Valérie poussa la porte de l’hôtel, brusquement intimidée, elle souhaita tout à coup qu’il ne fût pas là, mais le réceptionniste déçut son attente d’un bref :

                               M. Stoeckel?  Chambre 15, 1 er étage.

Arrivée devant la chambre, elle n’eut pas à insister, comme si elle était attendue depuis des heures, la porte s’ouvrit rapidement et Joseph s’effaça pour la laisser entrer.

                               Merci d’être venue.

Il lui paraissait plus grand et plus maigre qu’au cimetière, les traits visiblement fatigués témoignaient de nuits sans sommeil, tout en enfilant sa gabardine, il ajouta :

                               Nous allons descendre au salon, nous serons plus à l’aise pour discuter.

Quand ils furent assis, un silence gêné s’installa que ni l’un ni l’autre ne se décidait à rompre, lui l’observait avec la même profonde attention que la veille au cimetière et elle tentait de découvrir l’indice d’une rencontre antérieure.

Ce fut lui qui prit la parole.

                               Je suis arrivé en Charente en septembre 1939 avec mes parents et ma jeune sœur, nous arrivions de Moselle, nous fuyions l’armée allemande qui se répandait comme une tache d’huile. Mon père était cheminot et grâce à son réseau de copains, il avait réussi à nous faire voyager par le train. Le seul souvenir que je conserve de cette longue traversée c’est la sensation d’une boule dans le ventre faite de rage et de chagrin.

Imaginez, j’avais 14 ans, je quittais ma maison, mes amis, mon école, pour un ailleurs dont je ne connaissais que ce que ma mère nous racontait. Elle était originaire de Confolens mais pendant la grande guerre, elle s’était engagée comme infirmière. Elle avait rencontré mon père dans un hôpital de campagne où il avait été transporté après avoir été blessé par des éclats d’obus. Ils étaient tombés amoureux.

Le regard de Joseph se perdit dans le lointain.

Après sa démobilisation mon père a épousé ma mère, ils avaient décidé de rester en Charente mais la mort brutale de mon grand-père en 1924 les obligèrent à retourner en Moselle auprès de ma grand-mère. Je suis né un an après leur arrivée à Bitche. Je ne suis jamais allé en Charente avant cet été 1939, c’était loin, chaque été mes parents se promettaient d’y aller passer quelques jours de vacances, et puis… rien ne s’est fait. La seule fois où ma mère est retournée à Confolens, c’était pour l’enterrement de sa propre mère.

La voix se tut puis reprit.

                               Nous nous rendions dans le village de Champagne Mouton où y nous étions attendus par une jeune cousine de ma mère qui devait nous héberger le temps que mon père retrouve du travail. Nous étions les bienvenus car depuis que son mari avait été mobilisé Marianne avait du mal à assurer seule les travaux de la ferme.

Valérie l’arrêta.

                               Votre père s’y connaissait en agriculture ?

Joseph se mit à rire :

                               Pas du tout, il savait conduire un train, mais mener un attelage de bœufs pour labourer c’était une autre paire de manches ! Mais bon, il a bien fallu s’y mettre…

                               Et mamie ? Comment l’avez-vous connue, mamie ? l’interrompit-elle à nouveau.

                               J’y arrive, mademoiselle, patience…mais vous avez raison de me rappeler à l’ordre sinon je vais encore m’égarer dans mes digressions de vieux radoteurs.

 Henriette…Henriette Gandrieau…

Un silence s’ensuivit, comme si le vieil homme savourait par avance les souvenirs qui remontaient à la surface de sa mémoire. Quant à Valérie, elle avait l’impression que Joseph parlait d’une étrangère tant elle était peu habituée à entendre le nom de jeune fille de sa grand-mère.

                               Je ne l’ai pas rencontrée tout de suite car dans les deux mois qui ont suivi notre arrivée, j’ai dû moi aussi aider à la ferme, j’aurais préféré retourner à l’école, c’était l’année du certificat d’étude et j’avais déjà manqué un trimestre mais il était convenu que je n’irais qu’à la rentrée de Noël. Mes parents avaient préféré m’inscrire dans une école de Confolens. La ville était petite mais les réfugiés de l’est passaient plus inaperçus que dans un hameau. A Champagne Mouton, ils avaient entendu les enfants se moquer de mon accent et m’appeler le boche. Ils savaient que je n’allais pas prendre l’insulte à la légère et ils ne voulaient pas me voir faire le coup de poing au risque de nous mettre à dos tout le village.

