« Coucou ! Coucou ! Coucou ! »par trois fois, l’oisillon de bois peint se propulse hors de sa pendule et s’égosille à chanter  les heures dans l’obscurité de la cuisine jouxtant l’écurie.

Affalé sur une botte de paille, Jean sort de son demi sommeil et, tout endolori, se relève et s’approche de Nichtka sa toute jeune jument alezane qui pouline pour la première fois. Doucement, il lui caresse la tête, les flancs, son ventre tendu en lui murmurant des paroles apaisantes : « Oui, ma belle… schön, schön, ja  du bist schön…ruhig, ma belle,  ruhig ! », mélangeant comme à l’accoutumée les vocables allemands et français.

Au contact de sa main, l’animal se calme, sa respiration devient plus régulière, plus profonde. Les doigts de Jean s’égarent dans sa crinière et une sorte de mémoire tactile surgit alors. Jean n’est plus ce paysan bavarois d’une trentaine d’années heureux métayer d’une coquette petite ferme au village d’Ettenbach. Subitement  il a de nouveau vingt ans. Debout au fond du puits numéro trois de la mine de Bruay-en –Artois, il flatte de sa paume la robe grasse de suie de Grisly le cheval de trait chargé de tirer les wagonnées tout au long des galeries.

Cette nuit de veille solitaire est l’occasion pour lui de s’immerger dans son passé, d’apprécier une fois encore le coup de pouce que l’histoire lui a offert en ce lointain matin de Juin 40 lorsqu’ il fut capturé puis fait prisonnier par les allemands qui le dirigèrent sur le stalag de Goldbach. Il sourit de l’audace avec laquelle il affirma alors à l’officier SS être cultivateur lui qui, depuis l’âge de quatorze ans, ne connaissait que l’univers souterrain des mines du Nord Pas de Calais.

A présent, comme à chaque fois qu’il lui est donné de se retourner sur son passé, d’analyser son comportement, ses choix d’alors, il éprouve un certain sentiment de culpabilité : seul parmi tous ses camarades du kommando, il apprécia très vite sa vie de paysan captif, allant presque jusqu’à redouter « l’après guerre ». Certes il taisait ses pensées afin de ne pas paraître traître à sa patrie. A lui-même, il osait à peine s’avouer   qu’en dépit de son statut de prisonnier, il était heureux pour la première fois de sa vie.

L’agitation croissante de Nichtka le tire brutalement  de ses pensées : elle transpire abondamment, s’agite, tourne en rond dans son boxe, gratte le sol, se lève puis se recouche à plusieurs reprises. Afin de ne pas déranger la jument probablement tout à fait apte à se débrouiller  seule, Jean se fait le plus discret possible tout en se tenant prêt à intervenir en cas de nécessité. Il sort sur le pas de la porte afin de  savourer l’obscurité de la nuit toute vibrante d’une multitude de vies invisibles, si différente de celle sépulcrale de la mine. Le spectacle du ciel constellé d’étoiles lui rappelle celui des lueurs vacillantes émises par les casques et les lampes des gueules noires s’activant dans les galeries.

Il apprécie tout particulièrement la profondeur du silence interrompu seulement parfois par le cri d’un oiseau nocturne en chasse, le beuglement d’une vache, le chant d’un grillon. Il n’a pas oublié la souffrance qui fut la sienne lorsque, jeune galibot de quatorze ans, il descendit pour la première fois à quelques centaines de mètres sous terre commençant sa vie de taupe. Plus que de l’obscurité, il souffrit  de l’accumulation et de l’intensité permanente des bruits : le frottement des cages d’extraction le long des parois des puits, les coups de pioche des haveurs entaillant la roche, le martèlement des piqueurs, le grondement des machines à vapeur, le cliquetis des wagonnets, sans oublier les détonations  de la poudre.

