que la veille, en la voyant il se leva, lui tendit la main et comme la première fois lui dit.

                        ¾ Merci d’être venue.

Valérie s’installa face au vieil homme, un rayon de soleil qui entrait par la baie vitrée soulignait l’ossature fine du visage et accentuait l’éclat bleu du regard. La jeune femme se dit que décidément, ce Joseph avait dû être un bien bel homme quand il était jeune.

 

                        ¾ Nous en étions restés à ma rencontre avec ta grand-mère, n’est-ce pas ? La coquine avait su y faire car le lendemain je ne tenais pas en place, j’avais inventé un prétexte pour pouvoir à nouveau emprunter le vélo et à deux heures tapantes, j’étais à Alloué, je croisai Henriette à l’entrée du village.

                        ¾ Viens, on va se promener, je vais te montrer ma patinoire.

Et avant que j’aie pu répondre, Henriette était montée sur le porte-bagages et m’indiquait d’une main emmaillotée d’une grosse moufle de laine, un petit chemin qui s’éloignait dans la campagne. Après avoir pédalé quelques centaines de mètres, nous arrivâmes près d’un petit étang dont la surface glacée brillait au soleil. Henriette sauta du vélo et les joues rouges de froid et de plaisir elle me dit en désignant l’eau gelée.

                        ¾ C’est épatant comme patinoire, non ? Tu as lu Les patins d’argent ?

A ma grande honte, je dus reconnaître que non mais elle ne sembla pas y attacher de l’importance et poursuivit.

                        ¾ De toutes façons, même si j’avais des patins d’argent, je ne pourrais rien en faire, je ne sais pas patiner.

Elle semblait si désolée que je lui dis précipitamment.

                        ¾ T’en fais pas, je t’apprendrai, je sais faire, je te prêterai les patins de ma sœur.

Elle me regarda émerveillée, nul doute que tout à coup je devenais bien plus intéressant que le Hans de son roman favori…

Joseph souriait à cette évocation et Valérie elle-même imaginait les deux enfants glissant dans les traces d’Hans et Gretel, les jeunes héros hollandais dont elle connaissait l’histoire par cœur tant sa grand-mère lui avait lu et relu le roman pendant son enfance.

Il reprit.

                        ¾ Nous avons réussi pendant ces vacances de Noël à nous retrouver pratiquement tous les jours. Mais tu sais, ce n’était pas si facile, j’étais seul à pouvoir me déplacer et j’avais dû inventer un futur copain d’école qui m’aidait à rattraper mon trimestre d’absence pour justifier mes escapades quotidiennes.

En tout cas, à la fin des vacances, ta grand-mère savait patiner et c’était moi maintenant qui la regardais émerveillé. Elle avait une grâce naturelle et elle inventait des figures que j’aurais bien été incapable de reproduire.

            Soudain, revint à la mémoire de Valérie, un épisode de son enfance qu’elle croyait avoir oublié. Son premier séjour d’hiver à la montagne, sa grand-mère qui l’entraîne à la patinoire de la station.

                        ¾ Mais Mamie, je ne sais pas patiner.

¾ Moi non plus je ne savais pas avant d’avoir appris.

Cette femme plus très jeune qui semble voler sur la glace, une silhouette élancée qui dessine sans fin des arabesques. Concentrée et souriante, elle glisse, des patineurs la frôlent mais elle est seule, hors du temps. La petite fille émerveillée la contemple.

                        ¾ Mais Mamie où as-tu appris a si bien patiner ?

                        ¾ Il y a longtemps, ailleurs, dans une autre vie…

Ce jour-là, Valérie avait dû se contenter de cette réponse sibylline et elle n’avait pas cherché à en savoir plus, sa curiosité d’enfant et son goût du mystère avaient été satisfaits.

La jeune femme d’aujourd’hui recevait des années après la réponse de la bouche de cet inconnu.

            La voix de Joseph tira Valérie de ses souvenirs.

¾ En janvier, nous avons tous deux repris le chemin de l’école, moi celui de la communale et Henriette celui du pensionnat religieux où ses parents l’avait mise pour qu’elle reçoive une bonne éducation. La guerre ne nous atteignait pas vraiment du moment que nous pouvions nous voir tous les jeudis chez la tante d’Henriette à Alloué.

