Les pluies de sang battaient le sol de métal froid, elles provenaient des milliers de prisonniers qu’on égorgeait mécaniquement à des kilomètres de hauteur dans le ciel. Coupables de quoi ? Aucune importance. Dix-sept milliards de personnes sur une planète dont la couleur d’origine était perdue à jamais sous les remparts métalliques de superstructures s’élevant à n’en plus finir dans une atmosphère viciée dont l’artificialité peinait à cacher la couleur ocre.

Mars. Annoncée comme notre sauveuse à tous lorsque la Terre pourrissait à cause de l’inéluctable surpopulation qui gangrénait la Cité-État, s’est révélée être notre enfer. Quelque soit la position sociale que nous occupions sur Terre, elle était caduque sur cette nouvelle planète. Nous étions tous tenus de participer aux chantiers pendant la terraformation d’urgence opérée par les multinationales. On nous avait promis un travail décent, mais ce ne fut qu’une résurgence des vieux démons du passé. Nous devions subir à longueur de journée des « agents de chantiers » qui nous donnaient des ordres et nous réprimaient durement à la moindre erreur, mais ce n’était rien à côté de l’insalubrité, de l’insécurité, des conditions inhumaines, des journées de douze heures, de la routine écrasante, du travail des enfants, des salaires médiocres, des syndicats impuissants et de la misère généralisée qui régnaient sur nos lieux de travaux.

« L’histoire se répète toujours deux fois : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. » avais-je lu quelque part, cette aphorisme surgissait occasionnellement dans ma tête, mais je prenais mon mal en patience. Faute d’alternative, nous devions intégrer la souffrance comme une part de notre vie pour que les générations futures puisent leur bonheur dans les racines de nos tourments. Alors nous construisions sans nous poser de questions, nos collègues mourraient autour de nous d’accidents ou de maladies totalement nouvelles et nous portions le deuil en travaillant. Nous n’espérions pas une amélioration de nos conditions : il était question de la survie de la race humaine, étions-nous en droit d’exiger quoique ce soit ?

Mais puisque nous étions tant résignés, comment pouvait-on justifier toutes ces arrestations, ces procès, ces mises à mort, ces couvre-feux, cette tyrannie chronique exercée par le gouvernement ? Soit disant les criminels étaient nombreux, mais nous pouvions à peine parcourir les rues couvertes de sable vermillon sans nous faire contrôler. Nos existences déjà bien funestes percevaient ces agissements gratuits comme une mauvaise blague des institutions. Était-ce vraiment utile ? Était-ce nécessaire à la naissance d’un progrès quelconque ?

Les médias semblaient approuver. La surpopulation était ingérable, disaient-ils, mais leurs reportages ne portaient que sur des faits divers et des cas isolés, n’offrant aucun éclairage sur la situation globale de ce nouveau monde. Seules quelques incursions étaient faites sur l’économie, les mots utilisés lors des premières années étaient « récession », « chômage », « crise » et « rigueur » puis ils évoluèrent graduellement en « croissance », « progrès », « plein emploi » et « prospérité ». Et pourtant, les conditions de travail sur les chantiers persistèrent, nos paies restèrent les mêmes, et chaque jour le nombre de cadavres que nous transportions semblait croître.

Si les choses s’amélioraient, pourquoi n’en voyait-on pas la couleur ? Effectivement, nos employeurs paraissaient plus enjoués qu’à l’habitude et se paraient de vêtements de plus en plus riches et pourpres. Mais que restait-il pour nous ? Rien à part les centaines de mètres de néant sous nos pieds. La situation était troublante, mais je me gardais bien de tout commentaire, et j’aurais continué ainsi des années durant si quelque chose, ou plutôt quelqu’un, n’avait pas fait irruption dans ma vie.

