YOUSSEF

5 mars 2007.Je note la date. Pour ne pas l’oublier. Un matin pas comme les autres, je n’ai pas la sensation d’avoir passé la nuit au fond d’un puits. Je me sens « presque » heureux. Presque parce que j’ai mal au dos et mes pieds sont comme toujours glacés. Mal au dos et pieds froids le dénominateur commun de tous ceux que je vois là ! Heureux ? J’essaie avec les mots de retenir les sensations du rêve de cette nuit.

J’ai chaud, des odeurs de mer et de jasmin se mêlent à celui du corps de Saadia qui palpite contre moi, j’entends au loin la voix du muezzin. Dans quelques minutes je me lèverai, je sortirai sur la terrasse et je regarderai la mer en fumant ma première cigarette.

La voix se fait plus insistante, elle finit dans un long cri et…je me réveille avec au creux du ventre comme une petite bulle de bonheur.

Une bulle qui crève au moment où je m’assois sur mon matelas.

Le présent me saute en pleine face, sur des lits de fortune, des corps allongés encore plongés dans un sommeil fait de spasmes et de cris, des masques tragiques où la vie elle- même n’est présente que de manière résiduelle. Ce que je vois n’est que le reflet de ma propre existence, l’existence… j’hésite à employer ce mot tant il n’a rien à voir avec ce que nous sommes devenus en si peu de temps.

2 mois, il n’y a que 2 mois que je suis arrivé en France.

Ma mémoire me renvoie au moment où j’ai dû prendre la décision de partir.

J’étais encore plein de confiance et d’espoir.

Et puis…il y a eu cette terrible traversée sur ce rafiot pourri qui nous a jetés sur les côtes espagnoles.

Je ne veux plus me souvenir, trop de violence . Les mots sont inadaptés .

Je suis arrivé à Calais par des filières que tous les immigrés que j’ai rencontrés en chemin connaissent mais dont il faut éviter de parler. Ma famille est restée en Algérie je lui ai fait prendre suffisamment de risques en publiant ce pamphlet politique qui m’a valu les poursuites policières, inutile d’en rajouter. Je n’ai pas eu le choix, je devais fuir.

Le passage obligé par la France me rassurait, mon professeur de littérature m’avait évoqué ce pays avec tant d’enthousiasme que c’était une évidence ; le temps de trouver un moyen pour rejoindre mon cousin Khaled à Londres, le pays de Voltaire serait pour moi un asile sûr,

Aujourd’hui je déchante. Je suis dans une impasse.

Depuis des semaines, je tente de trouver un moyen pour partir, comme tous ceux qui sont ici, je suis à la recherche d’une combine. J’ai eu des dizaines de propositions, toutes plus fumeuses les unes que les autres, elles n’ont en commun que de soulager les candidats au voyage des quelques euros qui leur restent. Jusque-là j’ai toujours eu un sursaut de lucidité qui m’a empêché au dernier moment de faire une connerie, mais je ne sais pas si je vais résister encore longtemps.

Je suis tellement fatigué de jouer à cache cache avec la police.

J’essaie de me débarrasser de toute cette angoisse en écrivant ce que je ressens dans un petit carnet que j’ai toujours sur moi. C’est encore à mon professeur que je dois cette habitude qui me tient depuis plusieurs années déjà: quand tu vas mal, jette les mots sur une feuille, ils tiendront à distance ton malaise, me disait-il.

Je songe qu’il me faudra en gribouiller des pages et des pages pour me sentir autre chose qu’une merde de chien qu’on contourne pour ne pas marcher dedans.

Il faut que je parte, que je quitte cet endroit de cauchemar avant que la police ne nous déloge.

Je range mon carnet dans la poche de mon blouson et je me glisse sans bruit hors de la cabane, le jour a du mal à percer entre les arbres, je sens dans mon corps la fraîcheur de ce mois d’avril et les vêtements chauds que j’ai mis dans le seul sac que j’ai pu emporter ne suffisent pas à me protéger de l’humidité froide des sous bois.

Je marche à travers les sentiers en direction des faubourgs de la ville et je me surprends à fredonner un chant kabyle que je pensais avoir oublié et que m’avait appris ma grand-mère.

Doucement d’abord, puis de plus en plus fort. Je redeviens le petit garçon qui chantait pour chasser les fantômes de la nuit. Ma voix enfle et les paroles que les arbres se renvoient en écho m’engloutissent dans un univers sonore qui me laisse hors de souffle à l’orée de la forêt.

