cette année notre production de miel sera d’un tiers inférieure à celle de 2004, déclarent les agriculteurs, …

Le gros Marcel se pencha vers son vieux transistor pour monter le son, pendant qu’il mastiquait lentement sa tartine de pâté du petit déjeuner, il écoutait avec attention le reportage diffusé à la radio.

Pour une fois qu’on parle de nous pensa-t-il tout en entendant défiler des mots qu’il ne connaissait que trop bien : pesticide, fongicide, herbicide…

Tous ces « cides » décidément lui coupaient l’appétit, il appuya d’un doigt rageur sur le bouton du poste, saisit son bol de café et se campa devant sa fenêtre.

Il contempla ses champs qui s’étendaient fort loin, au-delà du ruisseau, 10 hectares d’un seul tenant, 10 hectares de champs couverts de marguerites ou de petits rosés selon la saison, 10 hectares de vraie nature que lui avait légués ses parents.

« Travaillez, prenez de la peine, c’est le fond qui manque le moins ».

Ce vers surgi de sa mémoire suspendit son geste, le bol qu’il venait de saisir resta à mi chemin de sa bouche pendant qu’il s’interrogeait : c’est qui qu’a écrit ça déjà?…Il fronçait les sourcils pour tenter de retenir les bribes de souvenirs de récitations apprises à l’école. L’école…il n’avait entretenu avec elle que des rapports distants, juste le nécessaire pour ne froisser personne, surtout pas son père qui désabusé constatait que son cadet, de l’école, n’en apprenait que le chemin !…

Les chemins buissonniers qui résonnaient du son de ses gailloches, crissements délicieux sur la neige ou clapotis dans les flaques... Peu à peu il avait cessé de chercher le nom de ce poète, il tirait sur les fils de sa mémoire et ramenait à la surface des morceaux d’enfance, l’odeur du foin coupé lors des batteries, les rondes colorées des papillons , la voix des conteurs pendant les veillées. C’est vrai qu’il n’avait pas aimé l’école, il avait l’impression d’être dans la classe comme la guêpe qu’il emprisonnait l’été sous un verre, il se cognait aux parois et n’aspirait qu’à sortir.

Le café avalé et comme il passait machinalement son bol sous l’eau du robinet, l’évocation de la guêpe lui rappela ce qu’il venait d’entendre à la radio : la disparition progressive des abeilles.

Il se prit à penser que les abeilles n’étaient pas les seules victimes de cette aberration écologique qu’était devenue l’agriculture, de nombreuses espèces d’insectes s’étaient considérablement raréfiées. Depuis combien d’années n’avait-il pas revu ces jolis papillons bruns avec des yeux sur les ailes ou ces autres noirs et bleus avec une curieuse queue d’hirondelle ?- et les sauterelles…les sauterelles qui l’été agaçaient vos jambes nues, où étaient-elles ?-  et les criquets que vous faisiez sortir de leurs trous avec une paille ? Et les petits hannetons bruns que ses cousines de Saintonge appelaient poules de Pâques ?

Disparus…

Le gros Marcel s’assit lourdement sur une chaise, il se sentait las tout à coup, las de tout ce gâchis qu’il pressentait irréversible, les yeux dans le vague, il se disait que tout était foutu, qu’il aurait dû travailler à l’école, comme son frère qui était maintenant avocat à Paris.

Il roulerait dans une belle voiture, il n’aurait pas le dos cassé, il ne se ferait pas de souci pour le temps, trop chaud, trop froid, trop pluvieux, toujours trop ceci ou pas assez cela…

Nom de dieu ! il se tapa sur les cuisses en se relevant. Nom de dieu ! Faut pas se laisser abattre !

Le gros Marcel n’était pas homme à s’abandonner trop longtemps à l’introspection, il lui fallait bouger. Il décida d’aller rendre visite à ses ruches, il en avait installé une dizaine, dans un coin tranquille éloigné de la ferme, le long d’une haie, à l’abri des buissons parce qu’il fallait les protéger du vent et loin des champs de colza bourrés de toutes les malédictions en « cide ».

Son copain Victor s’était moqué de lui quand, il y a 10 ans, il l’avait vu monter ses ruches.

