d'un énorme cache-col, chaussé d' immenses bottes de caoutchouc qui lui mangent la moitié de la silhouette, ainsi photographié en anorak de velours au milieu de sa nombreuse parentèle devant l'étable de la ferme grand-maternelle? Quoi, dix, douze ans ?  Son  air crâne et son regard  légèrement moqueur semblent vous sonder  alors que vous êtes à l’automne de votre vie. Que de choses auriez vous à dire à cet enfant, s’il pouvait vous entendre, si vous ne l’aviez pas tué à  coups de renoncements pour devenir cet adulte vieillissant dont vous promenez le  visage triste !

    Les fées bienveillantes du clergé et du corps enseignant s’étaient  pourtant liguées pour lui donner à ce gosse,  fils de paysan, petit-fils de journaliers, le coup de pouce de l’Histoire. La réunion de famille s’était tenue un jour de classe d’hiver et la photo du clan resserré autour de la tante bonne sœur en permission de  sept ans de Madagascar avait été prise après un repas  interminable et une longue promenade à travers mares et prairies pétrifiées de gel. Cet événement d’importance avait été annoncé à grand bruit par ses frères et cousins à l’instituteur de la classe unique du village qui avait bien volontiers accepté l’absence d'un jour. Le même maître qui, à l’époque où dans les campagnes reculées le chemin des  études s ‘arrêtait à quatorze ans, lui avait demandé à la récréation s'il souhaitait  poursuivre les siennes pour devenir instituteur à son tour. Au mileu de la  photo, à coté de la religieuse, le curé du village,  aussi chafouin  et noir dans sa soutane étriquée que la tante (sosie de Claudia Cardinale avant l'heure) est  élancée et resplendissante dans son aube immaculée.  Bientôt, dans le  chuchotis du confessionnal, le prêtre relaiera auprès de l'enfant  le chant des  sirènes de l’aventure missionnaire...

    Aujourd’hui le petit garçon au regard moqueur est mort. Il ne vous aura légué à vous l'adulte, infoutu de devenir instituteur ou missionnaire, que l'inconfort des regrets. Les années qui s’égrènent vous ont rendu inconsolable de l'accumulation des  vies que vous n’avez pas vécues dont les cadavres mort-nés jonchent les limbes de votre mémoire.  Ne subsiste  que ce que vous savez pour l’avoir heureusement ou douloureusement vécu et la morsure lancinante du  doute sur votre itinéraire.

    Souvent, ce que vous avez pris pour un handicap ou un échec s’est, à la longue, avéré votre meilleur tremplin. A l'inverse, combien de vos soit-disantes réussites se  sont muées en boulets assez lourds pour en crever la toile! Aussi, vous vous surprenez parfois à imaginer l’impensable renversement des conventions les plus généralement admises. Et si le petit garçon à l'air crâne n'avait fait que sacrifier à l'air du temps? Et si adulte, vous aviez été paysan, ouvrier comme la tradition familiale vous avait  programmé ? Et si vous aviez fait le choix de vivre avec une autre personne ou dans un autre lieu? Comment pouvez  vous savoir que votre choix était le bon sans avoir vraiment vécu ce à quoi vous avez renoncé ? Autant de questions dont vous n’aurez jamais la réponse car votre vie, que vous croyiez originale, s'est s’écrite, comme celle de tout le monde, directement au propre, l’Histoire ne repassant jamais les plats. A présent, devant le bric-à-brac de votre  vie, à l'heure où d'autres se livrent à l'inepte comptabilité des points de cette  grande partie de qui perd gagne, vous cherchez toujours et encore à vous souvenir dans quel  endroit vous avez bien pu ranger votre trousseau de clés du bonheur. 

NB: Rédigé dans le cadre de la 4ème séance de l'atelier d'écriture de Viviane du 8 mai 2009: " Un coup de pouce de l'Histoire"