Loraine s’était souvent demandée si ce n’était pas la troublante ressemblance physique entre la grand-mère et la petite-fille qui avait renforcé leurs liens quasi fusionnels.

Jeune maman, elle avait pris ombrage de cette affection jusqu’au jour où elle avait surpris sa fille qui entassait ses poupées dans ses bras et leur murmurait à l’oreille : « mais toi aussi je t’aime, mon cœur il est très très grand, grand comme la terre, il y a de la place pour tout le monde ».

Loraine avait compris le message qu’involontairement lui adressait son enfant de quatre ans et elle s’en été trouvée rassérénée. Depuis cette date, chaque fois que l’aiguillon de la jalousie venait la taquiner, cette image lui revenait en mémoire et l’angoisse se dissipait.

La voiture de Valérie venait de franchir le portail du jardin et tout en écoutant le bruit du moteur décroître, Loraine se demandait ce que faisait sa fille seule dans la maison de sa grand-mère. Elle même n’avait pas pu y retourner, c’était trop tôt.

            Valérie quant à elle, songeait à sa mère, elle lui avait découvert une vulnérabilité qu’elle ne soupçonnait pas. Elle comprenait aujourd’hui que la dignité qu’elle avait affichée ces derniers mois était destinée à la protéger elle, sa fille. Valérie se sentit alors coupable de s’être enfermée dans son chagrin comme dans une tour d’ivoire, dédaigneuse du chagrin des autres. Elle se demandait également ce qui l’avait conduite à taire sa rencontre avec Joseph Stoeckel. Et c’est toujours songeuse qu’elle poussa la porte de l’hôtel.

Joseph l’attendait, déjà installé dans son fauteuil, il semblait nerveux. Valérie s’en inquiéta. Et s’il renonçait à poursuivre son récit ? Valérie n’aurait su dire pourquoi tout à coup, il devenait essentiel pour elle que Joseph terminât son histoire, elle plongea alors la main dans sa poche et en retira la photo qu’elle posa brusquement sur la table devant Joseph.

Ce dernier pâlit, il se saisit du cliché d’une main tremblante.

            ¾ Lequel est mon grand-père ? interrogea Valérie d’un ton un peu trop abrupt.

                        ¾ Ton grand-père ? balbutia Joseph.

            Le silence s’installa. Joseph triturait la photo machinalement, il semblait ne pas avoir compris la question et alors que Valérie s’apprêtait à la lui reposer, il se mit à parler, d’une voix monocorde.

            ¾ La guerre… cette saleté de guerre. qui met des fusils entre les mains des enfants.

Et Joseph reprit le fil de son récit.

La guerre…nous arrivions à l’oublier mais à partir de 1941, les restrictions nous rendirent la vie quotidienne de plus en plus difficile. Les Allemands étaient partout. Ils avaient fait le tour des fermes pour se ravitailler et celle de Marianne n’avait pas été épargnée. La peur s’installait. Un soir en rentrant, ma mère me dit d’une voix où perçait l’angoisse que mon père était recherché par la police allemande et qu’il avait dû fuir. Je ne devais pas poser de questions, je ne devais rien changer à mes habitudes, si on m’interrogeait je devais dire que c’était un sale type et qu’il nous avait laissé tomber.

Je ne savais quoi penser. Depuis son arrivée en Charente, mon père n’avait paru ne s’intéresser qu’au travail de la ferme qu’il découvrait. Quand je manifestais parfois mon aversion pour ces sales boches, il me reprenait vertement.

                        ¾ Tiens-toi tranquille, inutile d’attirer l’attention sur nous.

Cette curieuse résignation me décevait et puis je pensais à mon rendez-vous du lendemain avec Henriette et tout était oublié.

Tu sais Valérie, j’avais vécu jusqu’à ce soir comme on vit à seize ans, uniquement préoccupé de soi même. Je n’avais pas vu ou j’avais refusé de voir ce qui se passait autour de moi, le monde des adultes n’avait pas plus de réalité que les images des films que nous regardions dans Cinémonde, Henriette et moi. Mais ce soir-là, je suis entré soudain de plein pied dans la tragédie de la guerre et à cet instant précis je suis devenu adulte.

            Joseph avait reposé la photo sur la table basse et son regard s’était fait plus lointain.