 Afin de combattre la fatigue qui le gagne en cette fin de nuit, Jean s’approche de l’abreuvoir, asperge son visage, trempe ses bras dans l’eau de source glacée tout en chantonnant  comme pour accompagner le gazouillis de la fontaine. Il se souvient du temps où il redoutait le contact de l’eau froide, gluante, nauséabonde  suintant des voûtes charbonneuses et dégoulinant goutte à goutte dans son cou, son dos, avant de former sur le sol des flaques de boue visqueuse. De nouveau tout dispos, Jean rentre dans l’écurie. Nichtka a profité de son absence pour commencer  sa délivrance. Un sabot, deux sabots puis le nez  du poulain apparaissent. Dans un dernier effort, la jument l’expulse puis commence aussitôt à le lécher pour le  nettoyer, le revigorer. Jean se retient de troubler ce premier tête à tête pour lui si émouvant. Il rejoint patiemment sa botte de paille et, une vingtaine de minutes plus tard, assiste au lever quelque peu chancelant de ce magnifique petit mâle alezan qui se met aussitôt en bonne position pour déguster son premier repas. Jean vit cette naissance comme une revanche sur l’époque où il souffrait tant de laisser Grisly prisonnier des ténèbres  à longueur d’années. Certes il essayait d’adoucir au mieux son existence en partageant quotidiennement avec lui le quignon de pain, la tartine que le cheval  savait trouver au fond de sa poche en même temps que la carotte et les deux morceaux de sucre prélevés sur son petit déjeuner. Il ne lésinait pas sur les rations d’eau, d’avoine, de foin, sur la poignée de son qu’il était chargé de distribuer à des rythmes réguliers. Il inspectait scrupuleusement sa robe à la recherche de la moindre ecchymose, éraflure  ou blessures engendrées par l’étroitesse des galeries à l’intérieur desquelles l’animal devait parfois s’agenouiller. Jean le soignait alors avec  une extrême délicatesse tout en lui parlant comme à un ami et redoublait de vigilance en l’équipant de ses protections pour le front, la croupe, les flancs, en disposant œillères et collier de harnachement.

L’aube est proche à présent et Jean ressent dans tout son corps une lourde fatigue ; il éprouve l’impérieux besoin de dormir un couple d’heures avant d’entreprendre une nouvelle journée de labeur. Après un dernier regard à la mère et à son petit, il regagne la ferme encore endormie. A la lueur des flammes qui dansent encore sous le manteau de la grande cheminée de granit, il se dirige vers le lit clos où Hilde poursuit sa nuit .Puis, pris d’un désir subit de contempler le gentil visage de sa fille, il s’empare d’une bougie et se rend dans la petite chambre adossée à la cheminée.

Une douce tiédeur y règne, un léger parfum de pommes de reinette flotte dans l’air. Dans son petit lit aux barreaux de bois sculptés, la fillette serre dans ses bras son inséparable ourson en peluche, à l’oreille recousue, aux pattes rapiécées. Liese, Lili, est cette enfant de l’amour, née de la passion qui retint Jean si loin de ses corons natals. Avec ses  longues tresses blondes et ses  grands yeux bleus myosotis, elle est le fidèle portrait de Hilde dont il tomba éperdument amoureux quelques mois après le début de sa captivité. Jean avait alors pris l’habitude, à la fin de sa journée de travail, de venir déguster une grande chope de bière ambrée en compagnie de trois autres Guefangues de ses amis  à la table de la ferme taverne du village. L’accès de la grande salle publique étant interdite aux prisonniers, ils s’installaient sur les bancs de  la cuisine à proximité de l’énorme cuisinière-poële en faïence où la patronne les invitait à s’asseoir. En attendant l’arrivée du gardien chargé de les ramener au kommando pour la nuit, ils relataient l’emploi du temps de la journée dans leur exploitation respective en insistant essentiellement sur l’intelligence qu’ils avaient mis à jouer  les malades, les incapables voire les débiles afin de faire preuve de résistance, de ridiculiser le patron ou de le pousser à bout. En effet, en dépit du comportement généralement neutre  ou parfois même amical des paysans allemands à  leur égard, les Guefangues ne pouvaient oublier qu’ils étaient ennemis.

