminait d'office, c'était ce que proclamait les spots d'avertissements journaliers .Ce qu'on faisait des bébés imparfaits, personne ne le savait exactement mais on ne les revoyait jamais. L'état de la planète était tel que la Politique de l' Enfance avait du prendre des décisions radicales. On ne pouvait continuer à laisser se développer anarchiquement la population. Chaque être humain aurait le droit de procréer trois fois dans sa vie mais seuls les éléments parfaits seraient gardés. A partir d'un âge défini selon l'utilité sociale de chacun, il y aurait évaporation. C'était la solution, la dernière si l'on voulait que l'espèce humaine survive.

         Un bouton, cela signifiait que Tom serait écarté du programme d'Education. C'était suffisant. Lila le savait. Elle approcha les yeux de la petite rougeur, souffla délicatement espérant la faire disparaître, prit un morceau de toile fine enduite de crème qu'elle passa avec d'infinies précautions sur l'omoplate de Tom. Elle rinça à l'eau purifiée tiédie à la température exacte du corps du bébé. Puis attendit, le coeur battant, trop fort pour que cela échappât au capteur respiratoire de la bulle. Le moindre dérèglement était aussitôt signalé aux autorités du secteur et une alerte se déclenchait sous la forme d'une lumière rouge, à l'extérieur. Si une patrouille se trouvait par là, elle ne manquerait pas d'intervenir dans l'instant. Aussi Lila s'efforça-t-elle de calmer les battements de son cœur par de profondes respirations. Ce qui fut efficace car la lampe rouge s'éteignit et aucune manifestation extérieure ne se déclencha.

          La panique qu'elle ressentait intérieurement ne se lisait aucunement sur son visage, ses traits réguliers étaient détendus comme d'habitude, et elle accomplit les mêmes gestes que la veille, soulevant l'enfant pour le déposer délicatement dans le landau, rabattant bien la petite couverture azurée jusqu'au menton de Tom qui babillait joyeusement, et commençant à chantonner la berceuse de début de promenade qu'il entendait chaque matin à la même heure depuis son arrivée dans le foyer maternel.

          Le temps était au beau, ils se rendirent donc au parc en empruntant l'allée coutumière, emboîtant le pas au numéro 4581-B-65, une femme blonde aux jambes fines à qui Lila n'avait jamais adressé la parole en quatre mois. D'ailleurs quand elle s'asseyait sur le banc de repos pour le quart d'heure de conversation elle n'avait pas trop le cœur à parler, elle répondait juste aux questions de sa voisine de gauche,  4580-B-65, curieuse de savoir comment allait Tom, et sa taille et son poids jour après jour, au point que Lila en était venue à la soupçonner d'être un agent du Délégué charger d'espionner et de contrôler les mères un peu instables. Ce jour-là, elle eut envie de se tourner vers sa voisine de droite, énigmatique jeune femme qui évitait toutes les conversations en fermant les yeux dès qu'elle se trouvait sur le banc. Lila tourna légèrement le buste vers elle mais la blonde jeune mère avait déjà les yeux fermés et chantonnait pour son bébé tout en appuyant régulièrement sur la poignée du landau afin de lui imprimer ce petit mouvement de va-et-vient demandé habituel.

Bravant toutes les règles comportementales autorisées, Lila se permit un raclement de gorge sensé éveiller la conscience de sa voisine à sa présence. Celle-ci ouvrit les yeux et se tourna vers la gauche, le visage dénué d'expression. Elle regarda Lila dans les yeux, attendant un signe d'elle.

-      C'est le dernier jour, dit  Lila, qui savait pertinemment les risques qu'elle encourait à évoquer ce sujet interdit.

La jeune femme ne dit rien, seul son regard barré d'effroi témoignait de ses sentiments. Ses lèvres se serrèrent convulsivement l'une contre l'autre.

-      Pardon, repris Lila, je voulais dire comment va votre bébé, essaya-t-elle de se rattraper, voyant qu'elle avait fait fausse route en provoquant ainsi une telle terreur chez sa voisine.

-      Très bien, répondit celle-ci par automatisme, et le votre?

-      Il a un problème, ne put s'empêcher de murmurer Lila, je ne sais pas quoi faire, tout allait bien jusqu'ici...

L'autre jeune femme fut tentée de se lever pour échapper aux confidences de Lila, mais le quart d'heure n'était pas écoulé et elles savaient toutes deux qu'au delà de l'aire de jeux elles étaient observées et que rien n'échappait à ces yeux invisibles.

-      Très bien merci, répéta la jeune femme blonde, pour oublier les mots de Lila. Mais celle-ci, noyée d'angoisse, ne parvenait plus à dissimuler son trouble.

-      Il a une marque rouge, comme un petit bouton, je ne comprends pas comment c'est arrivé, tout allait bien, j'ai fait tout ce qu'il fallait, je ne comprends pas, qu'est-ce qu'Ils vont lui faire, je ne sais pas comment le cacher, j'ai essayé ce matin mais c'était encore pire. Et le votre il n'a rien, peut-être qu'il y a eu une intrusion d'insecte malgré la Bulle?

-      Tout va bien, susurra l'autre femme, nos bébés sont très beaux, continua-t-elle, ils vont intégrer l'Education demain, continua-t-elle sur le même ton, comme les Délégués le lui avait appris. Le quart d'heure était écoulé, Lila dut se lever comme ses voisines et reprendre le défilé qui retournait vers le parterre de bulles d'habitations, chaque porte s'ouvrant au fur et à mesure des passages et semblant happer la femme et le landau qui se tenait devant elle. Ainsi Lila regagna son secteur et sa bulle, sans avoir pu s'épancher et trouver une solution pour Tom et la rougeur qui depuis le matin s'était agrandie, recouvrant à présent l'omoplate du bébé. Arrivée à l'intérieur elle souleva l'enfant qui s'était endormi pour le replacer dans le couffin. Les vêtements cachaient pour le moment la tache rouge, mais Lila aurait à le déshabiller ce soir pour le bain et alors les caméras de surveillance ne pourraient que se rendre compte de ce drame.

A bout de nerfs, elle s'effondra sur son lit malgré l'interdiction de s'étendre faite aux mères avant l'heure de la sieste du bébé. L'attention des caméras étaient toute absorbée par l’enfant, elle savait qu'elle pouvait s'octroyer ce petit temps de repos. Elle s'endormit.