Il reprit la parole d’une voix empreinte de gravité.

¾ Désormais, je me mis à observer ma mère, Marianne et ceux qu’on appelait les journaliers et qui venaient aider de temps à autre. A force de tendre l’oreille et d’être à l’affût de toutes les informations, je finis par surprendre une conversation entre ma mère et Marianne, « ils » étaient dans la forêt de la Braconne dans une cabane de chasseurs. Je compris que mon père avait rejoint les quelques jeunes qui avaient refusé de partir en Allemagne pour le travail obligatoire et qui du jour au lendemain avaient dû se cacher.

¾ Il était devenu résistant , l’interrogea Valérie avec une pointe d’admiration dans la voix ?

Conscient de la charge romanesque que le mot pouvait avoir pour la jeune fille, Joseph esquissa un sourire et précisa.

¾ Tu sais, fin 1941, il n’y avait pas encore de résistants à proprement parler. Il s’agissait seulement de petits groupes de jeunes qui refusaient le STO et se voyaient contraints à la clandestinité.

¾ Mais votre père n’avait plus l’âge d’être réquisitionné ?

¾ Non, c’est exact. Mais quand à la suite de cette indiscrétion, j’interrogeai ma mère pour en savoir plus, elle refusa de me répondre. Je ne découvris les raisons de la fuite de mon père que plus tard. Et par mes propres moyens.

   ¾ Et mamie ?

¾ Je n’ai rien dit à Henriette du départ de mon père, nous avons continué à nous voir, nos rencontres étaient pour moi une parenthèse d’insouciance. Je faisais tout pour lui dissimuler mes angoisses. Je m’étais mis à dessiner de manière presque frénétique, je transportais  partout avec moi un grand carton à dessins.

Un sourire s’alluma dans le regard de Joseph.

                                             ¾ Les gardes allemands avaient été intrigué la première fois qu’ils avaient vu cet encombrant carton que j’avais ficelé tant bien que mal sur mon porte-bagages. Vaguement inquiets, ils m’avaient demandé de le déballer, je leur avais montré le contenu et quand il avaient vu les nombreux portraits au fusain d’Henriette, ils s’étaient exclamés en riant « schöne !». Depuis quand ils me voyaient passer ils me criaient, manifestement fiers de leur français :«bonjour à la fiancée», je m’efforçais de sourire et cela leur suffisait.

Puis ma mère tomba malade, l’angoisse, la nourriture insuffisante, la charge de travail avaient eu raison de sa santé. Un soir en rentrant, je la trouvai couchée, elle me dit que je devais la remplacer le lendemain pour une course urgente. Je ne posai pas de questions tant il était évident que je n’aurais pas eu de réponses. Le jour suivant, je ne cherchai pas non plus à savoir ce que contenait exactement le paquet que je casai avec difficulté dans mon cartable. De la nourriture pour une grand-mère m’avait-elle dit brièvement.

                        ¾ Va mon fils, fais comme d’habitude.

A compter de ce jour, je suis devenu une sorte de livreur.

                        ¾ Vous n’aviez pas peur de vous faire arrêter au poste de contrôle ?

                        ¾ Non, quand on est jeune on se croit immortel et puis comme je te l’ai dit, à force de me voir passer, les gardes ne faisaient plus attention à moi.

                        ¾ Mais qu’est-ce que vous transportiez ? Des armes ?

                        ¾ Des armes, non, trop dangereux, ma mère ne m’aurait pas fait prendre de tels risques. Non, il s’agissait bien de nourriture qu’en cas de découverte j’aurais pu expliquer par un banal mensonge. Sauf que cette nourriture n’était pas destinée à une pauvre grand-mère malade, mais aux clandestins de la Braconne. Nous étions plusieurs à acheminer de la nourriture par petites quantités en différents points du département, celle-ci était ensuite regroupée et transportée dans la forêt.

                        ¾ Et Mamie, pendant que vous jouiez les héros, que faisait-elle ?

Joseph se mit à rire.

                        ¾ Tu as raison, mes « hauts » faits de guerre sont sans intérêt, et je dois t’avouer que moi-même à l’époque, j’étais plus préoccupé par l’heure du rendez-vous avec Henriette qu’avec celle de mon contact…

Comme je ne lui avais pas parlé de la fuite de mon père, tu imagines bien que je lui taisais mes activités « annexes » et j’arrivais aisément à justifier mes retards de plus en plus fréquents, par les mouvements des troupes allemandes qui s’étaient accentués au cours de 1942.