Le visage de Joseph se brouilla comme si après tant d’années, l’insulte n’avait toujours pas été digérée.

                               Henriette, reprit-il, je l’ai vue pour la première fois en décembre 1939, le mercredi 20 décembre pour être exact, je me rappelle, les vacances de Noël débutaient ce soir-là et le directeur de ma future école m’avait proposé de venir la visiter J’avais enfourché le vélo du cousin et j’étais allé jusqu’à Confolens. Au retour, alors que je dépassais le dernier arrêt de cars à la sortie de la ville, j’entendis une voix qui criait : « eh ! monsieur, monsieur !», je m’arrêtai, une petite silhouette engoncée dans un épais manteau s’approcha de moi et une voix à la fois essoufflée et voilée de larmes me dit d’un trait :

« j’ai loupé mon car, s’il vous plait, vous pouvez m’emmener, je vais à Alloué».

Le bonnet et l’écharpe dissimulaient la moitié du visage, je m’interrogeais sur le sexe de cette petite personne et je décidai que ces deux grands yeux noirs ne pouvaient appartenir qu’à une fille. Je lui répondis : «  allez monte, c’est sur mon chemin. »

                               Et si ç’avait été un garçon, vous l’auriez laissé en rade sur le bord de la route, un soir d’hiver ? demanda Valérie sur un ton moqueur.

                               Bien sûr que non, je vous dis cela pour vous faire comprendre.

                               Comprendre quoi ?

Visiblement, la question mettait Joseph mal à l’aise, il se mit à balbutier :

                               Comprendre…comprendre…ah ! tu es bien comme ta grand-mère, à toujours vouloir aller plus vite que la musique !

Tout en regardant le vieux monsieur se renfrogner, Valérie essayait d’imaginer sa grand-mère en la personne de cette petite fille qui un soir d’hiver 1939, en pleine guerre, choisissait de faire confiance à un inconnu .

Peu à peu les traits de Joseph se détendaient, un sourire s’allumait dans son regard.

                               Tu as les mêmes yeux qu’elle.

Au cours de son enfance, Valérie avait souvent regretté cette peau mate et ce regard d’un noir profond, elle aurait tant voulu avoir les cheveux blonds et les yeux bleus de sa mère mais «vois-tu, lui disait sa grand-mère en riant, Charles Martel n’a pas du arrêter tous les Arabes à Poitiers, certains seront passés et l’une de nos lointaines ancêtres se sera trouvée sur son chemin ! ». La petite Valérie de l’époque ne saisissait pas trop le rapport entre elles et ces Sarrasins qu’elle pouvait voir sur les illustrations de son livre d’histoire, mais cette évocation exotique la consolait un temps de ne pas avoir la blondeur des princesses de conte de fées.

                               Nous sommes donc partis tous les deux, elle à califourchon sur le porte-bagages et moi pédalant comme un fou pour ne pas me laisser rattraper par la nuit. Elle me demanda de la déposer devant une maison aux volets verts, à l’entrée du village. Une femme serrée dans un châle semblait  l’attendre avec angoisse sur le pas de la porte.

                               Henriette, ma petite, je me suis fait un sang d’encre quand j’ai vu que tu n’étais pas dans le car, mais qu’est-ce qui t’es arrivé ?

                               Mais tata, j’ai juste loupé mon car, rien de grave, heureusement que je suis tombée sur un monsieur bien gentil.

Le monsieur bien gentil ne savait pas ce qu’il devait faire, descendre de vélo et saluer « tata » ? Repartir avec un signe de la main ? Heureusement Henriette le tira d’embarras en l’invitant à boire un bol de lait chaud avant de s’en aller !…

Un fois débarrassée de son empilement de vêtements, je découvris que ma passagère était une très jeune fille, une jolie brune dont le fin visage était encadré de deux longues nattes qui descendaient jusqu’à sa taille.  Pour moi qui étais habitué aux filles de ma région à la peau claire, Henriette me fit l’effet d’une princesse échappée d’un conte des Mille et Une nuits.

                               Vous vous appelez comment ? Vous avez quel âge ?

Quand je lui dis m’appeler Joseph et que j’avais 14 ans, elle sembla satisfaite et fit cette surprenante remarque.

                               14 ans…moi j’en ai 12 alors t’es comme moi, pas encore une grande personne.

Bizarrement, je ne lui en voulus pas pour cette malheureuse parole que j’aurais jugée désobligeante dans la bouche de quiconque. Moi qui me prenais pour un homme ! Mais le pire c’est que je me mis à rougir bêtement et crois-moi, rougir devant une péronnelle de 12 ans, c’est vexant !