 

      Quand elle s'éveilla, une heure avait passé. Un vent de panique s'empara d'elle.         Qu'avait-elle fait, le dernier jour en plus! Vite se remettre en activité, le biberon de midi. Justement l'heure était passée et Lila n'entendait pas les réclamations de Tom. Il aurait du hurler, lui si habitué à recevoir de la nourriture à heure fixe. Elle se dirigea vers l'alcôve où se trouvait le berceau. Celui-ci était vide.

 

     Vide. Lila dut s'accrocher au montant du petit lit pour ne pas s'effondrer. Elle fouilla compulsivement les draps et les oreillers, bien sûr sans y trouver Tom. Elle regarda même sous le couffin, comme si le bébé de quatre mois avait pu s'extraire de lui-même du berceau. C'était inexplicable. Il avait disparu.

Elle sortit de l'alcôve, retenant les cris qui lui montaient dans la gorge, se heurtant aux meubles de la pièce, s'éraflant les mains sur les parois abruptes des murs, les yeux fous. Elle sentait sur elle l'oeil des caméras, se cacha le visage dans les mains comme si sa détresse pouvait échapper à ses sentinelles. Rien ne se produisit cependant, aucune patrouille ne surgit dans la bulle, arme paralysante au poing. Lila resta ainsi, seule avec sa stupéfaction, et sa peur nouée au ventre. Petit à petit la raison reprit le dessus. Quelqu'un était entré et avait pris Tom. C'était la seule explication. Quelqu'un était entré, mais comment? Et pourquoi? Ca n'arrivait pas ça n'arrivait jamais, il était impossible de pénétrer dans une bulle d'habitation à moins d'en être l'occupant, sauf si l'on faisait partie de la patrouille ou de la Délégation.

 

     Lila sortit de la bulle, sans se préoccuper des consignes stipulant qu'on ne pouvait sortir qu'en cas d'extrême urgence. Pour elle rien n'était plus urgent que de comprendre où était passé Tom. Mais, tandis qu'elle posait le pied à l'extérieur , elle se rendit compte que toutes les femmes du secteur de maternité B faisaient de même, elles étaient toutes à leur porte, chancelantes et désemparées, comme elle, n'osant hurler leur peine. Toutes s'étaient vu enlever leur bébé pendant leur assoupissement. Ainsi, c'était comme ça qu'ils procédaient, ils emmenaient les nourrissons tandis que  les mères dormaient, sans doute aidées par quelque mixture indétectable et versée dans la boisson médicalisée qu'on leur demandait de boire le matin.

   C'est à ce moment que le haut-parleur se mit à cracher son message: "Mesdames, rentrez chez vous, vos enfants sont en de bonnes mains, nous allons nous en occuper comme vous l'auriez fait. Ils entrent en Education à partir d'aujourd'hui". Le Gouvernement avait pris cette option d'enlever les bébés pendant le sommeil de leurs mères, cela évitait tous les problèmes de crises, de pleurs que pouvaient déclencher le départ d'un enfant pour sa maman, bien que dans l'absolu toutes aient été conditionnées pour ne rien ressentir de cette sorte. Cependant la médecine n’avait pas encore éradiqué complètement "l'instinct" maternel, c'était pour cela que l'on laissait encore les enfants à leur mère durant quatre mois. Mais il était prévu que la prochaine génération de primipares ne bénéficie plus que de deux mois de pouponnage, le temps que la production de lait maternel ait rempli son rôle anti- infectieux.

  Lila dut se retenir pour ne pas adresser un signe à sa voisine, mais celle-ci avait déjà réintégré sa bulle.

   Le reste de la journée, elle tenta de s'occuper en attendant le retour de Martin. Bien sûr, toute son activité ménagère était inscrite et elle savait exactement ce qu'il fallait exécuter. C'était son esprit qu'elle essayait de remplir, pour ne pas penser à l'atroce évènement, la tâche rouge de l'épaule qui, elle en était certaine, lui enlèverait à jamais son trésor, son enfant chéri. En rangeant comme il le fallait les petits vêtements de Tom, dans le coffre aménagé qui serait ensuite débarqué par les sous-délégués, Lila saisit un carré de coton qui avait servi à la dernière toilette du bébé, coton qui aurait du normalement se retrouver dans le déchétoir encastré dans le mur de l'alcôve. Il était obligatoire de jeter tout objet ayant servi dans cet endroit où il était immédiatement ou détruit ou réaseptisé.

  Lila , très subtilement, dissimula la lingette dans ses vêtements. Elle n'avait plus conscience à cet instant de la gravité de son geste, il était bien clair qu'aucune mère ne devait garder trace du bébé après l'envoi en Education, au cas où le bébé ne serait pas retenu et ne reviendrait pas. Mais la jeune femme réagissait maintenant à l'instinct, comme l'aurait fait sa propre mère. Les dictats n'y pouvaient rien. De sentir le petit bout de papier tissé sur sa peau la faisait frémir...

 

  Martin rentra comme chaque soir à dix-neuf heures précises, posa la sacoche grise contenant les fiches de travail de la semaine sur le présentoir à gauche de l'entrée. Il ôta la lourde veste de coton recyclable fournie par l'administration et l'accrocha à la patère . La sienne était de couleur bleue clair, c'était celle des techniciens premier degré du secteur B.

  Il trouva Lila affairée comme à l'accoutumée dans la cuisine. Elle lui tournait le dos, penchée sur le plan de travail, occupée à laver les légumes du soir. Il savait que Tom était parti, on les en avait informés le matin même, leur expliquant également les modalités des "enlèvements". Martin n'avait rien à redire à cela: bien que lui aussi ait été élevé par des parents qui s'étaient librement choisis, il n'avait pas, comme Lila, eut une mère un peu trop émotive. D'ailleurs ses parents à lui étaient toujours en activité sur un poste de gardiennage dans le secteur H, celui du recyclage des humains évaporés. Ca n'avait rien de choquant, les places dans les cimetières étaient inabordables, seules les personnes de Haute Dignité étaient enterrées à présent, quant au crématorium, ils avaient été détruits et remplacés par les ateliers gouvernementaux de recyclage. Ce qu'on parvenait à extraire comme matière première utilisable à partir d'un humain décédé était , en dehors du prélèvement des organes obligatoire, inimaginable pour quelqu'un du siècle dernier. Et en ces temps de pénurie totale  d'énergies fossiles aucun gaspillage n'était envisageable.