Par précaution, nous n’empruntions plus que les petits chemins de terre perdus dans la campagne. Malgré la présence ennemie nous avons passé des moments merveilleux. Pendant qu’Henriette lisait, le plus souvent je dessinais ou je peignais.

Le jour de ses quinze ans, je voulus faire un portrait d’elle et je lui demandai de poser. Je me souviens qu’elle avait mis la nouvelle robe que sa tante lui avait confectionnée dans le plus grand secret en s’aidant d’un patron trouvé dans un magazine de mode…

Le regard de Joseph se fit lointain, il revoyait Henriette comme si c’était hier. Elle tournoyait sur elle-même et lui disait.

                        ¾ Regarde ma robe qui danse

Le tissu fluide s’enroulait autour de ses hanches et soulignait ses formes graciles, Joseph sentait son cœur battre plus fort, il avait envie de la prendre dans ses bras et de danser avec elle mais il n’osait pas.

Soudain elle s’était immobilisée, elle avait plongé son regard dans le sien et lui avait dit :

                        ¾ Je suis prête.

Il avait alors saisi son crayon de bois et en quelques traits que l’émotion rendait un peu maladroits il avait esquissé le portrait de la jeune fille . Sa main courait sur la feuille avec une sorte d’avidité comme si elle voulait capter de l’instant ce qu’il avait d’unique et d’éphémère à la fois.

Henriette restait immobile, elle contemplait le jeune homme, son regard s’attachait au sien quand il relevait la tête et dans ce bref échange elle sentait monter du fond de son ventre des sensations qu’elle ne pouvait ou n’osait nommer, elle s’appliquait alors à inscrire dans sa mémoire chaque trait de ce visage comme si elle le voyait pour la dernière fois.

Un groupe bruyant de touristes entra dans le salon de l’hôtel et rompit la magie de l’instant, Joseph brutalement tiré de ses souvenirs, se redressa sur son fauteuil et reprit la parole.

            ¾ Ce jour-là, j’ai peint un portrait d’Henriette, c’était mon cadeau d’anniversaire.

                        ¾ Elle devait être terriblement contente de ce cadeau, non ?

                        ¾ Oui… Je crois…

La voix de Joseph s’était faite plus ténue, il semblait hésitant.

                        ¾ Elle m’a remercié de la plus belle manière.

                        ¾ Elle vous a donné un baiser d’amoureux ? demanda malicieusement Valérie.

Henriette lui avait donné bien plus. Tandis qu’elle abandonnait la pose en étirant ses membres ankylosés, il avait appuyé le tableau contre un arbre et l’avait invitée à le découvrir tout en ajoutant sobrement « bon anniversaire ». Elle s’était approchée et elle était restée de longues minutes silencieuse, Joseph allait s’en inquiéter quand il  avait vu une larme couler sur sa joue, elle s’était alors retournée vers lui et il n’avait pas su dans un premier temps déchiffrer sur son visage les émotions qui l’agitaient, il l’avait seulement trouvée étonnamment grave, comme si une révélation s’était imposée à elle et l’avait fait grandir.

Elle s’était rapprochée de lui, la mousse des petits cheveux frissonnait autour de son visage, elle avait saisi sa tête entre ses mains et l’avait embrassé avec violence. Hésitant, il avait répondu d’abord maladroitement, puis le désir avait guidé ses mains et au moment où ils s’étaient laissé glisser sur le sol, il s’était rappelé la mise en garde de sa mère « ne fais pas de bêtises avec les jeunes filles »…mais c’était trop tard !

Valérie regardait Joseph dont le visage s’était soudain empourpré. Les mots devenaient inutiles. Elle avait jusqu’à ce jour écouté Joseph égrener ses souvenirs comme on écoute une histoire, les personnages n’avaient guère plus de réalité que ceux des contes de fées. Elle prenait conscience tout à coup que cette Henriette dans toute la fraîcheur de ses 15 ans avait aimé. L’homme qu’elle avait aimé était là devant elle, 50 ans plus tard, toujours plein de cet amour que le temps ne semblait pas avoir terni. Valérie avait connu la grand-mère, elle découvrait la femme et la mort qui désormais l’empêchait d’entendre par sa voix le récit de ses premières amours la remplissait d’une profonde tristesse.

