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Pour tuer le temps, les jeudis de pluie, pendant que, dans une autre partie de la grande pièce aux poutres noires, derrière le paravent, la grand-mère s'affairait à quelque ouvrage dans le coin cuisine, on était souvent une grosse poignée de cousins-cousines à croupetons devant la cheminée pour essayer d'extirper le grand père de son journal. On avait quelques thèmes récurrents, comme celui de l’orthographe multiple de notre patronyme ou la fois qu’il s’était perdu dans les lignes ennemies. Mais le sujet le plus riche de digressions, celui sur lequel le Pépé tenait la barre le plus longtemps, c’était : « Dis PépéYoux, c’est vrai que t’as commencé à travailler à sept ans ? »

Alors, le pépé, ravi de cette juvénile invasion, et qui se demandait depuis un moment si la question allait enfin venir, repliait majestueusement ses lunettes et le Courrier de l’Ouest, lissait des moustaches en guidon frétillantes d’aise et son regard gris-bleu s’animait, surtout s’il avait sifflé quelques verres de rouge en cachette de Méméyoux. Puis, après avoir croisé tranquillement les yeux de chacun, comme le font d'instinct les orateurs nés, il tissait à nouveau, inlassablement, la mythologie familiale.

L' Odyssée commençait toujours à peu près de la même façon et on en connaissait par cœur les escales dont l'objet étaient de faire bisquer la grand'mère jusqu'à la grande scène du final :

« Ah ! Vous avez la belle vie, vous les drôles ! Oui, c’est vrai, moi, je suis allé à l’école jusqu’à sept ans et ça m’empêche pas de faire moins de fautes que vous, espèces de bourdins de galopins de drôles ! Y avait que les fils de métayer,qui pouvaient aller à l'école jusqu’à douze ans. Je vous parle de ça en 1882, quand j'avais sept ans. Une fois par semaine, en hiver, j’avais droit d' aller au catéchisme, ce qui était un moyen comme un autre d' apprendre à lire. A sept ans , t'étais plus une gros tracas pour tes parents, tu ramenais même de l'argent à la maison. Enfin, c’est quand même mieux maintenant, y a pas à dire !

"C’était comme ça. Si t’étais métayer, fermier ou bordier t’étais déjà pas grand’ chose, domestique agricole encore moins et journalier t’étais rien du tout. Moi, j’ai eu de la chance. En effet, beaucoup de journaliers crevaient de faim la moitié de l’année et envoyaient leurs drôles faire le tour des fermes pour demander la charité d'un quignon de pain rassis ou d'un reste de fricot. Moi, j’ai toujours mangé à ma faim. Mon père était va-devant (contremaitre) aux Cercleaux de Combrand avant l’ accident qui l’avait rendu journalier. C’est sans doute pour cette raison qu’on m’y avait donné cette place de berger.

"Les Cercleaux : ça c'était une belle ferme! Soixante hectares d'un seul tenant de grasses terres, des châtaigniers partout, six valets, un va-devant, deux bonnes, deux bergers. L'été, j'avais un coin au frais dans la paille de la grange, l'hiver un autre au chaud dans le toit aux vaches. Dans le même temps, votre grand tonton, Mathurin (celui qui s’écrit Hiou) était gagé à la Triperie de Nueil à dix kilomètres et mon autre frère Jérémie (celui qui s’écrit You) à la Martelière de Chatillon à huit. Les six frères et sœurs suivants ont fait pareil. Je ne les ai jamais vus bien longtemps autrement que le Dimanche quand on n’était pas de garde. Ce jour là on se levait encore plus tôt pour s’occuper des bêtes, puis, sans manger pour être à jeun à la communion, on suspendait les sabots sur nos épaules avec une ficelle pour courir plus vite et on détalait pour arriver à l’heure à la messe de 11h. Après, on ramenait le père du bistrot où il tapait la coinchée ( ou manille, ancêtre de la belote) depuis la messe de sept heures et on mangeait en vitesse à la maison pour attraper les Vêpres. Et déjà, il fallait ôter ses sabots pour refaire au trot les cinq ou huit kilomètres de chemin en sens inverse et être revenu avant la nuit faire les litières.