 Les vieilles doctrines religieuses avaient disparu de la planète et nul ne se souciait plus d'un corps mort comme d'un temple ou je ne sais quoi, à part quelques illuminés que l'on gardait enfermés pour en étudier les comportements déviants. Martin rendait visite à ses parents tous les mois, il était heureux de les voir toujours en forme et enthousiastes. Une seule fois il avait cru déceler un peu de tristesse dans les yeux de sa mère, c'était lors de l'évaporation d'une de ses amies d'enfance, après un accident chimique sur le lieu de travail de celle-ci. Tous les actifs du secteur avaient dû être transmutés de peur d'une contamination. Et même si les conditions du Passage, comme on l'appelait ici, s'étaient considérablement adoucies depuis une vingtaine d'années, les futurs évaporés étant soumis à une injection d'euphorisant instantané dès la décision prise par les Autorités, la mère de Martin avait eu le temps de croiser le regard de cette amie tandis qu'on l'acheminait vers les salles de préparation, et elle n'y avait pas lu que de la joie artificielle. La terreur panique était là, sous le masque de l'euphorie chimique.

  Martin posa un baiser léger sur la joue de Lila, qui lui sourit sans tourner la tête, les yeux rivés sur les carottes et poireaux qu'on parvenait encore à faire pousser dans les jardins du secteur. Elle se mit à caresser les légumes avec tendresse, dans un abandon que Martin surprit et n'osa pas déranger.

- Comment c'est passée ta journée? demanda-t-il d'un ton qui se voulait neutre.

Lila s'écarta de l'évier en s'essuyant les mains sur son tablier. Elle se dirigea vers une des chaises du salon et se posa lourdement, comme épuisée. Ses yeux restaient baissés, elle avait trop peur de ce qu'aurait pu y lire Martin. Quand elle se souvenait des sentiments qu'elle avait eu auparavant au sujet du bébé des voisins qui n'était jamais revenu, de son indifférence et même de sa réprobation, elle éprouvait de la honte, elle qui, à présent, était torturée de douleur à l'idée de ne jamais revoir Tom. Mais elle savait qu'elle n'en devait rien laisser paraître, alors elle leva la tête vers Martin, un large sourire illuminant son visage:

- Très bien, à merveille, comme d'habitude! Et toi ?

- Pas de souci, pas de souci, répondit Martin. C'était la phrase qu'il répétait chaque soir, depuis deux ans.

Ils dressèrent la table pour eux deux, comme avant la venue de Tom, sans parler de biberon, de couche, de comptine, comme si le bébé n'avait jamais existé. Toutes les affaires concernant l'enfant avaient été débarrassées dans l'après-midi, Lila avait déposé la mallette devant la porte  de la bulle et un véhicule était passé quelques minutes plus tard.

Le repas se passa tranquillement, à écouter sur le vidéohome les nouvelles du monde, nouvelles qui se résumaient à quelques informations évasives sur les grands évènements de la journée, séismes, inondations, catastrophes chimiques, et les inévitables rubriques "chiens écrasés", pour terminer toujours par une pirouette drôlatique, un incident amusant ou quelque bizarrerie génétique nouvellement arrivée, afin que les occupants des bulles restent sur un sentiment de joie paisible et pacifique. Le Gouvernement de l'Ouest, qui régissait la moitié de la planète, des Etats Unis à l'ancienne Europe , avait, depuis une trentaine d'années, signé un pacte de non agression avec les voisins de l'Est. D'ailleurs les modèles de société y étaient identiques, mises à part les méthodes un peu plus radicales et expéditives  de Pekin quant aux décisions arbitraires d'évaporation des individus pouvant déroger à l'ordre établi.

Peu avant 21 heures, ils allèrent se coucher, car Lila devait reprendre ses fonctions au sein de la communauté dès le lendemain matin et le réveil serait très matinal. Ils n'eurent aucune activité sexuelle ce soir-là, malgré l'envie qui tenaillait Martin de serrer dans ses bras la jeune femme. Ils devaient attendre le cinquième mois après l'accouchement,  aucune pilule contraceptive n'était prescrite entre deux grossesses, de peur que cela n'entraîne des perturbations hormonales , et ces temps-ci, toute perturbation de quelque nature qu'elle soit était à éviter.

Lila n'arrivait pas à dormir. Elle avait pourtant avalé le cachet sédatif posé sur la tablette à côté du lit; elle ne pouvait contrôler sa pensée. Qu'allaient-ils faire de Tom? Est-ce qu'on évaporait aussi les enfants? Quand allaient-ils la prévenir, s'ils la prévenaient un jour! Comment continuer à vivre avec insouciance en sachant que votre bébé est peut-être livré à des expériences médicales, peut-être le faisait-on souffrir, malgré les protocoles  interdisant de soumettre à la souffrance physique  tout être vivant depuis la fin des derniers conflits. Sa raison tentait de s'imposer, mais ses émotions étaient plus fortes. Martin, à côté d'elle, ne semblait rien percevoir et dormait, la bouche légèrement entrouverte et le souffle régulier.

 

  Le matin lui sembla une délivrance, elle allait reprendre ses habitudes dans le bureau 4-807-B, et retrouver les collègues qu'elle avait quittées cinq mois plus tôt. Le dernier mois de grossesse s'était passé dans le Centre  d'accouchement, un grand bâtiment réservé aux femmes en fin de gestation. Elle avait pu se détendre, se reposer et se promener dans les allées superbes bordées d'immenses chênes quadricentenaires, le genre d'arbres qu'on ne trouvait plus  à l'état sauvage  mais seulement répertoriés et protégés comme témoins d'un temps effacé à jamais.

