17 heures.

 Je suis au volant, la tête encore pleine des entretiens, souffrances, non-dits, silences éloquents, violence des mots qui ont phagocyté l’espace du bureau plutôt froid et impersonnel où j’officie chaque mardi. Je souffle un peu, pourtant contrainte de rester concentrée sous peine de dévier de ma trajectoire. Mes pensées s’échappent et me happent vers d’autres patients, mes enfants que je dois retrouver, le dîner du soir et ma sœur que j’ai promis d’appeler. Urgences ordinaires.

Distraitement, j’entends au loin le ronronnement de la radio que j’ai branchée pour agrémenter mon parcours et me sortir de moi-même.

Traverser le bois me permets de décrocher et de me reconnecter avec la nature, bien que celle-ci soit domestiquée et habitée par de belles plantes remisées dans des camionnettes qui ont accosté sur les bas-côtés.

 

Soudain, une bombe ; un choc frontal, une déflagration fend l’air et heurte bruyamment mes tympans assoupis et bercés par le son de la voix onctueuse.

 

Des avions se sont écrasés sur le World Trade Center, les tours se sont écroulées…..

Quoi ? Qui me parle ? Canular ? Je n’y songe pas même un instant, ça n’a pas du tout l’air d’une plaisanterie, le ton est lugubre.

 

Silence en-dedans, effondrement.

Non, impossible, je n’y crois pas. Ces tours, j’y suis montée il y a 15 ans, j’ai même dîné à la « Horsd’Oeuvrerie », seule « brasserie » aux tarifs abordables. Je me souviens encore du cadre somptueux et chaleureux, avec du cuir fauve et du cuivre. La vue grandiose reste gravée dans mes cellules, ces milliers de lucioles en-bas, à Manhattan. Des toilettes superbement éclairées et décorées avec raffinement. Un luxe bourgeois et sobre, très américain. Un très beau souvenir, émouvant et vivace, de mon voyage à New York.

 

Je suis terrassée, totalement incrédule.

Pourtant les journalistes se succèdent et semblent commenter les faits.

On va de Charybde en Scylla. J’apprends que pas UN, mais DEUX avions ont frappé de plein fouet les bâtiments. Le feu est partout, c’est la panique, les murs s’écroulent ; les gens se jettent par les fenêtres.

 

Au sol, on voit des personnes courir en tous sens, une épaisse fumée a envahi les rues, les sirènes hurlent.

 

Je continue anesthésiée ma progression dans mon petit véhicule personnel, bien sécurisé.

 

Rentrée chez moi, j’allume la télevision, ce que je ne fais jamais sans avoir consulté les programmes.

Au bout de quelques minutes, je vois sans l’imprimer dans mon cerveau le premier, puis le deuxième avion se fracasser sur le haut des tours. Puis les flammes qui s’élancent, furibondes.

 

Les yeux écarquillés, je m’attends à ce que Bruce Willis ou Sylvester débarquent de leur hélicoptère, ou une troupe de pompiers atterrissent en parachute. C’est un mauvais scénario de film catastrophe.

Je ne peux pas rendre les images que je vois réelles, c’est trop cauchemardesque. La violence est insoutenable, je préfère me réfugier dans l’illusion que c’est du truquage de haute technologie.

 

Pourtant, on dirait que la vie s’est arrêtée dans le monde entier ce 11 septembre 2001.

 

J’ai vu et revu ces films amateurs des dizaines de fois.

Je m’interroge toujours sur l’esprit d’à-propos dont font preuve les braves badauds présents sur les lieux de drames ;comment est-il possible de garder le sang-froid suffisant pour filmer les horreurs environnantes, sans être interdit de stupéfaction ou penser à sa propre survie ? A moins que l’œil de la caméra ne permette à leur propriétaire de se mettre à distance protectrice de ce qui se passe autour d’eux. J’ai pour ma part imaginé que je serais bien incapable d’avoir en tête l’idée du témoignage pourtant précieux que représentent ces reportages. Je me verrais plutôt totalement désemparée, immédiatement et exclusivement préoccupée de sauver ma peau et celle d’un maximum de gens autour de moi. Mais je me trompe peut-être, je n’ai pas vécu ce genre de situation.

 

Quoi qu’il en soit, il m’a fallu plusieurs années pour accepter la réalité de cette chute improbable de l’empire américain. C’est vrai que ces tours paraissaient inattaquables, invincibles, insubmersibles, comme le Titanic. C’était le phallus de la Grosse Pomme.

 

Je ne suis pas persuadée que, si je revois les scènes de ce jour d’horreur, je parvienne pour de bon à me dire qu’elles ne sont pas issues de l’imaginaire d’un scénariste torturé.

Je peine à faire le lien.

Lorsque je vois des images de New-York aujourd’hui, j’ai l’œil en berne, il manque indiscutablement les silhouettes des tours dans mon horizon. Mon imagerie mentale a investi ces immeubles dans son disque dur. Impossible de les supprimer.

 

Je ne suis pas retournée Outre-Atlantique depuis ce funeste événement.

Je me promets d’aller me recueillir devant les stelles  et le périmètre de Ground Zero ; j’en suis bouleversée à l’avance, comme si j’allais dans un camp de concentration. Le même sentiment de mort inutile, d’horreur programmée, de silence lourd et assourdissant de toutes ces vies disparues tragiquement.

 

Mais je m’en retourne à mes moutons, à ma vie qui traverse le bois et le temps, à mes patients qui souffrent, à mes enfants qui grandissent, eux, à moi qui ai la chance de vivre libre, sans danger imminent.

Quoique…..

 

 

Elvire Destin

18 janvier 2009

 

 

 

NB: L'écritoire n'a pas, en l'état, d'autres textes d' Elvire à vous proposer que son commentaire sur le dernier billet de Michèle Lessaire.