¾ Ben couillon ! pourquoi tu t’es installé à Pétaouchnok, t’avais pas plus près ?

¾ Pfff, toi t’es de la campagne, mais tu vois même pas qu’elle est en train de crever , la campagne, crever de trop d’engrais, crever de trop de pesticides, crever de  trop de connerie ! T’es trop con, tiens …

Et sur ces fortes paroles, il avait tourné les talons laissant le pauvre Victor tout interdit d’une telle violence verbale.

La brouille ne serait sans doute que de courte durée, les deux compères avaient traversé d’autres orages depuis ce 1 er septembre 1957 où il s’étaient retrouvés à la grande école,  assis au même pupitre.

On ne pouvait imaginer enfants plus dissemblables, Marcel, déjà grand et fort pour son âge, les joues toujours rouges d’avoir couru pour arriver à l’heure et Victor, un peu chétif, un peu timide, venu de la ville d’à côté au hasard d’une mutation de son facteur de père, un étranger pour ainsi dire…Par quelle mystérieuse alchimie ces deux-là avaient-ils noué une amitié qui ne s’était jamais démentie ? Personne n’aurait su le dire et surtout pas ceux qui les côtoyaient de près depuis des années et qui étaient les témoins de leurs perpétuelles chamailleries.

Cependant, ce jour-là, Victor avait noté dans la voix de son Marcel qu’il connaissait par cœur, une fêlure d’angoisse qu’il n’était pas habitué à entendre. il avait donc décidé de ne pas attendre le moment propice de la réconciliation pour faire le premier pas.

Le soir même il était allé frapper à sa porte avec à la main le calumet de la paix : une bouteille de Pineau des Charentes distraite de la caisse que lui avait rapportée ce dimanche même, son cousin d’Oléron. Victor savait qu’ainsi armé, il ne tarderait pas à vaincre la mauvaise humeur de son ami, et en effet, le bonjour donné de manière certes un peu ronchon (on a sa fierté !), Marcel l’entraînait dans la cuisine pour déguster ce nectar et tiens, goûte-moi ça, il me reste de Noël  un petit bocal de foie gras-maison, ça devrait bien couler tout seul avec ton Pineau…

Les deux compères s’étaient retrouvés attablés avec Mylène, la femme de Marcel qui les avaient rejoints avec un grand éclat de rire et le commentaire suivant :

                               ¾ «  Eh bien, mes cochons, vous vous privez de rien ! ».

Marcel se remémorait encore avec délectation cette soirée qui avait été pour Victor l’occasion d’amorcer un virage à 180°.

¾ C’est un peu grâce à vous tout ça, hein mes petites butineuses

dit-il en s’approchant de ses ruches pour observer le manège des abeilles.

Il est vrai que ce soir-là, le pineau aidant, Marcel s’était transformé en tribun, avec passion et exemples à l’appui, il avait tenté de démontrer à son ami que l’agriculture qui avait été mise en place par les gouvernements successifs à coup de primes à ceci et de subventions à cela entraînait l’humanité dans une spirale absurde.

¾ Ca va péter, c’est moi qui te le dis, ça va péter, et dans pas longtemps. Pas plus tard qu’hier, tu me disais bien que tu avais de plus en plus de mal à trouver dans ton jardin des vers de terre pour aller à la pêche… Et tu ne te demandes pas pourquoi ? T’as pas vu que ton jardin, il est près du champ du René, tu sais le beau parleur du syndicat, et tu le vois bien, le René, déverser tous ces produits sur ses terres – entre parenthèse t’étonne pas si tes crises d’asthme reviennent toujours au moment de ces épandages-, la terre de ton jardin, elle est en train de devenir stérile, mon gars, même les vers trouvent plus rien à bouffer….

Victor avait eu tout le loisir de méditer le discours en regagnant sa maison sur le beau vélo que son fils Aurélien lui avait mis entre les mains, le jour de son anniversaire en  ajoutant  pour masquer son émotion :

¾  Tiens, c’est pour t’éviter de nous polluer l’atmosphère avec ta caisse pourrie.

Tout en appuyant mollement sur les pédales, Victor réfléchissait sur ce qu’il avait entendu ce soir. Rien qu’il ne savait déjà, mais d’un savoir qu’il tenait à distance, par paresse ou par cette propension qu’a l’esprit humain à faire abstraction de ce qui est grave pour se tenir à la lisière  de l’insouciance, sans qu’elle soit pour autant coupable, seulement légère, de cette légèreté qui aide à vivre.