Elle y avait croisé d'autres jeunes femmes comme elle, heureuses de leur première maternité à venir, gonflées d'oestrogènes et  de pensées  souriantes. La conversation était permise et elles avaient passé de longs moments à discuter de leurs bébés à naître.  Seules leurs identités devaient demeurer secrètes, ainsi que les lieux de leurs bulles d'habitation, ceci afin d'éviter les relations futures après les naissances; Lila gardait de ces moments une impression de bonheur pur, de symbiose avec la nature qui était devenue si précieuse après ces années de guerre chimique. Elle se sentait rescapée d'un monde disparu mais toujours présent dans ses génes, enfoui au plus profond de sa mémoire physique, comme si son corps , malgré plusieurs générations du régime Néo-Catharsiste me  instauré depuis quarante ans, où les sentiments personnels et les désirs individuels devaient s'effacer devant le bien commun décrété par le Gouvernement Central, son corps donc, fait encore de chair et de sang, son corps avec ses odeurs , ses humeurs, sa chaleur, restait un lieu secret inaltérable, un être dans son être, indépendant et  fragile, dénué de raison, et transporté malgré elle  dans une joie intérieure par cette maternité à venir, cette vie pulsée en ce ventre rond et lourd qu'elle aurait voulu secrètement garder pour elle, sachant que dès la délivrance par césarienne obligatoire le bébé lui serait enlevé pour dix jours, qu'elle ne le verrait pas avant et encore seulement s'il était reconnu sans tare mentale ni défaut physique. Et tous les traitements visant à contrecarrer ces marques d'appartenance à une humanité révolue n'avaient pas réussi à ôter chez la jeune femme ce sentiment de puissance créatrice, qu'elle cacha au plus profond de sa conscience, malgré les années de fer et de sang, les années de soumission à la règle, les années de non-vie programmée pour l'Homme en échange de son hypothétique survie.

 

  Durant ces promenades, tandis que grandissait en elle ces sentiments interdits, elle avait beaucoup discuté avec Tania, une autre jeune femme de son âge, qui venait d'une province très éloignée ainsi qu'en témoignait un accent slave issu des profondeurs archaïques de l'ancien  langage de l'Est. Tania était toujours très gaie et riait d'un rien, d'une feuille tombée d'un des grands chênes, de la pluie qui les surprenait parfois en pleine conversation, toutes deux campées au beau milieu du parc .Tania remuait des bras et des doigts en évoquant son futur enfant, puis soudain , sentant les gouttes lui effleurer la joue, partait d'un éclat sonore et frappait des mains comme une petite fille découvrant une poupée magnifique sous un sapin de Noël . Lila appréciait sa compagnie, elle trouvait chez elle une légèreté qu'elle sentait lui échapper à mesure que le moment approchait . La dernière semaine de leur séjour au Centre d'accouchement, Lila ne trouva plus sa nouvelle amie, ni dans les allées, ni dans le réfectoire, ni dans les salles de repos. Elle n'osa demander à une déléguée où elle était passée, on ne devait pas se faire d'amies ici, juste des relations éphémères, et les oublier ensuite, c'était la règle.

  Lila supposa qu'on l'avait transférée dans un Centre proche de sa bulle, de l'autre côté de la frontière Est, pour la naissance de son bébé. Elle se força à contrôler sa pensée et à se recentrer sur elle et l'enfant à naître. Elle songeait aussi à Martin, resté seul au foyer et attendant avec impatience le retour de sa jeune épouse. Elle ne ressentait pas le manque de sa présence pourtant affectueuse, mais elle le connaissait si mal, car bien que mariés depuis dix mois, leur vie au quotidien n'était faite que de rendez-vous programmés, ils n'avaient pas encore obtenu l'autorisation de sortir à l'extérieur en dehors des heures d'occupation et d'intendance, comme d'autres couples plus expérimentés, qui s'offraient de temps en temps une escapade au restaurant ou au cinévision. Et l'acte charnel qui avait abouti à cette grossesse ne l'avait guère comblée, pour elle ce n'était qu'un exercice de gymnastique associé à une éjaculation attendue de son compagnon, et pendant que Martin se répandait en elle, Lila ne pensait qu'aux minuscules spermatozoïdes traçant leur chemin jusqu'à l'oeuf, le futur nid de son enfant.

Il en avait été tout autrement après l'accouchement. La retombée brutale des hormones, malgré le tirage de lait quotidien imposé par la nouvelle loi sur la production de lait maternel, l'avait laissée hagarde et tétanisée au niveau émotionnel. Son corps, après neuf mois d'ascension vers un accomplissement libératoire, s'était effondré comme un soufflé refroidi. Elle redevint exactement la jeune femme qu'elle était avant cet évènement, froide et sereine, accomplissant les tâches demandées sans état d'âme, attendant l'expiration des dix jours de confinement en pouponnière du bébé qu'elle ne connaissait pas.

 

Tout fut différent à la minute même où elle eut Tom dans les bras pour la première fois.

 

  Lila caressait le petit bout de coton où le lait de toilette avait séché. Elle y  passait les doigts,  elle les reniflait ensuite comme une bête cherchant l'odeur de son petit. Elle avait glissé le petit carré blanc sous le matelas avant l'arrivée de Martin, de son côté à elle , de façon à l'avoir à portée de main sans bouger le bras. Quand elle s'endormit il n'en restait que des fibres blanchâtres écrasées qui se dispersèrent sur le sol.

 

  L'arrivée de Lila  au bureau 4-807-B fut fêtée avec des embrassades et moult effusions. Ses collègues l'appréciaient au plus au point, tant sa gentillesse et sa disponibilité  allégeaient leur propre tâche. Lila était toujours d'accord pour travailler davantage, en prenant à son compte les travaux que ses collègues n'avaient pas eu le temps de terminer. Elle était rapide et efficace dans ces domaines qui requéraient de l'attention et de la rapidité d'évaluation. Les femmes qui travaillaient avec elle pensaient, elles en parlaient entre elles, que c'était son séjour au centre de reprogrammation émotive quelques années auparavant qui l'avait aidée. Elles en étaient aussi secrètement jalouses, même si ce sentiment était interdit officiellement.