Elle était belle et sa chevelure rousse ondoyait comme le feu. Je l’avais vue se déplaçant, altière, sur le chantier, et, non, ce ne fut pas en croisant son regard pour la première fois que je fondis pour elle, cela se fit naturellement, à travers nos conversations. Tout intimidé que j’étais, elle avait le don de mettre en confiance et, ensemble, nous évoquions avec nostalgie nos dernières années sur Terre, trouvant de la beauté là où tout semblait gris et difforme, comme des amaryllis bourgeonnant au milieu des gravas. A mesure que je lui parlais, les digues de ma raison cédèrent une à une face à un torrent de lave exalté qui sillonnait mon lobe frontal. Hormones, phéromones , dopamine, sérotonine, noradrénaline et ocytocine se déversaient dans mes synapses, me remuaient les tripes, coupaient ma respiration, altéraient ma digestion et augmentaient ma pression sanguine. Mon corps échappait peu à peu au statu quo.

Toute vision d’elle m’était fatale et affectait mon humeur pour le restant de la journée. J’attendais que mes pensées soient totalement submergées par les spectres de son visage pour lui révéler l’étendue de l’emprise qu’elle avait sur ma psyché. Et ce jour finit par arriver. Je la vis durant une aube où le soleil inondait les chaînes de montagnes poussiéreuses de ses rayons alezans. Mais au lieu d’avoir avec elle la conversation sobre, sincère mais ardente que j’avais longuement préméditée, je me vois encore crier son nom au loin. Tout d’abord, elle se retourna, puis elle enleva son masque, dévoilant ses lèvres miroitantes comme des rubis, et chercha du regard qui était à l’origine de ce hurlement. Mais ses yeux d’émeraudes ne croisèrent jamais les miens, car, sans qu’elle ne puisse bouger, un bloc de métal des étages supérieurs s’abattit sur elle et lui écrasa la colonne vertébrale. Dans un ultime spasme, elle recracha sur le sol une gerbe de sang entremêlée de viscères, puis s’effondra, inerte, le visage noyé dans la poussière souillée par le vermeil.

Assister à des morts spectaculaires était monnaie courante sur le chantier, et, à l’usure, elles ne déclenchaient plus qu’un vague sentiment d’impuissance dans nos cœurs blasés. Mais pas cette fois-ci. Pas comme ceci. Pourquoi, d’entre tous, eut-il fallu que ce soit elle ? Je fus saisis d’une rage incontrôlable, volcanique, dont les fumeroles liquéfièrent mes inhibitions les unes après les autres. Je devais à tout prix maîtriser ce torrent de colère incandescente qui mugissait en moi ou c’était l’explosion assurée. Mais contre qui ? Contre quoi ? Mes pensées tracèrent une ligne de feu et, finalement, j’agrippai une barre de fer et me dirigeai vers le premier agent venu du chantier. En rugissant de fureur, je lui assenai un violent coup à la nuque qui l’assomma sur le coup, puis lui pilonnai brutalement le crâne jusqu’à ce que sa cervelle gicle abondamment sur le sol.

Les ouvriers avaient cessé toute activité et me regardaient faire, silencieux. Lorsque j’eus terminé, j’étais haletant, des larmes brûlantes sourdaient de mes yeux et se mêlaient au sang projeté qui maculait mon visage. Je jetai la barre de fer avec dépit et j’hurlai d’une voix transfigurée : « Combien de temps ? Combien de temps cela va-t-il encore durer ? Combien de temps persisteront-ils à nous écraser ? Qu’attendons-nous pour riposter ? Sans nous, ils ne sont rien, à nous de leur montrer qui sont les maîtres ! ».

Les caméras de sécurité avaient filmé toute la scène, et une demi-douzaine de miliciens ne tardèrent pas à converger vers ma position. A ma grande surprise, alors qu’ils me tenaient en joue, prêts à tirer, je les vis disparaître sous une masse de mains vengeresses qui les empoignèrent et les flanquèrent à terre. Ils furent brutalisés sans ménagement, on pulvérisa leurs casques à coup de parpaings et on jeta leurs corps brisés dans le vide.