Tandis que se camarades s’esclaffaient, Jean ne quittait pas des yeux la plus jeune des filles de l’auberge occupée à aider sa mère dans ses multiples tâches ménagères. Très vite, il se rendit compte qu’il ne la laissait pas indifférente et  poussa son avantage en saisissant toutes les opportunités de lui rendre service sous les regards tout d’abord étonnés puis rapidement réprobateurs de ses amis. Petit à petit, il prit l’habitude d’approvisionner le poële en bûches et de se rendre à la cave pour en remonter les lourdes caisses de bière ou les sacs de pommes de terre. Ses efforts étaient grandement récompensés par les sourires de plus en plus tendres de la demoiselle.

Au début de printemps 41, Jean était le plus souvent occupé à travailler seul en forêt. Il  lui fallait,   neuf heures durant, ramasser les branches mortes malmenées par l’hiver puis confectionner de lourds fagots. A midi, il s’installait confortablement sur une souche bien exposée au cœur  d’une clairière et tirait son repas du sac. Il se régalait de larges tranches de pain, cuit au four de la ferme, agrémentées d’une épaisse tranche de lard fumé et prenait tout le temps nécessaire pour en savourer chaque bouchée. Puis ses yeux se fermaient afin de se concentrer et de mieux capter les mille et un chuchotements de la nature. Il espérait toujours identifier le déplacement du chevreuil qui, deux semaines auparavant, l’avait surpris et enchanté durant quelques précieuses minutes. Au contact de l’air, du soleil sur sa peau, il lui semblait naître à une vie nouvelle. Il se sentait à la fois rempli de paix et d’énergie. L’univers de la mine et celui des corons lui paraissaient maintenant appartenir à un lointain passé et, davantage même, à une autre existence dont il aurait été spectateur  plutôt qu’acteur. Le pâle et maigre visage de Lisbeth sa compagne de jeux d’enfance sur les pyramides noires des terrils, devenue sa promise quelques mois avant la déclaration de guerre, s’estompait petit à petit de sa mémoire remplacé par le lumineux minois de Hilde. Il en éprouvait parfois au fond de lui un vague sentiment de honte,  de culpabilité,  vite chassé cependant par l’excuse de la fatalité.

Un matin de mars 41, un léger bruit de pas dans les éboulis du sentier tira Jean de sa rêverie habituelle : Hilde se dirigeait vers lui, rayonnante dans le froid soleil printanier, ses joues aussi rouges que la pomme qu’elle lui tendait dans un geste de tendre offrande, nouvelle Eve germanique des temps modernes.

Lorsque fin avril 45, les premiers tanks américains, les premières jeeps traversèrent le village, les prisonniers sombrèrent dans une sorte de transe, de délire collectif : ils trépignaient, hurlaient, riaient, sanglotaient, s’étreignaient tout en brandissant un drapeau tricolore fabriqué en secret quelques jours auparavant à l’aide de matériaux de fortune. Jean partageait sincèrement leur bonheur, il avait conscience de vivre un des moments les plus forts de sa vie, le plus lourd de conséquences mais sa résolution était prise : dans quelques jours, il renoncerait à suivre ses compagnons qui regagneraient leur pays, leur famille dans l’euphorie. Sa vie à lui était ici désormais auprès de Hilde dont il était devenu l’amant. C’est avec sérénité qu’il assista, le 4 mai 45, aux préparatifs de ses camarades de Kommando, à leur montée dans les camions pilotés par des soldats noirs américains joviaux en présence d’un grand nombre de villageois émus et amicaux venus les saluer de sincères « Aufwiedersehen ! »

Un bâillement  incoercible rappelle à Jean qu’il lui faut gagner son lit sans plus tarder. Il se penche tendrement au-dessus de la fillette. « Le poulain alezan se prénommera Glûck ! Glûck comme Bonheur ! » murmure- t-il à l’oreille de Liese toujours paisiblement endormie. Liese qu’il imagine déjà le chevauchant à ses côtés.

 

 NB: Retrouvez les textes de Renée-Claude avec la rubrique "Rechercher"