"Moi, mes gages étaient d’une culotte, un paletot, deux flanelles où on agrafait son scapulaire, deux chemises et une paire de sabots à l’année. Au moins, comme ça, comme disait la patronne, on peut vérifier que les hardes qu'on fournit arrivent bien sur le gars ! J’étais payé en plus six sous à l’année. Le tarif était de cinq, mais à sept ans j’étais assez costaud pour rouler des brouettes de fumier. C’était pas mal à une époque où une poule ou un lapin valaient un sou. Mais là, ni mère ni moi n’avons jamais vu la couleur de ces sous qui filaient direct au bistrot. »

Et là, invariablement, derrière le paravent, s’élevait la voix un tantinet moqueuse de Méméyoux :

« C’est pas étonnant. On voit bien de qui tu tiens ! »

Certes, Pépéyoux ne crachait pas sur la bouteille mais personne ne pouvait discerner si à ce moment précis le reproche de la mémé était dirigé contre lui ou son père, un être durement éprouvé par la vie et qui, au grand dam de sa bru, avait terminé en épave de bistrot.

« Ecoutes, tu nous bassines, Mélie ! Tu sais bien que ça n’a rien à voir ! Bon, où j’en étais, moi, maintenant, avec les gosses ?

" Oui, les enfants. Fallait pas attendre de cadeaux du père Noël à cette époque ! Je me souviens qu’une fois, avec Zidore, l’autre berger, on avait laissé s’échapper une vache dans le trèfle et qu’elle avait enflé au point de crever. Comme j’étais le plus râblé, j’avais tout pris et cette poire molle de Zidore, qui était plus vieux que moi n’avait même pas été engueulée. Six mois après, le père Magloire, le métayer m’avait retiré un sou sur ma paye. Mais ça, c’était rien à coté de la calotte que m’avait filé mon père sans me dire si c’était à cause de la vache du père Magloire ou des chopines en moins.

"Ah ! Non, ça rigolait pas de notre temps ! Quand je vois maintenant des ouvriers d’usine qui se plaignent alors que ça travaille même pas soixante heures par semaine et avec quinze jours de congés payés et repos samedi après-midi. Et quand c’est malade c’est payé pour se faire dorloter à la maison, s’il vous plait ! ! Nous, la pointeuse, c’était le soleil et encore, l’ hiver il nous rendait des heures celui-là. Le jour n’était pas encore levé qu’aux premières lueurs t’entendais les raclements de sabots des domestiques sur les pierres des chemins qui menaient du bourg aux fermes. Ca c’était pour les valets mariés qui habitaient dans les creux de maison du village. Eux, ils avaient de la chance, parce que les bergers, les jeunots célibataires ou ceux qui n’avaient pas trouvé de sabot à leur pied et qui logeaient dans la paille du grenier ou un coin de la grange Hé bien, ceux-là avant que les autres arrivent, à la lumière des lampes à pétrole, ils avaient déjà donné la nourriture aux bêtes, tiré les vaches et sorti le fumier avant de passer à la soupe.

"Fallait pas se gourrer dans les comptes non plus. Les gars étaient gagés à la seule foire où ils avaient le droit de se rendre et c'était pour s'y vendre: la grande foire annuelle de l’embauche de la saint Michel . Aux autres, en effet, n’ allaient que les fermiers et métayers pendant que leurs valets trimaient à la ferme. A cette foire, tout se négociait, même entre ceux qui étaient en contrat l’année précédente : les gages, le grade de va-devant, premier ou second valet, la longueur du rang en plein champ de patates, de moujettes et de tous les légumes de la création mis à disposition du domestique . Ça pouvait durer des heures pendant lesquelles on pouvait des dizaines de fois faire mine de se cracher dans la main avant qu’elle ne rencontre celle de l’autre pour sceller le pacte. Puis on arrosait ça…

Derrière le paravent,

« Ça ! Pour cette seconde partie, t'as toujours été meilleur qu'à la première ! Et vous reveniez dans un bel état !