Qui aurait cru que cet instant fut l’épicentre du tremblement ouvrier qui secoua Mars dans son ensemble ? Dont les répliques se propagèrent de chantier en chantier, vivifiant une colère sans précédent chez les travailleurs, qui, malgré les interdictions, déclenchèrent en masse des grèves spontanées et déstabilisèrent durablement les autorités ? Des éruptions ininterrompues de résistances firent trembler la planète du nord au sud, la rébellion ébranla la mégalopole de part en part, l’embrasement était total, et, bien que je n’en fus que l’étincelle, je me trouvai propulsé au rang des leaders à mes dépens.

La position se révéla être un moyen de consumer cette passion qui subsistait en moi. Je puisais l’énergie qui m’animait dans mon amour nécrosé, elle simulait courage et convictions, mais elle était secrètement destructrice et pernicieuse. Ces gens me suivaient pour le charisme qu’ils saisissaient en moi, sans se douter que, sans scrupule aucun, je pouvais les mener à leur perte. Pour eux, j’étais le porte-parole des idées que je leur inspirais, mais je me voyais plus comme la braise qui flamboyait une dernière fois avant de s’éteindre et de se réduire en cendres.

Nous prîmes le contrôle des rues, arpentant les boulevards, notre battue soulevait dans les airs des nuées d’oxyde de fer prêtes à foudroyer quiconque nous barrait la route. Les cosmocrates, dont l’unique but était de rester au pouvoir même si tout s’effondrait autour d’eux, déclenchèrent la guerre. Les militaires massacrèrent la foule, déchiquetant les corps avec leurs armes « modernes », les égouts débordaient de sang et charriaient les membres des cadavres mutilés, mais notre détermination demeura intacte, à nos yeux, la mort était devenue si familière qu’elle ne nous effrayait guère.

Et nous continuâmes, implacables, jusqu’à que toute forme de violence, d’intimidation et répression devienne stérile face au nombre que nous étions et à l’énergie que nous déployions. Sentant le vent tourner, les médias daignèrent exprimer nos revendications, lesquelles sont l’abolition de toute forme de pouvoir supérieur, qu’il soit politique ou économique ; une gestion collective du travail, des richesses et de leur répartition ainsi qu’une production axée sur les besoins individuels et collectifs des hommes, et non pas sur l’accumulation vaine de profit.

Ils parlaient d’une révolte, mais pour nous c’était la Révolution ! Elle frappait comme un éclair sous une pluie bouillonnante, balayant des années de souffrance et de soumission. Malgré les morts, nous restions soudés quoiqu’il arrive, unis par le sang des camarades versé dans la lutte. Malgré les blessures, nous avancions le poing levé dans un tohu-bohu de cris et de chants partisans, flambeaux à la main et drapeaux écarlates flottant au vent. Nous apportions l’orage du renouveau, un amas de nuages ocres chargés d’électricité positive, un ouragan d’espoir dont les bourrasques vigoureuses balayaient les derniers vestiges du pouvoir en place.

Nous convergèrent ainsi par millions, de la nuit jusqu’à l’aube, vers le centre de la Mégalopole, là où était massivement enclavée la banque gouvernementale, symbole d’entre les symboles. Nous étions résolus à prendre le bâtiment coûte que coûte, pierre par pierre, à mains nues s’il le fallait !

Et aujourd’hui, alors que le soleil perce les nuages de flèches étincelantes, que nous respirons un air plus pur qu’à l’accoutumée et que le temps se fige pour un instant immortel où les tensions de nos énergies conjuguées font tonner l’assaut sur les derniers remparts du passé, le futur nous apparaît si sublime et limpide et gorgé d’espoir que les secondes à venir semblent nous appartenir pour l’éternité.

Les derniers militaires qui gardent la banque font feu. Je suis en première ligne, une pièce de métal échaudée éclate mon bas-ventre, mes boyaux glissent entre mes doigts et mes genoux heurtent le sol.

Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour elle.

Je vois rouge à présent.

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