dans ce cours de tango. Leurs corps se connaissaient déjà bien, leur couple avait débuté une nuit pour durer deux ans. Pendant ces années, ils avaient été des danseurs médiocres dans une relation moyenne. A partir de leur rupture, leur tango devint exceptionnel.

Leurs corps réclamaient de danser ensemble. Leurs cerveaux, leurs esprits et toutes les parties conscientes de leur être réfutaient cette nécessité. Particulièrement Carola, qui avait mis fin à la relation. Paul avait toujours conservé une ambiguïté physique à son égard, malgré sa distance. Cette dualité transcendait leurs gestes. Au début de la rupture, le conscient emmêlait leurs pas, les rendant chaotiques et disgracieux. Carola voulait laisser tomber le tango, mais cela aurait été perdre trop dans cette séparation. Petit à petit, elle réalisa que sans lâcher prise, ils resteraient un binôme piteux.

C’était comme si leurs corps avaient gagné la négociation, pour 3 heures par semaine, et ces 3 heures de tango s’étaient transformés en ballet vénéneux.

Ils avaient pourtant du mal à se supporter, ne voyant plus en l’autre que ses défauts. Mais chacun d’entre eux attendait avec impatience ce mardi soir, et le moment où ils danseraient ensemble. Ils avaient fait des essais avec d’autres, mais ils avaient du admettre que pour le tango, cela resterait Paul et Carola. Leurs corps se reconnaissaient, ils s’unissaient dans le tempo et l’improvisation. La tension était là, mais elle était exploitable. Leurs mains se serraient, leurs dos se dressaient, leurs bras se frôlaient, leurs ventres s’effleuraient. La distance variait, parfois Paul la serrait contre lui d’un bras dans le dos, parfois leurs regards s’affrontaient face à face. Leurs hanches se heurtaient parfois rudement, leurs bras se tendaient jusqu'à la douleur. Leurs corps se pressaient, leurs yeux se défiaient. Certains soirs, de muettes disputes répétaient leur rupture en rythme. D’autres soirs, Carola pouvait sentir quand le geste de Paul changeait de sens, quand le désir revenait. Parfois elle jouait avec, laissant monter la vague, parfois elle la réfutait.

Paul et Carola s’énervaient comme on se donne le vertige, en restant au bord du pont, le regard vers le vide, jusqu'à ce que cela devienne insoutenable. Alors, ils faisaient chacun un pas en arrière, derrière la rambarde invisible de leur conscience. Leur port de tête, la façon dont leurs regards se soutenaient, ou devenaient moqueurs, leurs rapprochements et leurs fuites, rendaient leur danse irrésistible, mais pas toujours dans les règles de l’art. Le regard des autres, parfois rivé muettement sur eux, exaltait encore ce sentiment d’invincibilité du moment.

Bien sur, parfois, souvent, ils avaient fini leur danse au lit. Une fois sur 10, peut être. Comme une rechute. Leurs corps remportaient la victoire. Les circonstances s’y prêtaient. Quelque chose d’invisible avait basculé, au cours d’un mouvement. L’intention s’était sensiblement modifiée. La tension avait pris le pas sur l’attention.

Ensuite, il fallait recommencer. Reprendre un peu de distance, jouer plus du regard et moins du bassin. Trêve, à nouveau leurs pas balbutiaient. Jusqu’à se retrouver au même niveau, et tenir la distance.

Ainsi, Carola avait l’impression d’abandonner son corps aux impératifs de la danse et à ceux de Paul 3 heures par semaine, et parfois, souvent, plus encore. Elle se laissait guider, porter, serrer, incliner et, parfois, souvent prendre. Ses membres, ses mouvements, n’avaient pas de secrets pour Paul. Elle-même connaissait sans les regarder ses pleins et ses déliés, l’endroit précis où s’apposait la tranche de sa main. Ses jambes savaient où allaient les jambes de Paul, son ventre sentait où se dirigeait la danse. Leurs cellules avaient établi une complicité qui les dépassait.

Un soir, un de ces soirs de parfois, souvent, ils se rendaient chez Paul après le tango. Ils avaient particulièrement bien dansé cette fois-là, la tension était claire dès le début, ils flottaient, volaient, les autres les avaient applaudis. Ils étaient dans une telle exultation qu’ils auraient pu courir chez Paul, dans la rue, pas besoin de parler, ils suivaient leur pure pulsion. Carola savait que ce n’était que pour un instant, elle avait appris à gérer cette dissociation, profiter de l’impulsion, puis reprendre l’absence de relation, et son manteau pour rentrer chez elle. Paul était content, finalement tout cela lui allait parfaitement. Dans sa hâte, il prit la main de Carola pour marcher à ses cotés.

Carola s’arrêta sur le trottoir et regarda leurs mains. Elle retira la sienne, et dit qu’elle allait rentrer. Elle venait de réaliser qu’elle pouvait tout faire avec Paul, lui confier son corps, ses pas, ses mains dans la danse, faire l’amour avec lui. Mais elle ne pouvait pas marcher main dans la main avec lui.

NB: Retrouvez les textes de Michèle Lessaire avec la rubrique "Rechercher"