« Mélie ! Enfin, jamais de la vie ! Occupe-toi donc de trier ta moujette et laisse- moi expliquer aux enfants…

" Donc, je disais : Les valets recevaient leur gage en une fois l’année suivante à la Saint Michel. C’était souvent terrible. Si quelqu’un tombait malade, par exemple, avec les visites du médecin et les drogues il n’y avait plus rien à Pâques!

Méméyoux, incorrigible, derrière son paravent :

« Oui, sans compter les bistrots !

« Mais non, Mélie, pas les gagés à l’année. Ils n’avaient que deux dimanches sur trois et le plus souvent, ils étaient tellement crevés qu’ils restaient couchés, tu le sais bien, enfin !

« Alors, je continue…Ca, c’était pour les plus vaillants qui étaient gagés à l’année. Les autres, les estropiés, les malades, les vieux et les faignants pouvaient espérer être gagés à la journée. Mais leur sort était pire que celui des bêtes de somme parce qu’ils n’étaient pris qu’en cas de coup dur avec un travail deux fois plus pénible pour le même prix. Alors là oui, Mélie, t’écoutes ? malheureusement ceux-là ils passaient leur temps au bistrot et cela n’allait jamais en s’arrangeant !

« C’est ce qui s’est passé pour mon père Delphin (lui s’écrivait Hioux). Un beau jour, il a glissé de l'avant d' une charretée de foin et la roue lui est passée sur les jambes. C’était en 1878, j’avais trois ans. Mon père, je l’ai toujours connu infirme. Heureusement, c’était un bon gars .Il avait laissé un bon souvenir dans toutes les métairies où il avait travaillé, c’est la raison pour laquelle nous ses enfants on a pu être placés et qu’on n’a pas eu à mendier. D’un autre coté, c’était une façon de se prémunir du braconnage que le père Delphin pratiquait à la nuit tombée partout ailleurs que chez ses anciens patrons. Pour ça, c’était un malin ! C’est vrai que pour poser des collets, il n’y avait pas besoin de marcher vite. En tous cas, on n’a jamais manqué de viande à la maison…

« C’est ça, apprends à tes petits enfants à voler ! s’élevait la voix derrière le paravent.

« Ah, celle-là ! Mais, Mélie, c’est pas du vol, ça. A l’époque, du gibier, il en avait trop. C’était juste un prélèvement comme pour le bois mort ou les champignons ! Evidemment, ce serait aujourd’hui qu’il n’y a plus de gibier avec leurs engrais chimiques, je dis pas…

« Bon, qu’est-ce qu’on disait déjà ? Ah ! Leurs lois sociales, tu parles ! C’est triste à dire mais c’est grâce aux hécatombes de la guerre 14 que les choses se sont un peu arrangées. Quand les femmes ont remplacé les hommes partis à la guerre et se sont montées plus malines pour organiser le boulot ! »

– Un rire s’étouffait derrière le paravent…

« Oui, oh, ça va, Mélie !

" –Moi, j’ai rien dit ! –

« Non, c’est ça ! On t’entend ricasser d’ici ! Pour une fois que je dis du bien des femmes, tu devrais pas te moquer !

« Et puis, au retour de la guerre, les métayers se sont rendus compte qu’il y avait déjà moins de monde aux foires d’embauche. Du coup, ils ont commencé à être polis. C’est que sans machines, il en fallait du monde pour faire tourner ces grandes métairies! Ça a débuté aux Cercleaux , à la grande table de la ferme quand le père Magloire a fait passer sa bouteille aux valets qui comme partout devaient se contenter de la pichotte d’eau claire. Puis de la paille dans un coin de grange ou d’écurie on est passé à des cadres en bois avec des paillasses dans les fournils ou les greniers. Çà a fait tout un foin avec les autres métayers, mais c’était ça ou rien. D’autant que d’anciens domestiques avaient monté des petits ateliers de chaussures et de confection ou de matériel agricole dans le Choletais qui sont bientôt devenus des usines et que ça embauchait de partout.

" Ah Bondjou ! J’en ai fourni du travail pour les autres ! Et tu pouvais te crever, c’était jamais assez bien !