Et puis les beaux jours sont arrivés.

Le regard de Joseph se voila de tristesse.

¾ Et avec les beaux jours, poursuivit-il, les troupes allemandes.

Je me souviens… ce 24 juin 1940…Henriette et moi nous étions au bord de l’étang, assis sur le sable d’une petite plage naturelle qui descendait en pente douce jusqu’à l’eau. Il faisait très chaud, l’air bruissait de dizaines d’insectes et il y avait, suspendue dans l’atmosphère une odeur de foin et de vase mêlés. Je ne sais plus de quoi nous parlions, je me rappelle seulement cette sensation de bien être qui nous alanguissait.

Et puis, brusquement, nous avons entendu des grondements de moteurs. Nous avons vu la poussière se soulever sur la route. Et surgissant derrière cette poussière, des camions, des blindés , des tanks. Et des hommes armés . Des centaines d’hommes armés. Le cauchemar revenait. Je me mis à trembler.

Henriette qui ne semblait pas prendre la mesure du danger était plus curieuse qu’effrayée et elle se dévissait le cou pour tenter de voir à travers les arbres ces fameux boches dont tout le monde parlait.

Le lendemain, nous avons appris que la kommandantur s’était installée dans le château de Champagne Mouton et que la ligne de démarcation coupait le département en deux. Henriette se trouvait désormais en zone libre et ma famille et moi en zone occupée.

Mais nous étions si jeunes. Si insouciants…

Joseph se tut, son regard se fit lointain.

Valérie l’observait, jalouse tout à coup et de manière totalement absurde, de ce lien qui avait uni sa grand-mère et cet homme dont il y a deux jours à peine elle ignorait encore l’existence.

Joseph reprit.

¾ Au début, je prenais presque pour un jeu l’obligation pour aller à l’école de présenter mon ausweis au poste de garde. Au fil des jours, les soldats avaient fini par me connaître et ils ne prêtaient plus attention à ce jeune écolier qui passait chaque matin, son cartable ficelé sur son porte bagages.

A l’approche des grandes vacances, je me sentais le cœur léger, j’étais heureux malgré la tension palpable qui régnait dans la région.

                        ¾ Parce que vous étiez amoureux, non ?

L’interrompit Valérie.

                        ¾ Tu as raison, parce que j’étais amoureux, mais je ne me le disais pas. Par pudeur sans doute .

                        ¾ Et Mamie, elle vous aimait ?

                        ¾ Je pense que oui, mais tu sais nous ne cherchions pas à mettre un nom sur les sentiments que nous éprouvions l’un pour l’autre, nous étions heureux d’être ensemble. C’est tout.

Et c’est vrai que cet été 1940 fut malgré la guerre un bel été, les parents d’Henriette n’avaient pas voulu qu’elle revienne à Villefagnan, ils avaient préféré la laisser toutes les vacances à Alloué en zone libre. Imagine comme nous étions contents, nous allions pouvoir nous retrouver tous les jours.

Nous faisions mille projets, l’un d’eux nous tenait particulièrement à cœur, aller à Paris. Nous ne doutions pas un instant que la ville serait un jour débarrassée de ses occupants et que nous pourrions aller à la rencontre de toutes les merveilles que nous promettait la capitale et de toutes ces merveilles, c’est le cinéma qui excitait le plus l’imagination d’Henriette.

J’ignore pourquoi elle s’était prise d’une telle passion pour le cinéma car lorsque je l’ai connue, elle n’avait vu que deux films dans sa vie : César de Marcel Pagnol et La huitième femme de Barbe Bleue, un film américain de je ne sais plus qui mais avec Gary Cooper, et crois-moi, du nom de l’acteur,  j’en suis  archi-sûr. Qu’est ce qu’elle à pu me rebattre les oreilles avec la beauté de cet homme !

Tu parles !... Un bel homme !…Ce grand échalas avec ses airs d’empoté !…

Persifla Joseph d’un ton  qui fit sourire Valérie tant la jalousie s’y devinait encore.

Mais la guerre avait tout compliqué, alors pour compenser, elle faisait acheter à sa mère la revue Cinémonde.