Henriette me raccompagna jusqu’à la porte et comme je remontais sur mon vélo, elle me lança :

                               Merci, c’était chic de ta part de t’arrêter.

Elle hésita et ajouta.

                               Tu ne veux pas revenir me voir? Je reste chez ma tante pendant toutes les vacances…

                               D’accord, demain, à 2 heures, salut.

Et voilà comment en une fraction de seconde, sans le savoir, j’avais infléchi le cours de ma vie. Depuis, j’en ai passé des vacances et des vacances, comme tout le monde, mais ce Noël 1939 occupe une place particulière dans ma mémoire, c’est un peu comme si ma vie c’était tout à coup transformée en destin. Tu comprends ?

Valérie resta silencieuse, face à elle, Joseph avait renversé la tête sur l’appui du fauteuil et fermé les yeux, il s’était absenté pour retourner dans ce lointain passé. Dehors, la lumière commençait à décliner, les voyageurs se faisaient plus nombreux dans le salon de l’hôtel et un léger brouhaha régnait désormais. Un serveur passait d’un geste machinal un chiffon sur le bar tout en observant intrigué, ce drôle de couple qui était installé là depuis plusieurs heures.

Quand Valérie se leva pour partir, le vieil homme tressaillit, rouvrit les yeux et consulta sa montre.

                               Déjà 7 heures ! quel bavard je fais.

                               Je vous aurais écouté toute la nuit mais j’ai promis à ma mère de ne pas rentrer tard, je ne peux pas la laisser seule, pas ce soir.

                               Oui, je comprends, tu peux revenir demain, je ne repars que dans deux jours.

Valérie se demandait pourquoi elle n’avait jamais entendu parler de cet homme, elle ne se souvenait pas que sa grand-mère ait jamais fait une allusion quelconque à cet épisode de sa vie, comme si rien de tout cela n’avait existé. Elle ne semblait pas avoir de photos de cette époque, sauf …peut-être…oui…Valérie s’efforçait de rassembler ses souvenirs : elle était chez sa grand-mère, elle avait 14-15 ans et poussée par l’oisiveté et l’ennui elle s’était mise à ouvrir les tiroirs emplis d’un bric à brac d’objets divers, de lettres et de cartes postales. Elle avait passé distraitement en revue les photos où souriaient des gens qu’elle ne connaissait pas et elle s’était attardée sur l’une d’entre elles, un cliché en noir et blanc où l’on voyait un groupe de jeunes hommes armés de fusils, appuyés contre une voiture. Une photo qui manifestement avait été prise pendant la guerre …

En sortant de Confolens, au lieu de poursuivre sa route sur Angoulême, Valérie bifurqua vers Alloué et se retrouva à nouveau devant la maison de sa grand-mère. Dès qu’elle ouvrit le tiroir, la photo se présenta immédiatement à elle, elle était sur le dessus du même fatras qu’elle avait vu il y a plus de dix ans, comme si elle avait été sortie récemment.

Elle observa attentivement les visages, elle avait toujours cru que parmi ces hommes, il y avait son grand-père, Louis Normand quelle n’avait pas connu, il était mort en 1957 de la grippe asiatique

Pauvre Louis, disait sa grand-mère en haussant les épaules, mourir de la grippe asiatique ,a-t-on idée… Lui qui dans sa vie n’est jamais allé plus loin qu’Angoulême !…

Il y avait peu de photos de ce grand-père. Cet homme que ceux qui l’avaient connu décrivaient comme un taiseux refusait-il de se laisser photographier ?

Valérie se rappela qu’elle avait une fois demandé à sa grand-mère de lui montrer sa photo de mariage. Cette dernière lui avait répondu un peu sèchement :

                               A cette époque, on n’avait pas d’appareil. Pas d’appareil, pas de photos.

La réponse avait étonné Valérie mais le ton l’avait dissuadée d’insister.

Les années avaient passé et elle s’était habituée à ce grand-père sans visage qui ne lui avait pas manqué tant sa grand-mère suffisait à remplir sa vie de petite fille.

Elle décida cependant d’emporter la photo avec l’intention de la montrer à Joseph.

 

 

A suivre

 

Lien vers épisode précédent:

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique: Un scène contrariée par un événement historique: " http://www.chateaudavanton.com/blog/index.php?2009/03/30/649-l-histoire-d-une-vie-1-de-marie-francoise-chevais