Depuis que sa cousine l’a emmené au cinéma la semaine dernière, il se prend pour le Chevalier Noir, et je le retrouve régulièrement juché un peu partout. Là, c’est en équilibre tout en haut du mur de clôture de notre pavillon. Je me suis encore assoupie. Cette torpeur qui m’envahit dès que je baisse la garde… Il faut que je me secoue. J’ai du coton dans la tête.

- T’as vu maman comme je suis fort…, s’écrie-t-il en sautant fièrement dans mes bras.
- Tu m’as surtout fait une belle peur. Heureusement que ce monsieur passait par là ! Tu peux le remercier !
- Merci Monsieur ! mais vous avez vu, j’ai tué tous les méchants.

Son insouciance enfantine confrontée avec une telle aisance aux règlements de compte de la pègre! Comment a-t-il pu aller voir Dark Knight ? Pas de son âge, mais pas du tout. J’étais d’accord pour le cinéma, y aller avec sa grande cousine, en plus, il n’était pas peu fier. Mais ma lâcheté l’a encore emporté ; pour quelques instants de tranquillité, je le laisse bien faire n’importe quoi !

Le sentiment du danger passé, notre voisin ne peut réprimer un sourire avant de poursuivre son chemin. Je l’ai souvent remarqué avec sa pipe et son cartable, une silhouette trapue et solide, marchant des kilomètres entre notre quartier et le centre ville où il doit travailler.

- Merci beaucoup, Monsieur ! heureusement que vous étiez là, je suis tellement distraite en ce moment.
Ma voix l’atteint au coin de la rue, d’où il se retourne avec un sourire et un signe de la main.

- Baptiste, va te laver les mains et mettre ton manteau.
Comme une petite boule nerveuse, il jaillit de mes bras et court vers la maison.
- On va se promener ? On va voir les chèvres et les canards ?
- Oui, tu as bien besoin de sortir…
Une demi-minute après, le voici avec son anorak à la main :
- Viens, on y va maman, dépêche-toi !

Vais-je arriver à le suivre? Quelle vitalité ! Moi qui me sens si fatiguée. Le trottoir n’est pas trop large pour lui, il ne sait que courir de droite à gauche. Un oiseau sur une branche, une fleur dans un massif, un papillon, une fenêtre ouverte, il voit tout. Le premier chat qui traverse la rue peut l’emmener bien loin !

Quelle effervescence derrière la grille d’entrée du parc ! C’est pourtant un endroit tranquille d’habitude. Tous les centres aérés des environs ont dû se donner rendez-vous ! Nous voilà bien ; moi qui comptais trouver un banc tranquille pour me reposer un peu.

Mais déjà Baptiste me tire par le bras :
- Regarde la roulote, je peux monter dedans ?
- Non, ça suffit, tu as assez grimpé pour aujourd’hui !

Et je l’entraine à mon tour vers les chèvres naines. Pourvu qu’il n’ait pas l’idée de les transformer en rossinantes ! En semi-liberté, elles sont habituées aux enfants, et ne réagissent pas trop quand ils viennent tirer leurs longs poils. Mais on ne sait jamais. Aujourd’hui, quelle chance, Baptiste semble surtout intéressé par les nourrir. Muni de son sachet de fourrage spécial acheté à prix d’or au kiosque, il se lance dans un savant calcul pour savoir s’il va commencer par les noires et blanches, ou par les rousses. J’observe ses délibérations depuis le banc tout proche où j’ai réussi à m’assoir. Brusquement accaparé par sa nouvelle tâche, il me concède sans s’en apercevoir cette pause dont je n’osais plus rêver.

Son dévolu jeté sur la plus petite, flancs noirs et dos blanc, il caresse méthodiquement sa toute petite tête comme pour lui imprimer son emprise. La fermeture éclair de son anorak bien remontée, il ne semble pas sentir le vent frais qui soulève les feuilles mortes. Mon dos s’enfonce sur le banc, je rajuste mon écharpe et boutonne ma parka jusqu’en bas. Frisquet, cet après-midi ! La séance de nourrissage commence, un brin d’herbe, une fleur de luzerne ; me voici rassurée : absorbé par sa tâche il a retrouvé un calme que je ne lui avais pas connu depuis plusieurs heures. Il s’assoit par terre, sa chevrette se couche près de lui, un rayon de soleil éclaire son sourire et je me coule plus profondément sur le dossier.