 

  Le bureau auquel se rendait Lila tous les jours était spécialisé dans le transfert de données de toute sorte, il s'agissait d'un lieu intermédiaire chargé de vérifier et de classer  des informations qui étaient ensuite retransmises à des Autorités supérieures. Bien souvent il ne s'agissait que de données chiffrées, de longues listes  fastidieuses à comparer à d'autres aussi rébarbatives, parfois des données sur la concentration de population, des statistiques quant à des problèmes sociaux venaient se glisser dans ces comptes  Lila s'était contentée jusqu'à présent de remplir son activité, vérifier les listes, les comparer à d'autres et les renvoyer, sans s'y intéresser. La tâche était sans fin, les  rubans sortaient des énormes fax sans discontinuer, comme une route de papier bistre, dans un bruit uniforme et monotone. Certains employés n'avaient pour unique raison de l'être que le travail d'enroulement sur des tiges d'acier de ces serpents encrés. Lila n'avait pas montré plus de curiosité aux écrits de ces rouleaux ce jour-là que les autres jours

 

  Elle passa sa matinée à éplucher le courrier en attente tout en expédiant des bons de transfert restés sans objets depuis quelques jours. A la pause de déjeuner, elle se rendit avec les collègues habituelles au réfectoire où on leur servait invariablement le même repas, les variations ne concernant que le dîner en famille. C'était un gruau de fibres proteïnées agrémenté de quelques algues vertes, le plat qui suffisait à leur garantir tout ce dont elles avaient besoin pour se maintenir en forme et continuer à être efficientes le plus longtemps possible.

  Lila , sans en avoir conscience, se glissa à la table des femmes qui avaient déjà eu un bébé en retour d'Education. Les discussions concernant la sphère privée n'étaient pas tolérées, seules étaient admis les propos relatifs à l'occupation au sein du bureau, aux activités de divertissement ainsi que les propos futiles, répertoriés, sur la mode, le maquillage, les soins du corps. Mais la jeune femme se sentait attirée par ce groupe, elle les écouta attentivement semblant guetter sur leur visage des traces de ce qu'elle ressentait. Elle savait que, à cause de cette tache rouge apparue sur l'épaule de Tom, tout pouvait arriver, qu'elle n'en serait informée qu'au moment où les autres enfants regagneraient leur famille, enfin prêts à l'Enseignement, moment où chaque parent pourrait récupérer son enfant un jour par semaine en toute liberté, avoir des activités extérieures avec lui, rire, jouer et le regarder grandir. Elle se souvenait de ses promenades dans l'allée, poussant le landau ou babillait Tom, de sa certitude de le récupérer plus tard. Elle se souvenait aussi de sa voisine de droite, et des terribles mots que son angoisse lui avait fait prononcer. Il fallait qu'elle lui parle, pour lui dire qu'elle s'était trompée, que ce n'était que l' ombre rouge d'une caméra de surveillance qu'elle avait cru voir sur Tom, qu'elle était un peu nerveuse ce jour-là. Elle comprendrait, elle oublierait cette confidence à peine murmurée mais dont le souvenir emplissait maintenant Lila comme un poison.

  En fin d'après-midi, elle regagna la zone de transport qui devait la ramener au secteur B. Egarée dans des pensées extérieurement  insoupçonnables, elle marchait vers sa bulle quand elle aperçut sa voisine de droite, regagnant elle aussi son domicile. Lila fut prise d'une envie folle de la rattraper, de lui parler pour se justifier de ses paroles d'hier. La voisine l'aperçut également, lui fit le signe de tête attendu en de pareilles circonstances, les relations de bons voisinage étant de rigueur, et ralentit imperceptiblement le pas. Lila le sentit, elle accéléra le sien  sans rien en laisser paraître, allongeant ses enjambées, si bien qu'elles furent toutes les deux au même niveau au moment d'arriver devant leurs portes respectives. Lila leva les yeux vers la jeune femme blonde, elle pleurait.

Elle franchit le terre-plein séparant les deux allées.

- Oh, bonsoir, que vous-arrive-t-il? La sollicitude auprès de concitoyens en détresse physique n'était pas prohibée, il se produisait encore des accidents de toute sorte malgré les mesures de sécurité prises par les Autorités.

- Oh, bonsoir, non,rien, j'ai quelque chose qui m'a griffé l'oeil, un peu de poussière peut-être.

- Laissez-moi voir, dit imprudemment Lila, alors que la jeune femme allait rentrer chez elle et aurait pu se soigner elle-même.

  Mais elle se laissa faire , bizarrement, comme soulagée de l'intervention inhabituelle. Lila scruta l'oeil rougi, n'y trouva rien d'alarmant et s'apprêtait à retourner dans son allée quand elle sentit la main de la jeune femme dans la sienne. Elle la referma sur un minuscule morceau de papier.

 

 

   Lila ne déplia la main qu'une fois qu'elle eût refermé la porte. Les caméras qui étaient en fonction pendant la présence de Tom étaient maintenant inactives, et elle pouvait lire sans crainte le message de sa voisine: «  mon fils aussi ». Le texte était laconique et elle chercha à en comprendre le véritable sens: « mon fils aussi », cela voulait-il dire que son fils avait un problème, et lequel? ou alors son fils avait-il été emporté comme Tom tout simplement? Mais ça, Lila le savait, tous les bébés étaient partis. Elle décida de ressortir, prétextant des emplettes qu'elle inscrivit sur la tablette électronique de l'entrée. La voisine eut la même idée.

Elles se regardaient maintenant à la dérobée, sur le perron de leur bulle respective, toutes deux leur sac à la main, cherchant à dissimuler ce lien de la confidence de Lila, qui ne comprenait pas que l'enfant de l'autre avait eu la même tache sur l'omoplate, exactement au même instant, tache qui s'était élargie sur tout le dos du petit Ewen,  mais dont la jeune mère jamais n'aurait osé s'en confier à Lila quand celle-ci avait laissé parler son angoisse!

Elles suivirent chacune leur allée respective pour se rendre à l'unique marché fournisseur de légumes au bas de la limite du secteur B sans se croiser d'aucune façon, comme obligées à présent  de se tenir à distance.

Tandis que Lila choisissait avec distraction les quelques poireaux et tomates auxquels ses tickets lui donnaient droit, elle prit conscience que dans sa précipitation, elle avait laisser le billet froissé sur la tablette de l'entrée, et que Martin serait peut-être rentré avant elle. La panique s'empara d'elle. S'il découvrait le papier? Son trouble apparent fit s'approcher d'elle une déléguée du secteur qui

se mit à l'observer d'un oeil inquisiteur.

- Quelque chose ne va pas? s'enquit-elle d'un ton qui se voulait anodin.

- Non non, répondit Lila, je me demandait simplement si mon mari ne préfèrerait pas pour une fois autre chose . Peut-être  des fruits?