Les vapeurs d’alcool qui embrumaient encore son cerveau lui permettaient ainsi de s’absoudre avec complaisance. Pourtant au fur et à mesure qu’il reprenait pleinement possession de son corps, surtout dans cette saleté de côte qui lui sciait méchamment les mollets et lui faisait payer chèrement 15 ans de cigarette, il se rendait compte que les connaissances qu’il avait acquises à travers ses très nombreuses lectures restaient des abstractions.

C’est vrai qu’il n’était pas paysan, ses parents avaient tenu à ce qu’il soit fonctionnaire, il avait évité la Poste de justesse, mais comme il apprenait avec facilité, ils l’avaient incité à se  présenter au concours de l’Ecole Normale d’Instituteurs, qu’il avait brillamment réussi. Cependant, il ne conservait pas un bon souvenir de ces quatre années passées entre les murs d’un internat qui l’avait séparé de son ami Marcel, et lorsqu’il était sorti major de sa promotion, tout le monde s’était étonné qu’il mette au premier rang de ses vœux, l’école où il avait été lui-même élève. Sa fiancée de l’époque, la jolie Colette, l’avait plaqué sur le champ en déclarant d’un ton mélodramatique :

                               ¾ Je ne me sens pas l’âme d’une Emma Bovary pour aller m’enterrer dans ce fin fond du trou du cul du monde !

La messe de ses jeunes amours était dite, il s’en revenait seul vivre entre ses parents le reste de son âge !…

Seul, il ne le fut pas longtemps puisqu’il rencontra Carole, peu de temps après sa première rentrée, lors d’une réunion pédagogique.

Il avait repensé à tout cela en se laissant maintenant doucement porté sur le chemin en pente qui longeait les champs du René et le menait à sa maison.

Dix années s’étaient écoulées depuis cette soirée mémorable, 10 années au cours desquelles les deux compères s’étaient enrichis mutuellement, l’un étudiant revues et brochures traitant de ce que l’on commençait à appeler l’écologie, l’autre observant sur le terrain les modifications de la nature . Cette confrontation continuelle entre la théorie et la pratique avait fait de Victor et Marcel les deux incontournables du nouveau mouvement paysan qui se dessinait alors. Ils étaient de tous les meetings, de toutes les réunions, de toutes les actions, en juin 2000, ils étaient même allés à Millau soutenir José Bové lors de son procès. Ils avaient arboré les t’shirts affirmant fièrement que le monde n’est pas une marchandise, ils avaient levé le poing en hurlant des slogans, ils avaient même « pogoté » le soir au concert de Noir Désir ! Bref, ils avaient regagné leur village, gonflés à bloc et plein d’espoir pour l’avenir.

Cinq ans plus tard, l’espoir n’était plus au rendez-vous, le gros Marcel (il avait conservé ce sobriquet de l’époque où il était un enfant à la silhouette un peu…enveloppée) contemplait le ballet de ses abeilles d’un air morne, les mots qu’il avait entendus à la radio résonnaient tristement à ses oreilles. Ils avaient cru un moment qu’ils gagneraient, que le bon sens l’emporterait, ou si ce n’est le bon sens, l’instinct primaire de conservation.

Il constatait qu’ils avaient tout faux, en quelques années, la maladie de la planète avait empiré et il ne voyait pas quelle médecine allait pouvoir la guérir.

Marcel s’éloigna des ruches pour s’asseoir sur le talus qui les bordait, de là il contempla le champ qui descendait en pente douce jusqu’au chemin de la source et pas plus qu’il n’avait su pourquoi un vers de La Fontaine était venu le visiter, il ignora pourquoi tout à coup, une phrase d’un livre de Pennac que lui avait recommandé Victor surgit à son esprit :

                « la mort est un processus rectiligne »…

ATELIER CAP SUD – 12.1.09 

Animé par Nicole JUDDE

 

Consigne : 1ère et dernière phrases du texte imposées.

 

Nb : Retrouvez les textes de Marie-Françoise Chevais avec la rubrique « Rechercher »