J’inspecte fébrilement mes tiroirs, je finis par y dénicher les bas. Soulagement.

 Arrivée à l’entrée de la chambre, je stoppe net la course folle entamée depuis le matin pour rassembler les effets nécessaires.

Oui, elle est là, à l’intérieur. Respect, silence, arrêt sur ces instants tant redoutés, éphémère orée vers l’éternel.

L’horloge s’est arrêtée, inutile de continuer à courir, Alice, il n’y aura plus de merveilles, plus de miracle à accomplir. Le lapin ne t’a pas attendue, il poursuit sa course contre la montre.

 

J’hésite sur le seuil ; quelle contenance prendre, si elle me voyait ?

Sans faire de bruit, comme si je ne voulais pas déranger son sommeil, je pénètre dans le temple mortuaire. Dans un nid blanc cassé gît la silhouette aimée, crainte, admirée et détestée tour à tour, paisible mais exsangue. La lumière fraîche et vive des premiers jours d’automne passe en grand par la fenêtre. Ouf, la vie n’est pas loin, à portée de ciel !

 

Je me rappelle les jours précédents, les soins que je lui prodiguais, caresse des mains, brossage des cheveux, douceur intime du contact. Je perdais ma Maman et je le savais. Elle ne se plaignait plus, ne disait rien, se laissant faire comme une petite fille choyée. Dehors je souriais, dedans je pleurais. Mes gestes se faisaient attentionnés, délicats ; jamais je n’avais eu l’occasion de partager cette tendresse féminine avec ma mère. Il avait fallu qu’elle soit aux portes de la mort…

 

Fidèle au rituel instauré à chacune de mes visites à l’hôpital, je pose mes mains sur les siennes puis les fais glisser le long de son bras, comme pour lui dire : « je suis là, ne t’inquiète pas ». Je crois que ça me réconforte, je me dis qu’elle est encore avec moi, tout près. Mais son corps est à peine tiède, plus rien n’y circule depuis plusieurs heures.

Je sens mon sang se glacer.

 

Debout au pied du lit, je l’observe, tentant d’imprimer pour la vie ce visage qui ne se ressemble plus guère. Je commence à m’affairer, ne sachant plus très bien si c’est moi ou mes membres qui commandent mes actes. Des vêtements blancs, c’est l’usage. Virginal ? Certes, non. Pur pour retourner à la nature ? peut-être, ou alors pour se laver de ses péchés ? C’est plus probable.

J’essaie d’enfiler les fameux collants, j’aimerais bien qu’elle emporte avec elle des traces de ce mariage dont la préparation avait généré tant de conflits entre nous. Je lui en ai voulu pendant des années de s’être immiscée dans les moindres détails et voilà que je veux lui mettre sur son lit de mort  des collants que j’ai portés!! Zut, ils sont trop petits, ses pieds ont gonflé. Tant pis ou tant mieux, après tout, ce sont les miens, remisés au rang de reliques mais tout de même.

 

Une ou deux semaines auparavant, je pressentais déjà que l’issue devenait de plus en plus imminente et impérieuse jour après jour.

Ma mère, si soucieuse de son apparence, si attentive à sa mise ne s’aperçut même pas qu’elle portait une chemise d’hôpital. Que cette adepte intégriste du détail et du raffinement en arrive là me parût tout à fait incongru. Je ne la reconnaissais plus, elle échappait à son propre contrôle.

A la fois affolée et lucide sur sa fin prochaine, je pris le parti de l’accompagner et de mettre à profit sa naissante capacité d’abandon. Je peux dire que les derniers mois de ma mère ont vu l’éclosion d’un plaisir enfin partagé, sans peur de ses reproches, dans la confiance du lien entre nous. Certes, elle allait disparaître, mais nos échanges furent beaucoup plus riches, notre complicité plus fertile qu’ils ne l’avaient jamais été. Paradoxalement, plus le temps était compté, plus nous nous donnions l’une à l’autre.

C’était l’adieu aux armes, le traité de paix définitive.

C’est ainsi que je compris l’importance que revêtait pour elle le choix de ses vêtements, comme une jolie enveloppe pour  abriter son intérieur si fragile. Que le maquillage était le manteau protégeant sa peau des agressions de l’extérieur, si hostile.

 

Dans son cercueil j’ai déposé un minuscule Scarabée égyptien, symbole de vie. Je l’ai choisi turquoise, pour égayer son long voyage solitaire.

 

Quinze ans plus tard, j’ai dispersé dans mes neurones les cendres de ses paroles dures, cassantes, parfois méprisantes, jamais indulgentes. Je me suis affranchie de son regard exigeant, impitoyable, jamais tendre. J’ai aussi laissé pousser les branches de l’arbre dont elle a planté les racines avec mon père, un jour d’égarement.

Aujourd’hui, mes feuilles sont pleines de sève, la floraison est en cours.

Je prends soin d’associer mes habits et accessoires. C’est une tradition que je tiens à perpétuer. Un sceau familial, seul héritage précieux de toutes les femmes de ma lignée.

 

Au-dedans de moi c’est chaud, en-dehors c’est coloré. Comme les tableaux que peignait ma chère mère.

Je la sens tout près de mon cœur et je peux enfin lui dire avec émotion et sincérité :

Je t’aime, Maman

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