- Mais vous n'avez pas de ticket de fruit pour aujourd'hui.

- Oui, je sais, c'est demain, excusez-moi, j'y pensais c'est tout.

La déléguée s'éloigna, à l'affût d'un cas plus intéressant à signaler à ses chefs.

Lila s'éclipsa rapidement alors que les autres femmes profitaient de ces instants de liberté relative pour échanger des propos futiles. Elle parvint devant la bulle juste avant dix-neuf heures, alors que la silhouette de Martin s'annonçait dans l'allée. Elle ouvrit la porte, saisit le papier resté sur la tablette et se précipita dans la cuisine, ouvrit le robinet pour y plonger les légumes et y noyer le billet qui finit en torchon grisâtre au fond de l'évier. Quand il entra posant sa sacoche  et accrochantsa veste à la patère, elle se retourna et lui adressa un sourire radieux. Le rituel conjugal pouvait reprendre, Lila était redevenue maîtresse d'elle même et rien ne transparaîtrait de cette banale journée.

 

 

.

 

   Martin et elle dînèrent comme à l'accoutumée sur la table devant laquelle trônait le vidéohome. Ce soir-là, l'écran retransmettait des informations sur une révolte d'employés agricoles qui avait été réglée, selon les dires du poste,sans aucun dommage ni du côté des manifestants, ni du côté de l'Autorité. Lila semblait particulièrement attentive , elle qui d'ordinaire préférait s'activer dans la cuisine pendant la séquence d'information restait là, les yeux grands ouverts, cherchant sur les visages des ouvriers quelque chose , un signe, une émotion à partager. Ces gens ne faisaient pas partie de leur secteur, ils travaillaient en D, là où était concentrée une population d'ouvriers qu'il avait fallu former aux anciennes technologies datant d'avant la grande récession. Le travail manuel et l'effort physique étaient importants, il fallait faire face à une réorganisation mondiale des marchés heureusement canalisés grâce à la rigueur d'un planning familial efficace.

Ces employés pourtant formatés dès leur plus jeune âge avaient gardé une tradition de revendications presque mensuelle qui faisait partie du folklore de leur corporation. Les Autorités les laissaient défiler et agiter des pancartes à l'orthographe approximative, puis, en fin de cortège elles dispersaient les derniers arrivés jusqu'à remonter en tête, dans le dos des plus vindicatifs. Là il fallait, pour le spectacle, en découdre un peu. Quelques coups de matraque mal donnés, quelques cris puis un discours "improvisé" du chef de l'Escouade  monté sur une caisse en bois promettant des mesures concertées et satisfaisantes pour tous, et chacun rentrait chez soi le devoir accompli. C'était le feuilleton préféré des autres secteurs, que l'on commentait en famille avec force débats. Il fallait créer des sujets à polémique, toutes les oeuvres cinématographiques et littéraires tendancieuses avaient été retirées de la circulation depuis un quart de siècle, leur connaissance ne servant qu'à provoquer des affrontements idéologiques stériles et anti productifs.

 

  Martin regardait sa femme. Les autres émissions sur ce sujet des rebellions l'avaient toujours laissée de marbre. Parfois Martin s'esclaffait à la fin du reportage quand un ouvrier esquivait habilement le coup d'un délégué ou quand un autre se faisait courser par deux sous-fifres et parvenait à les distancer, c'était comme un film , Martin en avait vu plusieurs, des westerns remasterisés dont on avait coupé les scènes violentes. Il appelait Lila pour qu'elle profite du spectacle mais elle trouvait ça idiot. Elle préférait nettoyer je-ne-sais-quoi à la cuisine. Aujourd'hui c'était différent, elle restait collée à l'écran. Martin voulut entamer une discussion sur l'émission une fois celle-ci terminée, mais la jeune femme semblait perdue dans ses pensées, alors il n'insista pas et se mit à lire un nouvel épisode illustré de sa série fétiche, fournie par le Centre de Lecture du secteur B.

Lila ferma les yeux, penchée sur la vaisselle à rincer,les mains égouttant machinalement les deux assiettes en terre vernissée. Sa bouche s'arrondit et commença à émettre une petite musique, très doucement, une comptine qu'elle chantait à Tom, une histoire de grenouille: qui avait jamais vu une grenouille? Sa tête se balançait au rythme de la chanson, presque inaudible, mélopée désespérée.

  Il lui fallait se ressaisir, elle ne pouvait continuer pendant ces semaines, ces mois, à se demander jour et nuit ce qu'il était advenu de Tom et de sa tache. Elle devait savoir, et d'abord revoir la voisine, oui c'est ça, revoir la voisine, se débrouiller pour lui parler du billet ,et puis ensuite trouver le moyen , trouver les dossiers, oui, les dossiers des enfants, ils étaient classés quelque part, ça Lila le savait, elle ne savait pas où, dans quel secteur, mais elle allait chercher, au bureau, oui, sûrement, elle pourrait trouver des informations. Le secteur de l'Education était maintenu secret mais les enfants nouvellement arrivés étaient encore trop petits pour se passer d'un berceau. Alors il devaient sans doute être ramenés dans un secteur parallèle au premier.  Il fallait qu'elle retourne en ville, c'était loin et compliqué. Elle allait emprunter la voiture électrique, elle ne servait qu'aux déplacements hors-secteur de Martin. Il faudrait trouver un prétexte, pendant son congé de semaine. Ils étaient moins surveillés depuis que les enfants étaient repartis, on ne trouvait des patrouilles que devant le marché et la nuit, autour des bâtiments de divertissement.

Ses parents, les parents de Martin, la visite du mois. D'habitude Martin y allait seul, Lila ne voulait pas l'accompagner, cela lui rappelait trop l'évaporation des siens. Cette fois elle l'accompagnerait, c'était prévu pour le dimanche suivant. Une fois sortie du secteur, elle verrait...

 

Elle se laissa enlacer par Martin une fois allongée près de lui, savourant la douceur de ses caresses, libérant son cerveau des tourments qui le hantaient depuis hier. Inconsciemment elle prenait l'attitude qui correspondrait à sa demande, rendre visite aux parents de Martin , elle qui avait toujours refusé, et parvenir à se fondre dans la foule de la ville, retrouver la trace de Tom.