Alors montait du paravent une voix solennelle: « Tu n’ in-vo-que-ras- pas- en- vain -le -nom –de- Dieu ! » Dans ses récitations religieuses la mémé, qui était loin de lire le journal avec la même aisance que le pépé, était forcément un peu emphatique. La loi du genre, en quelque sorte !


"Mais dire Bondjou, Mélie, c’est pas jurer ! Et quand Monsieur le curé, les chères sœurs et les nobles disent « Ah Mon Dieu ! » "Seigneur !" à tout bout de champ ! Ils ne l’invoquent pas peut-être, eux, le Nom de Dieu ? Ah, si je disais Nomdedjou, comme certains, là je comprendrais…Les querelles linguistiques grandpaternelles sur les frontières sémantiques des jurons nous étaient aussi impénétrables que celles séparant le vol du braconnage !

Et Pépéyoux poursuivait dans un rire, en mettant sa bouche en cul-de-poule et prenant une voix de tête pour imiter celle du curé, tandis qu’on imaginait la mémé se pinçant les lèvres de dépit :

Ah, Seigneur Dieu, que j’ai travaillé, oh, certes oui, Doux Jésus ! - Puis, reprenant sa voix sourde et un peu nasale si caractéristique, qui forçait plus l'attention que celle du curé - Bondjou, j'en ai abattu de l'ouvrage dans ma vie et tu pouvais t'échiner, c’était jamais assez bien! T'étais bien heureux encore quand tu ne tombais pas sur des vicieux. Tiens, le père Anselme des Moutreaux, par exemple, qui m’avait dit que je serais son va-devant l’année suivante. Normal, on prenait le plus costaud. Pour trois francs six sous de plus, il était chargé en suivant son rythme d’augmenter la cadence des autres. J’étais fier, va-devant à 20 ans, c’était rare ! Sauf que ce fumier avait promis la même chose à Gustave depuis trois ans. Gustave avait cinq drôles et une femme prise de la poitrine. Ca lui est monté à la tête au Gustave.. C’était pas le mauvais gars mais comme il parlait jamais je n’ai pas su ce qu’il en pensait jusqu’au jour où dans la crèche où je faisais la marienne, je me reveillé baignant dans mon sang. Il m’avait flanqué un coup de couteau, le Gustave ! La flanelle et la chemise avaient bien un peu amorti mais quand même ! Ce pauvre Gustave, il ne savait plus où se mettre ! Le père Anselme l’a foutu à la porte et moi je suis parti de moi-même. Je suis devenu va-devant à la Freuche l’année suivante. J’en ai même pas voulu à Gustave. Il s’en voulait tellement lui même parce qu'il m'aimait bien au fond et il était si malheureux ! Sa femme est morte un mois après. Toute notre vie on a continué à taper la coinchée après la messe de sept heures tout le temps qu'on est resté à Combrand. Quand au Père Anselme, il n’était même pas pire que les autres. Il y en avait pas un pour racheter l'autre, c’était la mentalité à l’époque, la vie était très dure. »

"-Pépéyoux, tu fais voir ta cicatrice ?"

Alors, la voix derrière le paravent:

« Elie, non, c’est pas des choses qu’on fait voir aux aux drôles ! Et qu’est-ce que t’avais vraiment bien besoin de leur parler de ça ?

« Votre grand’mère a raison, les drôles. C’est pas des choses à montrer…

« C’est pas juste, une fois tu l’as bien fait voir aux cousins de Bordelaire…

« Oui, ben, justement, j’aurais pas dû ! »

« Alors Pépéyoux, raconte nous comment t’es arrivé ici, à la Boulaie. »

« Oh là, là ! C'est que ça ne s’est pas fait tout de suite. J’ai pris la Boulaie en 1934 seulement, il y a 22 ans, j’ en avais 59 !
« D’abord, figurez vous mes pauvres enfants qu’à vingt ans je n’ai pas eu de chance. A l’époque, en 1895, il n’y avait pas de service militaire obligatoire de deux ans comme maintenant, mais un tirage au sort. Et avec ma veine, j’ai tiré le plus mauvais numéro, sept ans de service ! Certains tiraient deux ans, d’autres cinq et les plus nombreux passaient carrément au travers. Pour les sept ans, à ce moment là c’était direction le Tonkin, la fièvre jaune, la dysenterie, le palu, les serpents. Beaucoup n’en revenaient pas. Et puis il y avait votre grand’mère… Fallait voir comme c' était une belle drauyière votre grand-mère ! Moi, qui ai toujours été sage comme une image, je pouvais bien l’attendre sept ans, mais elle, avec tous ces gars qui tournaient autour ?