            ¾ Le tableau d’anniversaire, je le connais,  je l’ai toujours vu chez mamie, elle ne m’a jamais dit que c’était son portrait, je ne lui ai jamais posé de questions, c’était le décor de la maison de Mamie. C’est tout, dit Valérie d’une petite voix cassée par l’émotion.

                        ¾ Et la fleur de tournesol sur son cercueil, c’était en souvenir de celles que vous aviez peintes, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle.

            ¾ Oui, répondit Joseph, nous avions remarqué ces fleurs dont les graines avaient dû s’échapper de quelque jardin environnant. Henriette les trouvait très belles, elle avait voulu un instant en piquer une dans ses cheveux mais elle avait dû y renoncer, le poids de la fleur l’empêchant de tenir, je lui avais alors promis de les peindre sur le tableau.

                        ¾ Et… et…après ?

Valérie n’osait plus poser de questions, elle avait la sensation d’entrer par effraction dans l’intimité de sa grand-mère. Elle entendit l’horloge de l’église sonner 6 heures  puis la voix de Joseph qui reprit en écho.

                        ¾ Après ? Après tout s’accéléra. Comme dans un film muet j’ai le souvenir d’images qui s’enchaînent de manière saccadée.

Devant la perplexité de Valérie, il poursuivit.

                        ¾ Le temps s’était écoulé sans que nous nous en rendions compte. Quand nous sommes repartis, il commençait à faire nuit, je laissai Henriette devant la maison de sa tante et je poursuivis ma route. J’étais presque arrivé à la ferme quand  surgit d’un bosquet, Rémi, un journalier de Marianne, il avait l’air hagard, il tremblait, je ne comprenais pas ce qu’il disait sinon qu’il m’interdisait d’avancer. A travers ses propos désordonnés, j’ai saisi qu’un drame était en train de se jouer. J’abandonnai mon vélo, je bousculai Rémi et me précipitai vers la ferme. Je courrais comme dans un rêve mais en même temps, l’instinct de conservation devait me commander car j’ai le souvenir très net d’avoir choisi le chemin du sous-bois que seuls les habitants du coin connaissaient. Les ronces et les branches me griffaient au passage mais je ne sentais rien.

Arrivé à quelques mètres de la grange, je m’accroupis derrière la haie, je ne voyais rien mais j’entendais des bruits de voix, des ordres en allemand que je ne parvenais pas à saisir, des pas précipités, des cris. Puis un silence entrecoupé de « schnell ! » impérieux. Je m’écartai sur ma droite en longeant sans bruit la haie, je voulais voir la cour. et je vis ma mère et Marianne, les mains en l’air, poussées du canon d’un fusil vers le camion bâché.

Mon cœur s’arrêta de battre, j’eus l’impression de pousser un hurlement, mais ce ne devait être que dans ma tête car le silence ne fut troublé que par les voitures qui s’éloignaient.

            Valérie observait Joseph mais il ne la voyait plus.

Il voyait sa mère qui n’avait pas eu le temps de retirer le grand tablier bleu qu’elle mettait quand elle faisait la lessive .

Ce devait être un lundi, songeait-il. Maman faisait toujours sa lessive le lundi.

Il la suivait des yeux, il enregistrait son hésitation pour monter dans le camion, le coup dans le dos qui la projetait violemment en avant et le dernier regard qu’elle jetait sur la maison avant d’agripper la ridelle d’une main ferme pour se hisser sur la plate-forme.

Puis la bâche du camion retombait . Il sentait sa bouche s’ouvrir dans un long cri muet et ses yeux s’emplissaient de larmes.

            Un sanglot retenu fit tressaillir Joseph. Valérie caressa doucement les veines bleutées de la main du vieil homme. Elle n’osait parler et c’est dans un chuchotement qu’elle lui demanda :

            Et… vous ne l’avez jamais revue ?

 

 

                                                                                                          A suivre…

 

 

Lien vers épisodes précédents:

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique: Une scène contrariée par un événement historique:

 " http://www.chateaudavanton.com/blog/index.php?Une-scene-contrariee-par-un-evenement-historique