 

 

 

 

  Les quelques jours qui suivirent, Lila chercha en vain à entrer en contact avec la voisine, mais leurs heures de sortie ne correspondaient pas, en décalage de quelques minutes, ce qui était calculé par les Autorités pour éviter que des affinités trop importantes ne se développent dans un même secteur. Même au marché elle ne la vit que de loin te ne parvint pas à l'aborder d'une manière naturelle et insignifiante. Elle aurait aimé en savoir plus, elle faillit même lui faire un signe de la main un jour où elle la devina derrière elle en rentrant des courses. Un réflexe de prudence l'en empêcha.

Au bureau elle se mit à éplucher les listes à vérifier, mais rien n'était en rapport avec les enfants. Cependant, son intuition lui laissait penser que c'était dans le secteur A, le secteur des berceaux qu'elle retrouverait la trace de Tom.

Tandis que le jour prévu pour la visite de ses parents approchait, elle glissait de temps en temps une phrase à Martin.

- Et comment vont-ils? Est-ce que tu penses qu'ils seraient heureux de me voir?

Ce à quoi répondait Martin que oui, ils seraient heureux de la voir bien sûr. C'est ainsi que la veille du jour venu, il lui demanda tout naturellement si elle voulait l'accompagner. Lila répondit avec détachement que oui, pourquoi pas. Le lendemain matin Martin sortit la voiture de ses rails et ils se mirent en route. Lila avait échafaudé un plan dans sa tête, comment se soustraire à l'attention de Martin une fois hors de la gare et attraper un aérobus qui la conduise au secteur des berceaux. Ce ne serait pas facile, mais il avait une telle confiance dans ses comportements planifiés qu'il ne pourrait pas réagir assez vite.

  Quand le train arriva en gare terminus, ils sortirent ensemble et se dirigèrent vers les voies annexes qui acheminaient vers le secteur H, celui des parents de Martin. Lila profita d'un mouvement de foule du à des immondices jetés sur les quais pour s'écarter de Martin. Elle ralentit le pas et bifurqua vers un couloir qui menait aux aérobus. En deux temps trois mouvements elle réussit à grimper sur le marchepied de l'un d'eux et disparut aux yeux du jeune homme.

 

 

 

Bureau central du Secteur A

 

- C'est bon, monsieur le Délégué Principal, le n° 4581-B-65 est localisé, il entre dans la zone urbaine A. Il vient de prendre l'aérobus A-411 qui se dirige vers le secteur des Berceaux.

- Parfait, laissez-lui le libre accès pour l'instant, avec consignes habituelles.

L'homme en gris prit son vidéophone pour transmettre les instructions reçues, puis se concentra sur son écran tactile.

 

   Lila était recroquevillée sur le siège de l'aérobus, comme une petite fille qui aurait fait une bêtise. Les yeux fixés sur ses chaussures. L'image ne pouvait témoigner de la chaleur qui emplissait son corps, la sueur qui perlait au bout de ses doigts. Les autres personnes présentes à ses côtés semblaient indifférentes à sa présence, chacune occupée de son propre trajet. C'était la journée des visites aux parents. Il y avait sur le siège qui faisait face à celui de Lila un jeune couple accompagné d'un enfant d'environ quatre ans, vêtu de la tenue réglementaire, une chemisette grège sur un short gris, les couleurs du secteur A.. Il regardait Lila de ses grands yeux bruns, inquisiteurs. On lui avait appris durant trois ans à repérer les cas déviants et il était devenu un véritable petit expert. Lila croisa son visage attentif et lui adressa un grand sourire. L'enfant fut déstabilisé et dirigea son inspection ailleurs.

  L'aérobus arrivait à destination. Lila en descendit sans empressement comme si cela était naturel et qu'elle faisait ce trajet régulièrement, mais son coeur battait la chamade au souvenir de sa première rencontre avec Tom.

  Elle n'était en possession bien sûr d'aucun laisser- passer, sa course s'arrêtait là, au pied du bâtiment dont la lourde grille était close et bardée de ferrailles dissuasives. Elle ne pouvait rester ainsi, plantée comme ces mères auxquelles on avait retiré l'enfant à la naissance. Il y en avait plusieurs, assises ou allongées par terre, qui n'avaient pu se résigner à quitter cet endroit sans leur bébé et qui vivaient dans le périmètre du secteur des Berceaux, jusqu'à ce qu'une patrouille de délégués les embarquent et les ramènent de force dans leur bulle, ou au centre de reprogrammation émotive. Lila se sentaient proche à présent de ces femmes dont on détaillait le comportement asocial le soir au vidéohome en le vilipendant. Cependant elle ne voulait pour le moment n'avoir aucun rapport avec elles, et s'éloigna de leur petit groupe misérable.

Elle longeait le bâtiment tout en cherchant une issue à sa folle échappée, quant elle entrevit une petite porte, très discrète, cachée par des feuillages siliconés, qui semblait entrouverte. Sans se poser de questions elle s'y engouffra.

 

- Le n° 4581-B-65 s'est introduit dans le bâtiment L4, monsieur le Délégué Principal, comme prévu.

- Parfait, continuez à le suivre et tenez-nous en informé.

 

  Comme c'était le jour des visites aux parents, Lila ne fut  pas étonnée de ne rencontrer personne dans les couloirs blafards . Elle avançait comme en rêve, guidée par son instinct qui lui fit trouver du premier coup le bon étage , la bonne porte. Elle se sentait invincible, portée par son amour pour Tom, prête à en découdre pour le retrouver, le sauver s'il était en danger, laver cette tache avec son propre sang.

  Elle se trouvait dans le bureau des admissions postnatales, le premier passage vers les secteurs d'éducation pour les enfants nés cette année, il y avait quatre mois de cela.  Elle se trouvait devant l'immense panneau de verre derrière lequel étaient inscrits les noms de ces enfants, suivi de leur numéro matricule. Tom avait le même que Lila, il était son premier fils.  Elle parcourut fébrilement des yeux la liste interminable  dont la logique lui semblait difficile à comprendre. Des paramètres inconnus rendaient la tâche compliquée, ce n'était pas par ordre numérique, ni alphabétique, ni par secteur, il s'agissait d'un autre code. Les yeux de Lila lui brûlaient, la peur suintait de tous ses pores, elle ne trouvait pas , remontait la colonne , bifurquait,reprenait la ligne précédente, sa vue se brouillait.