Le paravent bougonnait:

« Mais qu’est que tu racontes, mon pauvre Elie ! Enfin, vaut mieux entendre ça que d’être sourde ! », ce qui en langage Méméyouxien était loin de correspondre à un démenti catégorique…

C’est alors qu’intervenait Paulot le plus vieux des cousins, qui à ce titre faisait fonction de plénipotentiaire du groupe et se sentait obligé de compatir à cette histoire qu'il avait déjà entendu mille fois : « C’était dégueulasse que tu fasses sept ans et d’autres rien ! »

« Dégueulasse ! C'est quoi ce nouveau mot ? C'est ce qu'il t' apprend à l'école, Mr Guibert ? Oui, mais t'as raison, moi aussi, sur le coup j’ai trouvé que ce n’était pas juste. Et puis longtemps, très longtemps après, 19 ans exactement, quand j’ai été mobilisé en Aout 1914, je me suis fait une autre idée de ce qui était juste.

« J’ai été démobilisé en mai 1915, à la naissance d’Hilaire, le cinquième. C’est justement ton père, Paulot qui m’a fait revenir du front car on était exempté à partir de cinq enfants. Ente les deux, j’ai été de toutes les batailles, la Marne, Ypres, tout l’hiver en Champagne en première ligne dans le froid, la boue les rats et la mitraille. Et je n’ai pas eu une égratignure ! De tous les copains du pays qui sont partis avec moi, certains avaient tiré un bon numéro d’autres non, en tous cas, aucun n’a dépassé les quatre ans de guerre. Ils ont tous leurs noms gravés sur le monument aux morts. Fortuné Maudet avec qui j’avais été gagé aux Fourches et auprès de qui j’aurais dû me trouver, a été tué avec toute ma section l’après-midi même de mon départ alors que j’attendais à l’arrière la navette du retour. Est ce que c’était juste que j’y échappe parce que j’avais un enfant de plus que les autres, je me le demande encore …

Dis, Pépéyoux, tu nous parles de la fois où tu t’étais perdu dans les lignes allemandes ?

Une autre fois, Marité, je vous parlerai de la partie rigolote de la guerre parce que j’étais aussi avec des bons copains et qu’il ne méritaient pas ce qu’on leur a fait.

Alors, oui, je suis retrouvé le jour du conseil de révision dans la salle de la mairie de Cerizay avec mon mauvais numéro de sept ans de Tonkin dans la main. Un petit papier gris, plié en quatre avec le chiffre 7 au milieu. Il n’y avait qu’un moyen pour échapper au Tonkin. Payer un autre gars à votre place comme le faisaient les riches. C’est ce que j’ai fait, sauf que j’avais pas un sou. J’ai trouvé un gars de Clazay. La somme à lui verser correspondait exactement à mes gages de va-devant. J’ai serré les dents. Je peux vous dire que c’est long de travailler sept ans pour rien du lever au coucher du soleil. Ah! le Tonkin, je t' en foutrais moi du Tonkin ! J'ai imaginé le Tonkin pendant sept ans en écueillant les choux de la Freuche de Combrand. Mais je ne savais toujours pas comment c'était fait en vrai le Tonkin, s'il y avait vraiment la fièvre jaune, le palu et des serpents- minute partout comme on disait ! Mon remplaçant de Clazay à qui j'envoyais les mandats est mort en terminant mon temps, d'une de ces maladies qu'on attrape pas quand on se tient bien. Si bien que, du moment, j'ai jamais rencontré quelqu'un qui soit allé là-bas.

"Quelle maladie, Pépéyoux?

"Bah! Rien, Pierrot, t'auras bien le temps d' apprendre.

Puis, en chuchotant à son oreille, assez fort quand même pour que tout le monde entende:

" Tu demanderas ce soir à...-il désignait le paravent- , elle est très forte sur ces questions !

