Citée par Pierre Danger dans son billet « La littérature française est-elle morte ? » du 5 janvier, j’ai tardé à répondre. Et j’ai bien fait si j’en juge par les échanges de commentaires, certains sous nom propre, d’autres sous pseudo, qui ont permis de préciser le débat.

Surprise qu’à mon précédent billet relatant une expérience de contact avec le monde de l’édition par le biais d’une démarche de demande de droits d’auteur, la réponse dévie sur le devenir de la littérature, j’ai failli croire qu’il n’était question que d’une déploration supplémentaire de la disparition des « vrais auteurs », de la « vraie littérature », thème rebattu s’il en est, et qui a souvent comme objet de prétexter que, si quelques grands talents actuels sont méconnus, c’est la faute à l’air du temps, à la mode qui privilégierait des écrivailleurs médiatiques au détriment des vrais écrivains, méconnus. Cette croyance, certes fondée sur des faits, est trop facile ; les exemples peuvent tout « prouver », comme en témoignent les microtrottoirs dont raffolent les journaux télévisés ; depuis la démocratisation de l’écriture, littérature populaire et lettrée ont toujours cohabité, avec des frontières souvent floues ; et expliquer pourquoi un auteur devient célèbre dépasse souvent  les limites du rationnel, même si certaines explications objectives, comme l’appartenance à un milieu parisien, sont tout à fait valides.

Mais là n’est pas le débat. Si j’ai bien compris, ce n’est pas tant la disparition de la littérature qu’annonce Pierre, mais celle de la littérature « française ». Et peut-être n’a-t-il pas tort d’un certain point de vue ?

Pas besoin d’être historienne pour mesurer l’effondrement sans commune mesure qui a eu lieu du milieu du XXème siècle, attaquant en profondeur l’idée même de nation. Quoi que l’on pense de leur efficacité, l’Organisation des Nations Unies et l’Union européenne marquent bien l’effacement progressif de l’orgueil national. Comme l’histoire de la langue française est aussi celle de la constitution d’une nation, nous avons fini par croire que littérature et langue française se confondent. S’il n’y a plus d’orgueil national français, il n’y aurait plus de littérature française, et la langue française irait à vau l’eau !

S’il faut monter sur les barricades, je veux bien que ce soit au service de la littérature et  de la langue, mais me lancer à la défense d’une littérature et d’une langue étroitement enfermées dans une vision hexagonale, très peu pour moi ! Les étrangers nous reprochent souvent notre orgueil linguistique, particularisme bien français qui nous fait trop facilement sourire. La « sauvegarde » si répandue d’une langue hypernormée et conservatrice nous fait perdre chaque année de plus en plus de locuteurs francophones de par le monde. Et, même si nous acceptons de reconnaitre que, hors de l’hexagone, des écrivains peuvent écrire en français, et même très bien, l’assurance arrogante que « notre » littérature se situe bien au-dessus, risque de nous enfermer dans une insularité dont nous pourrions avoir du mal à nous remettre.

Alors, s’il s’agit de convenir qu’une littérature purement française est morte, pourquoi pas ? Si le qualificatif « français » sert à opérer un classement géographique au sein d’une littérature mondiale, il désigne alors seulement une catégorie et ne confère pas une suprématie. Si l’on veut parler de la littérature en langue française, elle dépasse très largement les frontières de notre hexagone (mais nous avons facilement tendance à annexer les écrivains comme Français, quelle que soit leur origine, quand ils ont du succès !) ; alors, pourquoi la rabaisser au statut de « francophone », comme si les Français nationaux natifs étaient les seuls à savoir écrire ? « Française »  ou non, la littérature est bien vivante, quelle que soit la langue dans laquelle elle s’écrit. Je pourrai voir tous les reportages sur la Chine, aucun ne m’en dira autant sur l’histoire récente, l’évolution des mentalités et de la psychologie que Brothers de Sun Ya ; jamais je ne m’intéresserais à la vie d’un sportif, si grand fût-il, mais la vie de Zatopek, vue par Jean Echenoz dans Courir, qui soumet l’agôn d’un individu acharné et hors norme à l’alea d’un régime versatile nous amène bien loin d’une biographie sportive.