Je gagne d’un pas rapide les rues de la ville, je tente au maximum de me fondre dans la foule, aucun regard ne s’attarde sur moi et pourtant je ne peux m’empêcher de jeter des coups d’œil furtifs par-dessus mon épaule afin de m’assurer que je ne suis pas suivi.

Les récits que j’ai entendus, les arrestations auxquelles j’ai échappé de justesse ont peu à peu émoussé ma confiance. Désormais, tout me fait peur, un regard un peu insistant ou une portière qui claque, je sursaute et je change brusquement de direction.

J’ai l’impression d’être un insecte aveuglé par la lumière qui se heurte constamment à l’abat-jour. Heureusement que Mathilde est là. Elle fait partie de l’association des bénévoles qui aident les immigrés comme moi. Je ne sais pas pourquoi elle m’a choisi, je côtoie d’autres pauvres types plus démunis que moi. Peut-être parce que je parle français…apprends à bien parler le français, mon fils, sinon tu seras toujours qu’un sale bougnoule…la voix de mon père résonne dans ma mémoire. Ou bien parce que je lui suis sympathique, tout simplement.

Je vais chez elle chaque jour, elle me permet de prendre une douche et elle me donne à manger.

Je presse le pas, Mathilde n’aime pas que je sois en retard, j’arrive au N° 15 que je contourne en m’engageant dans une petite impasse, je peux entrer dans la maison par l’arrière du garage. J’ai l’impression d’être dans un film ! Je trouve que Mathilde en fait trop mais j’aime aussi qu’elle s’inquiète pour moi, j’ai alors le sentiment d’exister dans ce pays où je ne suis qu’un « sans papier », c'est-à-dire : rien.

La porte s’ouvre et elle me fait entrer, je surprends le regard rapide qu’elle jette dans la ruelle. Je la suis en silence dans la cuisine où elle me fait asseoir. Elle a posé sur la table devant moi une tasse de thé, du pain et du beurre. Et des dattes…. Pour te rappeler ton pays, m’a-elle dit la première fois qu’elle m’a accueilli chez elle..

Sur le moment, je n’ai pas osé lui avouer que je déteste les dattes et maintenant je me force à manger chaque matin ce petit fruit collant au noyau rugueux !

Mathilde s’est assise en face de moi, elle me regarde si intensément que je me sens un peu gêné, puis elle se met à parler, elle reprend le dialogue où nous l’avons laissé la veille :

- tu ne peux pas rester ainsi dans les bois, tu finiras par te faire embarquer par les flics, il y a trois jours ils ont détruit un autre campement pas très loin du tien, je ne t’en ai pas par parlé pour ne pas t’affoler mais tout le monde a été arrêté et transféré dans un centre de rétention, personne ne sait où. Les choses s’accélèrent dans ce pays, les lois se durcissent, je ne sais pas comment tout ça va finir. J’ai peur pour toi.

Son regard se fait soudain plus lointain comme si dans sa tête surgissaient des images terribles et ses mains tremblent un peu quand elle allume une cigarette. Elle reste un instant les yeux dans le vide, la tête penchée en arrière elle rejette avec application de gros nuages de fumée. Je l’observe et je découvre une femme différente, plus fragile, loin de la militante énergique que je croyais connaître.

J’ai envie tout à coup de la prendre dans mes bras pour la rassurer, à moins que ce ne soit pour me rassurer moi, sur ma capacité à donner, moi qui ne fais que recevoir. Je ferme les yeux un bref instant et l’image de mon rêve me revient. Le corps de Saadia. Il me manque, sa chaleur me manque, sa douceur me manque.

- tu m’écoutes ?
Je me mets à rougir brusquement et je réponds en balbutiant :

- euh… excuse-moi…je…je n’ai pas entendu.

Mathilde qui a retrouvé toute son énergie me tape sur la main et déclare en riant :

- Franchement, je me demande si tu mérites que je m’occupe de toi, je te demandais si tu avais réfléchi à ma proposition d’hier, veux-tu venir habiter chez moi ?

Comme hier j’hésite à répondre…Oui je sais, la proposition est tentante, Mathilde m’a montré la chambre qu’elle me destine, c’était celle de son fils Pierre, j’y serai bien, tu pourras te servir de mon ordinateur pour écrire, ce sera plus pratique que ton stylo et ton calepin.