Elle avait apporté toute sa collection chez sa tante à Alloué et quand il pleuvait, nous passions des heures à feuilleter ce magazine. Les yeux d’Henriette brillaient devant les photos d’Yvonne Printemps et de Madeleine Sologne et encore plus devant l’éblouissant sourire du bel Errol Flynn.

            Le vieil homme se mit à rire doucement.

Je dois avouer que j’étais jaloux de celui-là aussi et surtout de sa belle moustache, moi qui n’avais à cette époque qu’un maigre duvet qui suffisait à peine à souligner ma lèvre!…

Pendant qu’Henriette rêvait, moi je m’essayais à reproduire les portraits de ces artistes. J’ai toujours beaucoup dessiné, surtout en classe quand le cours m’ennuyait. Ça m’a valu bien des heures de retenue soupira Joseph d’un air faussement attristé.

                        ¾ C’est vrai que Mamie a toujours adoré le cinéma reprit Valérie, elle connaissait tous les films, les anciens comme les récents. Elle était abonnée à plusieurs revues et jusqu’à sa maladie, elle allait au cinéma plusieurs fois par semaine.

            Elle rattrapait le temps perdu sans doute remarqua Joseph.

                        ¾ Oui, pour Paris aussi, son amour n’avait pas faibli. Elle s’y rendait au moins une fois par mois, elle disait qu’elle allait « s’oxygéner » ! S’oxygéner à Paris !…C’est tout elle !…mais elle refusait que je l’héberge, elle préférait aller chez une vieille copine, elle ne voulait pas déranger, disait-elle. J’en avais maintes fois fait la remarque à ma mère qui s’était contentée d’un laconique : « tu sais bien que ta grand-mère est une originale ».

            ¾ Ta maman a raison, c’était une originale, mais peut-être pas comme elle l’entend. Elle était originale en ce sens que c’était la passion qui guidait sa vie. Elle n’a jamais rien fait sans passion.

C’était un être rare, tu sais.

Valérie nota la ferveur avec laquelle furent prononcées ces dernières paroles et elle en fut troublée.

Elle avait porté à sa grand-mère un amour sans mélange, et elle découvrait chez cet inconnu un sentiment presque de même nature que le sien, fait d’indulgence et d’admiration.

Entre sa mère et sa grand-mère, il n’y avait jamais eu semblable connivence, une distance semblait contrarier tout élan. Valérie n’aurait su dire d’où venait cette réticence, mais elle la sentait entre elles deux, presque palpable.

Absorbée par ses pensées, Valérie n’avait pas remarqué que Joseph était silencieux depuis de nombreuses minutes, un bref regard lui permit de constater que le vieil homme s’était assoupi. Elle lui toucha légèrement le bras et lui murmura.

                        ¾ A demain.

Sur le chemin du retour, Valérie pensa soudain à la photo qu’elle avait oublié de montrer à Joseph. Elle en fut contrariée et la nuit qui suivit fut troublée par des cauchemars qu’elle ressassait encore au réveil. Alors qu’elle se préparait pour le dernier rendez-vous avec Joseph elle se sentit envahie par le chagrin et la colère. Chagrin de l’absence et colère, oui colère contre cette grand-mère qui lui avait caché tout un pan de sa vie.

Quand elle arriva dans la cuisine, sa mère était déjà prête. Habillée et maquillée, elle présentait le visage impeccable de chaque jour, seul un léger affaissement de la bouche témoignait d’une nouvelle blessure. Elle se tenait près de la fenêtre, sa tasse de thé à la main, Valérie tout à coup la sentit si fragile qu’elle alla vers elle et lui entoura la taille de ses bras. La tête appuyée contre son dos, elle resta ainsi de longues minutes. Surprise par ce soudain élan de tendresse que sa fille avait jusque là réservée à sa grand-mère, Loraine se tint immobile. Silencieuse.

 

 

                                                                                              A suivre

Lien vers épisodes précédents:

 

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique: Un scène contrariée par un événement historique: " http://www.chateaudavanton.com/blog/index.php?2009/03/30/649-l-histoire-d-une-vie-1-de-marie-francoise-chevais