Quant à décerner des lauriers aux auteurs contemporains ! La poésie est certes peu à la mode, et si les grands noms actuels, Bernard Noël, Henri Meschonnic, James Sacré…, sont peu connus du grand public, la cause n’en revient pas à leur manque de talent, mais à un désintérêt plus général pour la poésie sur lequel je ne m’étendrai  pas ici. Les auteurs de théâtre, qui connaissent le même sort, doivent se battre pour faire jouer leurs textes auxquels on préfère souvent les classiques. Et le TAP de Poitiers, doté d’une salle presque parfaite, n’échappe pas à la règle ; son architecture austère et carrée ne l’empêche pas de puiser dans le répertoire, même si le Nicomède de Corneille présenté par les ATP récemment réconcilierait les plus béotiens avec le théâtre ! Quoi qu’en dise Pierre, les lauriers vont bien aujourd’hui au roman. Ses auteurs sont-ils moins glorieux que par le passé ? Difficile de faire des pronostics,  mais on peut parier qu’un Philippe Claudel ou une Nancy Huston ont quelques chances de passer à la postérité. Le prix Nobel vient d’être attribué à un Français très cosmopolite… Signe des temps ?

Evidemment, le couplet sur la mort de la littérature n’aurait pas été complet sans son refrain sur l’enseignement du français  et la langue en perdition!

Je ne me crois pas « pédagogiste », dans les religions le suffixe en «  iste » confère un intégrisme dont je me garde bien ; si le monde va mal, tout le monde en conviendra, c’est bien sûr à cause des enseignants de français : l’orthographe qui fout le camp, la grammaire, n’en parlons pas, la littérature… ; c’est simple, les enseignants de français, on se demande bien ce qu’ils font de leurs trois ou quatre heures de cours par semaine ! Alors qu’ils ont des élèves qui ne demandent qu’à connaitre et comprendre la littérature, qui sont bien d’accord avec leurs parents pour ne plus passer leur temps sur leur ordinateur ou devant la télé, et qui occupent leurs loisirs à se poser des questions sur les accords du participe passé !

Et pourquoi s’acharner sur la langue ? D’une grande exigence personnelle pour le lexique, la syntaxe, l’orthographe, qui m’impose une certaine lenteur dans l’écriture, je respecte trop l’amour-propre des autres pour m’offusquer publiquement des erreurs que je relève. Chacun fait ce qu’il peut avec sa langue, et je crois plus, en ce domaine comme en bien d’autres, en l’éducation qu’en la critique acerbe, voire méchante. Notre langue, à toutes les époques, a intégré des mots étrangers. Parler plusieurs langues m’a toujours incitée à une attitude réflexive sur le français ; mais quand je parle une autre langue, je ne vise pas la perfection, et les Espagnols ou les Anglophones avec qui je parle portent en général un regard plutôt bienveillant sur mes erreurs et hésitations. Le français a tout à gagner à se frotter aux autres langues, ainsi qu’à tous les media qui la font évoluer. Les SMS, les discussions électroniques sous leurs différentes formes, imposent de nouvelles utilisations langagières dont on peut prévoir que sortira une évolution, mais pas forcément négative. L’internet installe une révolution d’une portée identique à celle de l’imprimerie. Les usages linguistiques en seront bousculés, les pratiques de lecture et d’écriture aussi. Mais la remise en cause n’est-elle pas  constitutive de l’être humain ? et pourquoi faudrait-il que tout pas en avant soit signe de régression ?

La littérature n’a jamais été aussi accessible à tous. Nous pourrions rêver qu’il ne soit même plus nécessaire de la rendre obligatoire à l’école, que la lecture remplace peu à peu la télévision et l’ordinateur. Mais soyons réalistes. Les foules se précipitent dans les stades et les « Zéniths » ; pour lire, pour écrire, il faut accepter d’être seul, de faire quelques efforts, de se mettre hors du temps et hors du monde. Ces dispositions ne sont pas universellement partagées mais, espérons-le, encore assez répandues pour que quelques-uns continuent à trouver du plaisir à entasser les livres lus ou à lire, et que d’autres, ou les mêmes, s’évertuent à souffrir sur leur clavier ou avec leur stylo. Sans évolution, langue et littérature seraient effectivement menacées.

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