Quand je lui avais dit que j’avais pris l’habitude d’écrire sur un petit carnet tout ce qui me passait par la tête, elle s’était contentée de remarquer tu as raison, il faut laisser des traces.

Comme si elle n’attendait pas de réponse immédiate, Mathilde éteint sa cigarette et se lève, elle emporte ma tasse dans l’évier, je suis ses gestes qui me renvoie l’image d’un quotidien apaisant et presque malgré moi, je m’entends répondre :

- D’accord, je suis d’accord.

Aussitôt je m’en veux , je me méprise d’avoir cédé, c’est à moi de me battre, seul et sans l’aide d’une femme.
C’est presque avec colère que j’ajoute :

-J’emménage quand ?

Mathilde comprend mon malaise et elle me répond, faussement sérieuse

- Quand tu auras téléphoné aux déménageurs !

Cette boutade détend l’atmosphère et j’ai honte de ma réaction, Mathilde ne veut que mon bien, tout ce qu’elle fait c’est pour ma sécurité.

- Je peux venir ce soir ?

Je suis tout à coup impatient, je me rends compte à quel point j’ai besoin de retrouver les repères d’une vie normale.

Mathilde s’est arrêtée au pied de l’escalier qui mène aux chambres, elle m’observe un instant avant de répondre d’une voix étrangement grave :

- viens ce soir après 21h, je préfère que personne ne te voit entrer. Tu sais, ce que je fais n’est pas…disons…très réglementaire.


MATHILDE


Je viens d’apprendre que cinq clandestins sont arrivés hier, ils auraient traversé l’Espagne cachés dans un camion. Je n’en sais pas plus, mais je ne me fais aucune illusion, le scénario est toujours le même : des passeurs se font payer une petite fortune pour transporter les immigrés qu’ils traitent comme du bétail humain. J’ai envie de hurler, tellement tout ça me révolte. Pour tenter de me calmer, je glisse dans le lecteur, le CD de Louis Chédid. Anne, ma sœur Anne, je suis capable d’écouter cette chanson en boucle, pendant des heures et des heures. Je me laisse un instant bercer par la mélodie mais mon crâne se met à nouveau à bouillir. J’ai l’impression que l’histoire bégaie, sommes-nous si loin des wagons plombés? Camps de rétention, camps de concentration, il n’y a pas que les mots qui se télescopent. Je n’étais pas née quand les juifs se faisaient rafler, j’ai découvert cette tragédie dans mes livres d’histoire de petite fille.

Depuis, des images me hantent, celle de ce petit garçon, les mains levées, l’étoile jaune au revers de son manteau, celle des trains ramenant des camps des morts vivants, celle des amoncellements de cadavres enchevêtrés.

J’ai tellement peur que tout cela se reproduise et qu’on ne puisse rien empêcher.

Les copains de l’association se moquent de moi, ils me disent que je dramatise, que la situation n’est pas celle des années 30, que nous ne sommes pas dans un état fasciste etc…etc…

Oui, les hommes de cette époque se sont sans doute trouvé, eux aussi, d’excellentes raisons de regarder ailleurs pendant que la barbarie s’étalait dans le pays comme une tache d’huile sur une nappe. Je ne fais pas confiance aux humains, ce sont des lâches et des imbéciles.

Tout est en train de recommencer. Tout. Il faut s’y préparer, il faut s’organiser. C’est pour ça que je suis entrée dans cette association, pour être prête quand il sera nécessaire d’agir.

Où sont mes cigarettes ? Il faut que je m’en grille une sinon j’explose.

Je vais aller au local, les nouveaux vont avoir besoin de moi.

Quand je pousse la porte de l’entrepôt désaffecté qui nous sert à la fois de bureau, de cantine et occasionnellement de dortoir, je constate avec effarement que le nombre de réfugiés a encore augmenté. On m’avait parlé de cinq nouveaux, il y en a beaucoup plus, sans doute se sont ajoutés ceux qui ont pu s’échapper lors du saccage d’un camp par les forces de l’ordre. De l’ordre, j’ai beau regarder autour de moi, je ne vois que désordre et violence . Je sens à nouveau la haine monter en moi, contre ce système qui peu à peu nous broie et transforme certains en exécuteurs des basses œuvres. Je ne suis pas comme eux, je dois sauver ces gens.