Une lumière bleue se pose au bord de mes cils. D’où viennent ces battements sourds dans mes oreilles ? Les os de mon crâne s’alourdissent, je glisse peu à peu. Mes épaules ne me portent plus, mon menton s’affaisse. Je voudrais courir, il faudrait que je me lève, mes jambes ne répondent plus, elles sont tellement molles. Prévenir quelqu’un. Soulever un bras peut-être.
Appeler. Les mots restent enfouis dans ma gorge. Des fourmis dévorent mon dos, chassez-les, je n’en peux plus. Ce bleu qui envahit toute ma tête maintenant. Encore des battements dans mes oreilles. Et ces bruits sourds : maââm… maââââmmm… matââmmm…
Du chaud sur mon bras. Une main brulante me secoue. Madâââmmm. Maaadâââmmm.
Mais enlevez votre main. Laissez-moi dormir. Je suis fatiguée, si fatiguée. Laissez-moi… enfin…

- Madame, réveillez-vous ! allez, ça suffit maintenant !
- Quoi, quoi ?
- Dites-moi, Madame, vous avez bien un enfant ?
- Oui, Baptiste, il a quatre ans ; il joue juste à côté avec une petite chèvre, il lui donne à manger…
- Désolé, je voudrais bien vous croire, mais ça ne colle pas ; nous avons Baptiste au poste depuis plus d’une heure. Il était perdu. Tout seul au parc, apparemment oublié, il commençait à avoir peur, un jeune couple nous l’a amené…

Les battements reprennent dans ma tête. Un éclair traverse le ciel bas assombri de nuages aux formes inquiétantes ; où est le soleil qui baignait les cheveux de mon fils il y a cinq minutes ? Et ce coup de tonnerre au loin, et ce deuxième qui se rapproche ! Ma tête va exploser.
Je me lève, fermement soutenue par le policier qui m’emmène dans la direction opposée à notre maison. Concentrée sur la position debout que je peine à tenir, je reconnais tout juste la rue que nous empruntons. Voilà que maintenant je déraille ! Mon fils, qu’ont-ils fait de Baptiste ? Je veux crier, je crie, mais aucun son ne sort de ma gorge. Suis-je devenue muette ? Chaque battement de mon cœur est un coup de gong qui dilate ma boite crânienne ; je menace de sombrer dans le plomb du sommeil.

- Bon, buvez votre café, Madame, ça va peut-être finir de vous réveiller. Vous êtes sous anesthésie, ou quoi ? Vous avez pris quelque chose ?

Je me vois assise face à un bureau sur lequel repose un gobelet de carton rempli d’un vague breuvage foncé. Forçons-nous, il a raison, ça ira peut-être mieux après. Le métal froid des montants du fauteuil contraste avec le synthétique de son dossier qui colle à mon dos. Une bouffée de chaleur monte le long de ma colonne, vertèbre après vertèbre, je crois qu’à la dernière je vais éclater.

- Ça va mieux ? Vous allez peut-être nous expliquer ce que faisait votre fils de quatre ans tout seul en plein après-midi ? Drôle de mère, qui dormait !

J’essaie de balbutier quelques mots, mais visiblement ma défense reste sans résultats. L’accusation reprend. Je suis abasourdie. Il aurait joué avec les enfants d’un centre aéré et aurait pris peur quand ils sont partis. Rien à faire, j’ai beau dire que, justement, j’avais bien vu ce centre aéré, avec une roulote. Voilà maintenant que les chèvres seraient enfermées depuis plus de deux heures, selon le gardien ! Je marche sur la tête…

- Ça va vraiment pas. Vous avez bu, ou quoi ? Pris des médicaments ? Un médecin va arriver, nous en aurons le cœur net.