"Ah! le Tonkin ! On s’est mariés sans fête votre grand’mère et moi. Amélie était lingère au château de la Coudraie, ça nous a permis de louer un creux de maison dans le bourg de Combrand. Heureusement, les enfants ne sont pas arrivés trop vite. Pour mettre un peu de beurre dans les épinards, je fabriquais la nuit jusqu’à pas d’heure des balais de fougères et des paniers à coutes de chataigniers pour Théodore Lebeau qui faisait les foires et marchés. Après, il a monté un magasin de confection. En voilà un qui avait oublié d'être con, celui-là ! Et beau parleur, avec ça ! Alors lui, si le Bon Dieu lui avait mis la goule au bout des bras, ça je peux vous dire qu'il en aurait abattu du boulot ! Après, il m'a proposé d'être coupeur, mais moi, rien que l'idée d'être renfermé toute la journée...Le dimanche, sur mon temps libre, j’avais trouvé des jardins à faire, (en chuchotant et désignant le paravent) en cachette de votre grand-mère qui me croyait au bistrot, mais le nouveau curé a fait du foin en chaire sur le jour du Seigneur.Moi, j ’ai jamais accepté de servir en livrée au Château, ou de faire du commerce comme Théodore me l’avait proposé. Courber l'échine devant Dieu ou sur les champs, oui, devant une autre personne, jamais ! »

Le paravent s'agitait:

« Ca, Elie, on peut dire que t'as jamais été fin et que ça nous a ramené que la guigne ! »

« Peut-être mais je ne t’ai jamais caché comment j’étais, Mélie ! »

« Bon les droles, je continue : Quand en 1908, la Paquière, une moyenne borderie près du château de la Coudraie est devenue disponible, Monsieur du Bertry, Monsieur le Baron du Bertry, nous l’a proposé, enfin plutôt à Mélie, car je n’ai jamais été dans les petits papiers de ce Monsieur. »

« C’est pas vrai, il t’aimait bien en fait. »

« M’en fous, pas moi avec ses grands airs. J’étais pas fâché contre lui remarque. Mais je ne lui jamais dit Monsieur not’Maître, moi, comme d’autres le faisaient encore.

« On n'a pas été malheureux à la Pâquière, où sont nés les sept derniers de nos neuf enfants, vos parents. En 1933 donc, le baron du Bertry nous a proposé de prendre en fermage la Boulaie de Rorthais, dont les fermiers, des gens de la Thessoualle avaient fait faillite. C’ était fréquent à cette époque après la crise de 29 où les cours faisaient du yoyo. C’était une grosse ferme : cinquante hectares d’un seul tenant, des bons rendements, mais des terres mouillées, dures à travailler. Fallait bien six rudes gars pour ça, mais avec mes trois gars, Lili qu'avait 20 ans, Dedé 15 et Camille 13, deux valets, vos tantes Madeleine et Jeanne pas encore mariées et la Guiguite qu'attendait l'âge pour partir au couvent,en plus de l' amenage et du cheptel qu'on avait déjà à la Pâquière, c’était jouable.

« Il y a quand même eu un hic. Au lieu de m’en parler simplement Mr du Bertry que je voyais tous les jours quand il séjournait au château avait trouvé le moyen de nous faire la proposition par son régisseur, Léon Durand, un fils de métayer pas très fûté avec qui j’avais été à l’école, enfin un moment et qui avait bien moins de facilités que moi. Mr du Bertry ne savait pas faire les choses simplement Lors du rendez-vous, tout se passait très bien, conditions de fermage, prix, échéances, etc., quand voilà-t-il pas que Léon se met lire une partie du bail rappelant l’obligation du fermier d’aller à la messe, d’élever chrétiennement ses enfants et de contrôler si les domestiques et leur famille assistaient aux offices et faisaient bien leurs Pâques sous peine d’annulation. Là, j’ai dit, non, pas de ça Lison ! Ah ! Ça en a fait du potin dans le village et même dans le canton. Ca duré un an avant que je signe. Mais après, plus aucun bail n’a jamais parlé de religion. »

Le paravent, qui s’était contenu, cherchait alors à composer:

« En fait, mon pauvre Elie,ce que tu n’as jamais compris ni voulu admettre c’est qu’au fond, même s’il paraissait te désavouer, Mr Du Bertry avait pris ton parti. C’est Mr le curé et l’archiprêtre qui poussaient le régisseur. Et moi j’étais d’accord avec eux. Enfin, qu’est-ce que ça pouvait te faire qu’on te dise d’aller à la messe puisque tu y allais déjà sans qu’on te le demande ? Et en 1905, au moment de la loi sur la séparation, tu n étais peut-être pas dans la barricade qu' a empêché les gendarmes de rentrer dans l' église de Combrand ? »

« Ça n'a rien à voir. J'étais là parce que je pensais que je devais y être et ça regardait que moi. Et d'ailleurs, si on me demandait mon avis maintenant, je ne suis pas sur d'avoir eu raison. Je trouve que les Conseils de Fabrique comme maintenant, finalement, c'est pas plus mal. Rendons à César, comme dit Jésus... Moi, je suis pour la liberté de conscience et c'est sur leur travail de la journée que je demande des comptes aux domestiques et pas sur ce qu'ils pensent. »

Une apostasie de cette taille déclenchait inévitablement le tonnerre missionnaire méméyouxien :

« Ah ! Parce que toi t'en connais surement une autre vérité que celle de Notre Seigneur Jesus-Christ? Elle est belle ta liberté ! Tu sais où elle mène ta liberté quand il n’y a pas de berger des âmes, hein ? Tu sais ce que disait le Saint Curé d’ Ars : « Laissez une paroisse vingt ans sans prêtre et on y adorera les bêtes ! »

« Ecoute, Mèlie, laissons tomber. Tu te fais monter ta tension et le Docteur Villanneau t-a dit d’éviter les contrariétés. Depuis tout ce temps, si on avait pu se mettre d'accord la-dessus, on le saurait ! ».

« Bon , les enfants, vous avez vu que le soleil est revenu ? Allez donc jouer dehors maintenant qu’il fait beau ! »

Mais c'est toujours du coté du paravent que se trouvait le dernier mot: :

"Je vous appellerai pour le quatre heures: il y aura des graissettes de moujettes au beurre salé et du cidre pour ceux qui voudront !"

Et tandis que la marmaille s’égaillait comme une volée de moineaux, que Méméyoux soupirait en pensant à tout ce temps où elle devrait l’attendre toute seule au Ciel pendant qu’il serait retenu au Purgatoire, Pépéyoux glissait à pas menus sa grande carcasse vers la porte arrière opposée au paravent, celle qui s’ouvrait sur l' allée descendant en pente douce vers une cahute semi-enterrée faite de rondins surmontés d'un dôme de paille qui abritait d'un coté les tas de patates, carottes, rabioles,choux-raves et endives de l'hiver et de l'autre le rang de barriques.

PS: Si d'aventure un membre de ma famille ou quelqu'un qui l'aurait bien connu venait à s'échouer sur ces pages, je tiens à préciser que le vrai Pépéyoux, que tout le monde adorait, était naturellement beaucoup moins buveur et mécréant qu'il se plaisait à le montrer à Méméyoux pour la faire "bisquer". Mais ce jeu de chamailleries, qu'ils avaient eu la sagesse d' entretenir soigneusement sur d'infimes détails tout au long de leur vie, constituait sans doute leur meilleur ciment. Ces espiègleries, qu'ils pratiquaient encore à quatre-vingts ans passés, destinées souvent à la galerie des petits enfants ou des visiteurs, les avaient empêché de sombrer dans la fusion et rendaient leur couple bien attendrissant. J'espère de tout coeur qu'ils se sont retrouvés tous les deux ( l'un sans l'autre ça serait trop triste) dans ce Paradis auquel ils croyaient tant et auquel je me prends parfois aussi à rêver quand mon ciel se fait trop gris. Certains noms de ferme et de lieu ont été modifiés pour éviter tout éventuel amalgame avec les actuels occupants. Dédé de la Boulaie.


NB :Retrouvez les textes d' André Youx avec la rubrique "Rechercher"