Ma main part à la recherche de mon paquet de cigarettes et s’arrête en chemin, pas question de fumer dans le local, les odeurs des corps mal lavés suffisent à rendre l’air rapidement irrespirable. Mon regard se pose sur ces visages aux traits ravagés, tous ces hommes sont jeunes et pourtant à dix ans près je ne peux leur donner un âge, l’accablement a uniformisé leurs traits, ils se ressemblent tous, leurs yeux sont vides. Je me sens oppressée, je suis près de céder au découragement quand une voix m’appelle :

- Mathilde tu peux venir ? On a besoin de toi pour l’accueil des nouveaux.

Un peu à l’écart des autres, cinq hommes se tiennent debout, serrés les uns contre les autres, ils semblent tous venir du Maghreb. Je leur demande de me suivre jusqu’à la partie de l’entrepôt que nous avons tenté d’aménager et surtout de chauffer. Les tapis que nous avons mis sur le sol et les murs, les appareils de chauffage, tout un mobilier fait de bric et de broc entièrement récupéré à Emmaüs donnent à l’ensemble un aspect chaleureux.

Nous nous asseyons tous sur des poufs autour d’une table basse, la bouilloire d’eau chaude pour le thé, la cafetière, les gâteaux sont en permanence à la disposition de chacun. J’emplis les verres et j’attends, je sais que le silence persistera tant que les corps ne se seront pas réchauffés. J’observe ces hommes et j’essaie de deviner leur histoire, celui qui me semble le plus jeune lève alors les yeux de son verre et me dit :

- Merci.

Il n’ajoute rien mais son regard reste un instant posé sur moi, un étrange regard d’adulte dans un visage d’enfant. Il me paraît si jeune. L’âge de mon fils peut-être. Il emplit à nouveau son verre de thé qu’il tient serré entre ses deux mains, le dos appuyé contre le mur, la tête légèrement en arrière, il reste quelques instants immobiles les yeux fermés, ses paupières tressaillent comme s’il luttait pour chasser des images de sa mémoire.

Mon regard est sans doute trop insistant car il se redresse tout à coup et s’adresse à moi dans un français impeccable :

- Merci madame, je m’appelle Youssef.

Les jours qui suivent ne me laissent que peu de répit, je dois contacter en catastrophe les avocats militants pour qu’ils nous aident à localiser le groupe d’immigrés qui a été expulsé manu militari. Grâce à ceux qui ont pu s’échapper, nous apprenons que la police est intervenue très tôt le matin et qu’elle a balancé plusieurs grenades lacrymogènes sur les abris. C’est la première fois que les flics se risquent dans le bois, ils semblent qu’ils savaient exactement où aller. Dénonciation ou infiltration, nous n’avons pas le temps de nous perdre en conjectures, il faut parer au plus pressé : localiser le camp de rétention avant que les décisions de reconduites ne soient prises.

Youssef m’accompagne chaque fois que nous avons affaire à des immigrés de langue arabe, son aide m’est précieuse et peu à peu, je réussis à l’apprivoiser.

J’apprends ainsi qu’il a 10 ans de plus que mon fils Pierre. J’ai du mal à croire que ce mince jeune homme a 30 ans.

Un soir, je l’ai invité à la maison et il a commencé à me parler de son passé et des raisons pour lesquelles il avait dû faire le choix de quitter son pays, il avait osé publier des écrits dénonçant des hommes politiques notoirement corrompus. Quand un colis piégé avait été déposé à son bureau, il avait compris qu’il n’aurait pas le courage d’affronter ce risque permanent. Sa famille préférait le savoir loin d’elle mais en vie et il avait donc pris la décision de rejoindre son cousin en Angleterre. La police algérienne lui avait confisqué son passeport et c’est ainsi qu’il était devenu un clandestin.

Lui aussi avait cru qu’il serait en sécurité en France, et l’on veut me faire croire que l’Histoire ne ressert jamais deux fois les mêmes plats ! Foutaise !

C’est à ce moment-là que j’ai décidé de le sauver. J’allais le mettre à l’abri.

Peu à peu, il a pris l’habitude de venir chez moi chaque jour, j’ai toujours peur qu’il soit arrêté en chemin mais je crois qu’il est prudent. Il a bien un peu protesté quand je l’ai fait entrer par l’arrière de la maison, cependant j’ai fini par le persuader que c’était nécessaire.

Il devient chaque jour plus évident que cette situation ne peut durer, je sais qu’il a tout tenté pour partir mais les plans proposés se sont révélés particulièrement foireux. Sauf peut-être le dernier…oui…C’était sans doute jouable…mais qui l’aurait protégé ? Hein ? Qui ? Non, non, pas de risques inutiles, il y a trop de danger. J’ai réussi à le dissuader de partir, il me fait confiance maintenant. C’est normal.