Comment sortir de cette impasse ? Le coup de la mère irresponsable, j’avoue qu’ils y vont fort ! L’autre jour, c’est un père qui a été enfermé pendant trois jours parce qu’on aurait trouvé son fils de sept ans au Luxembourg pendant qu’il faisait ses livraisons ! Ils se sont donné le mot ou quoi ? Bon, pas la peine d’envenimer les choses. Je vais récupérer Baptiste et rentrer.

- Pas question. S’il arrivait quoi que ce soit à votre enfant dans les jours ou semaines à venir, c’est nous qui serions responsables. Vous allez rester ici un petit moment, son père arrive pour le chercher.

Je suis soufflée. Encore jamais vu ça. Voilà que je me débats, seule, dans cette petite salle qui doit servir régulièrement de cellule de dégrisement. Pour moi, ce serait plutôt cellule de déculpabilisation. Depuis deux ans que je fais ce que je peux pour élever correctement mon fils. Père absent, la pension versée rubis sur l’ongle, mais un droit de visite qui se transforme le plus souvent en devoir.
J’en aurais à dire, moi, sur les devoirs non respectés. Et c’est sur moi que ça retombe. C’est la meilleure. M’accuser d’avoir voulu perdre mon fils. De l’avoir abandonné sans surveillance. Son père ! C’est la meilleure. Je fulmine. Ils ne m’ont même pas laissé voir Baptiste. Au lieu de ça, un médecin qui m’a fait une prise de sang, qu’est-ce qu’ils cherchent, ils croient que je me drogue ? et qui m’a posé plein de questions sur ma vie. Mais, est-ce que ça le regarde ? Oui, je suis fatiguée. Je ne suis quand même pas la seule à être fatiguée de nos jours, je ne savais pas qu’on pouvait vous enfermer pour ça.

Les barreaux des fenêtres tanguent devant mes yeux, ils s’éloignent, se rapprochent, j’ai du mal à les redresser. Mes pupilles se remplissent à nouveau de bleu. Ma nuque s’affaisse, amollie sous le poids de mon cerveau en surcharge. Je ne sens plus mes épaules, comme si j’avais de la bouillie. J’ai peur. Je vais m’écrouler. Mais personne ne me voit, enfin, personne ne peut m’aider ? Ma gorge se remplit de colle, ma bouche articule des mots qui ne sortent pas. Ma tête se remplit d’une brume bleuâtre, je sombre…

Encore ces bruits sourds dans mes oreilles, ces battements, maââm… maââââmmm… matââmmm… ça ne va pas recommencer. Je veux bien payer pour mon erreur, admettre mon irresponsabilité, mais ils ne sont pas obligés de me torturer encore.
Taappp ! taaappp ! maââm… maââââmmm… matââmmm…

Une voix délicate m’enveloppe. Madâââmmm. Maaadâââmmm. Une main tiède se pose sur ma main droite.
- Madame, vous vous réveillez ? Vous m’entendez ?
- Quoi, quoi ? où suis-je ? qu’est-ce qui se passe ? Baptiste !

Le cauchemar reprend. Que va-t-on me reprocher cette fois ? De l’avoir laissé se rouler par terre parce qu’il voulait une glace que je refusais de lui acheter juste après son gouter ? De ne pas lui avoir mis de bonnet alors qu’il risquait de pleuvoir ?

Une jeune femme se penche sur moi, au regard doux et souriant. Elle vient de le ramener, elle m’avait vue juste avant, assise sur ce banc à côté de la petite chèvre. Quand, cinq minutes plus tard, son mari l’a trouvé sur la roulote à l’entrée du parc, son sang n’a fait qu’un tour, il l’a attrapé et l’a juché sur ses épaules D’ailleurs, il n’a pas l’air pressé de redescendre…
- Oh, mais alors, le policier, la cellule, tout ça…
- Quel policier ? Nous avons juste rencontré un gardien du côté des canards.

Je me retourne, et me trouve face à Baptiste caressant une petite chèvre, rousse cette fois.

- Maman, regarde ! j’ai sauvé la chèvre de Monsieur Seguin, t’as vu comme elle est mignonne.

Derrière Baptiste, une voix rocailleuse sort d’une large silhouette qui se déploie peu à peu :

- En attendant, la belle au bois dormant ! évitez le petit poucet, on ne sait jamais !