Il n'est pas dans la liste, se disait-elle, ils l'ont éliminé, ils l'ont éliminé. Elle n'osait prononcer le mot "évaporé", encore moins "tué", mot proscrit de son vocabulaire.

    C'est en se retournant soudain au bruit de la porte qu'elle reçut la dose d'anesthésiant soigneusement préparée pour elle sous la forme d'une injection sous-cutanée. Elle descendit tout doucement vers le sol comme une poupée de chiffon.

 

 

  La jeune femme blonde aux jambes fines arpentait le marché le sourire aux lèvres, heureuse de sentir dans sa mains les frais tickets d'alimentation lui donnant droit à fruits et légumes à volonté pour une période d'un mois. Ses révélations aux délégués du secteur B , ainsi que sa collaboration active ( le petit mot glissé dans la main de Lila, les fausses larmes) avait permis aux Autorités de suivre sa voisine déviante dès sa confidence sur le banc. Elle en était normalement récompensée par des denrées alimentaires supplémentaires ainsi que par son inscription au tableau des nouvelles promotions.

Les Autorités lui avaient également assuré que son propre bébé, lui aussi porteur de la tache au jour de son départ en Education, ne serait pas inquiété et qu'elle le récupérerait sans problème plus tard. La jeune femme avait assuré bien sûr que sa délation n'obéissait à aucun intérêt personnel et qu'elle remerciait les délégués de leur mansuétude à son égard.

Ils n'avaient bien entendu aucunement révélé à celle-ci que tous les bébés du secteur nés le même jour avaient hérité de cette tache sur l'omoplate gauche, résultat d'une petite intoxication bénigne due à une légère augmentation de protéases dans le lait des biberons fournis ce jour là.

 C'était une expérimentation mise sur pied par les Gouvernements Est et Ouest afin d'estimer la part d'émotivité et d'attachement subsistant chez une population donnée de nouvelles parturientes de niveau moyen ,une idée émise par un sous-délégué zélé, qui avait été  aussitôt promu au grade supérieur.

 Les formes en avaient été variées, de l'intoxication légère à la prise de drogues entraînant chez les bébés un comportement de prostration ou d'agitation extrême temporaires.

Observer le comportement des mères si leur enfant était sujet à éradication suite à une maladie, un handicap non perçu pendant la phase d'observation des premiers jours. Quelle attitude sociale auraient-elles, à quelles déviances se laisseraient-elles aller pour sauver leur enfant. Se soumettraient-elles à l'intérêt général. Combien d'entre elles seraient  récupérables à leur poste ou reconditionnées vers d'autres secteurs.

A l'issue de cette brève expérience à l'échelle planétaire, quelques milliers de cas avaient été signalés à l'Ouest, seulement une centaine à l'Est, une rébellion emmenée par une certaine Tania dont le tempérament difficile avait contraints les Autorités à envisager une déportation à l'étranger pendant la grossesse afin de l'éloigner de ses consoeurs.

 

 

Lila se réveilla chez elle, dans sa bulle, habillée d'une longue blouse d'hôpital. Seule, en apparence. Elle ne percevait aucun bruit alentour. Elle se sentait bien, légèrement euphorique, un sourire barrait son visage étroit.

Elle remonta légèrement dans le lit, et se rendit compte à quelques détails que quelque chose avait changé dans le décor très sommaire de la chambre. La couleur des persiennes, la peinture sur les murs. Même si l'agencement était identique, ce n'était pas chez elle qu'elle se trouvait. Elle essaya de se lever mais quelque chose l'en empêchait, un poids derrière la tête. Elle promena sa main sur son crâne et y découvrit des fils et des électrodes qui se mirent à rougir quand elle en approcha les doigts. Aussitôt entra une infirmière, enfin une femme vêtue en infirmière.

- Comment ça va ce matin?

Lila ne savait quoi répondre, elle se sentait bien physiquement mais ces branchements, là-haut ..

- Ah oui, ça! Ne vous inquiétez pas, c'est provisoire, on va vous les retirer. Ce n'était que par mesure de précaution. Mais maintenant tout va bien, vous allez pouvoir rentrer chez vous.

 

  La jeune femme , après avoir bénéficié d'un repas chaud et inhabituel, de la viande, des légumes frais, fut priée de s'habiller. On lui désigna des vêtements dont la couleur ne correspondait pas à son ancien secteur,le B. Ceux-ci étaient orangés, secteur F. Mais Lila ne semblait pas y attacher d'importance. Une fois habillée elle attendit sagement qu'on vienne la chercher. Une voiture -hôpital était prête, deux femmes la firent grimper sur le siège arrière.

Dans son nouveau secteur, réservé aux personnes ayant déjà accompli leur temps de procréation , Lila se montra très satisfaisante. Elle accomplit les tâches pourtant répétitives et mécaniques de sa nouvelle fonction sans émettre le moindre avis, toujours prête à rendre service et à faire plus que son travail sans rechigner. Elle fut très appréciée de ses nouveaux collègues.

 

   Debout à la porte de sa bulle, Martin attendait sa nouvelle compagne.  Derrière lui, dans le parc aménagé de jeux d'éveils, le petit Tom somnolait, éreinté de sa première  semaine d'enseignement. Martin l'avait choisie sur le catalogue des veuves par accidents. Celle qu'il avait sélectionnée était blonde, avec de fines jambes.

           

 

 

 

BUREAU DU GOUVERNEMENT CENTRAL.

 

Décret n° 42-20-86 en date du 15 janvier 2086

Par décision unilatérale et sans opposition possible, il a été décidé que, étant données les perturbations qu'entraîne encore, et ce malgré toutes les mesures prises, la procréation naturelle, seule la fécondation intégralement in vitro et anonyme sera dorénavant autorisée. Toute femme enceinte sera immédiatement avortée et reconditionnée.

 

 

 

   Le Gouverneur était assis devant son énorme bureau de palissandre vernie. Il était heureux de ce dernier décret, qui mettrait enfin terme à toutes ces extravagances émotionnelles. Il avait les yeux fixés devant lui, sur le mur blanchi, où trônait la reproduction tridimensionnelle du portrait du Maître, le très regretté L.R.H  dont on allait fêter le centième anniversaire de la disparition dans quelques jours.