Moi j’ai un autre plan pour lui. L’idée m’est venue quand Pierre est parti s’installer à Lille pour ses études, il est venu récupérer ses affaires dans la chambre qu’il s’est aménagée dans le grenier, et quand j’ai vu cette pièce vide, j’y ai vu un signe du destin. Il allait habiter cette chambre, personne ne saura qu’il est là, il sera en parfaite sécurité, il n’aura même plus besoin de sortir. Oui.. c’est une bonne idée, il sera mon Anne Frank à moi, je ne le laisserai pas partir pour les camps.

Anne, ma sœur Anne, si je te disais ce que je vois venir, la fumée de ma cigarette dessine dans l’air d’étranges silhouettes qui se contorsionnent, j’avance avec elles le long des rails, au bout du tunnel : la nuit. Elle nous engloutit. Elle ressort de sa <em>tanière la nazie nostalgie
. Mon cœur se met à battre avec violence. Je l’entends qui cogne, il cogne dans mon crâne, il cogne dans mon corps. Il cogne, il cogne…

Je réalise soudain que ce ne sont pas les battements de mon cœur que j’entends mais des coups frappés à la porte du garage. J’éteins rapidement ma cigarette et après un bref coup d’œil dans le miroir du couloir, je vais lui ouvrir.

Il entre sans un mot en me faisant un bref sourire au passage, je remarque qu’il semble flotter dans le blouson de Pierre que je lui ai donné.

Il s’installe à la table et je le regarde manger pendant de longues minutes, il est si beau, si vulnérable.

A la lassitude qui se perçoit dans chacun de ses gestes, je me prends à espérer qu’aujourd’hui, il va enfin accepter ma proposition. Il faut qu’il accepte.

Je lui raconte qu’un nouveau camp a été détruit, il sait ce que cela signifie, il a entendu les témoignages. Son silence me rend nerveuse, j’allume une nouvelle cigarette et tout en aspirant de grandes bouffées de fumée, j’essaie de rejeter les images qui continuent de s’entrechoquer dans ma tête comme dans un cauchemar.

Youssef semble aux prises avec ses propres fantômes, il tend machinalement la main vers mon paquet de cigarettes et il en sort une qu’il garde entre ses doigts.

Quand je lui demande plus directement s’il veut venir habiter à la maison, dans la chambre que je lui ai montrée, il ne répond toujours pas.

Ce silence m’angoisse, il faut que je bouge. Je me lève et je me mets à débarrasser la table, je viens de déposer sa tasse dans l’évier quand j’entends ces mots :

-d’accord, je suis d’accord.

Je n’ose pas me réjouir, la déception serait trop grande s’il changeait d’avis mais je l’imagine déjà, là-haut, à l’abri, bien protégé de l’historique hystérie, il écrira son histoire, « notre » histoire. Il n’aura plus peur, je serai là, « ils » ne me le prendront pas.

Quelques mois plus tard, un message arriva sur le portable de Philippe, le responsable de l’association, deux mots : au secours. Il provenait du téléphone de Mathilde que personne n’avait revue depuis bien longtemps.

Intrigué par l’étrangeté de ce message, Philippe tenta à plusieurs reprises de joindre Mathilde, mais en vain. Il décida alors d’avancer jusque chez elle, les volets étaient clos, l’herbe avait envahi le jardinet, la sonnette résonna dans le vide. Il s’apprêtait à repartir quand il reçut à ses pieds une boule de papier froissé, il la déplia et il lut les mêmes mots : au secours !

Lorsque les pompiers et les policiers entrèrent dans la maison, ils durent se frayer un passage entre les sacs poubelles qui encombraient le couloir. Mathilde ne les avaient pas entendu entrer, un casque sur les oreilles, elle était totalement absorbée par la musique qu’elle écoutait. Mais lorsqu’elle vit les hommes en uniformes, elle se mit à hurler de terreur et se précipita vers l’escalier. Des pompiers l’avaient précédée, ils redescendaient suivi d’un jeune homme à l’air hagard, Philippe reconnut Youssef qu’il croyait en Angleterre depuis plusieurs mois.

Le lendemain, les journaux titrèrent : « Drame de la folie :elle voulait sauver Anne Frank ! ».


NB: Retrouvez les textes de Marie-Françoise Chevais avec la rubrique "Rechercher"