des plus grands, vivait le roi Cisloan xxvème du nom (Loué soit-il).

Ce royaume (celui où il était une fois) avait ceci de particulier qu’il se limitait aux portes du palais. Enfin…c’est ce que croyait Cisloan ; il avait bien entendu dire qu’au-delà des murs, il y avait des rues et des gens dans ces rues (incroyable ! il existait donc ailleurs des gens comme lui, avec des bras, des jambes, une tête…Impensable !), mais il n’avait jamais vérifié de visu, il avait trop à faire avec la gestion de son royaume.

Cisloan était très appliqué, il était sorti de la plus grande Ecole du pays. Une excellente école, la seule au demeurant , celle par laquelle étaient passés avant lui son père, son grand-père, son arrière grand-père, etc…etc…

Il avait appris à nommer des ministres, tenir des conseils, présider des assemblées, honorer de sa présence des banquets, organiser des scrutins (euh…non pas de scrutins, en Cisquie, le mot « vote » n’existait pas), enfin bref, il avait appris à gouverner.

Il était entouré de gens de la plus exquise courtoisie qui sortaient tous de l’EPSDSM (l’Ecole des Parfaits Sujets De Sa Majesté) et qui savaient par conséquent s’acquitter de leurs tâches dans la plus grande discrétion.

Ainsi, l’on pouvait voir en parcourant les couloirs de ce petit royaume (celui où il était une fois), un subtil ballet de gens affairés allant d’un pièce à l’autre, les sourcils froncés et l’air déterminé de ceux que la marche du monde préoccupe.

Cisloan, quant à lui n’avait pas une minute de libre, il était partout à la fois, comme le furet il courait, il courait, on le croyait ici, il était là, on le pensait là-bas, il était ailleurs, à tel point que tous lui supposaient un don d’ubiquité.

Moyennant quoi, les affaires du pays tournaient rondement, pas de soubresauts, tout fonctionnait parfaitement tout était à sa place. The right thing in the right place comme avait coutume de dire sa cousine Elizabeth.

Mais oui, il était cousin, par alliance certes mais cousin quand même, de la reine du pays d’à côté. Il n’en tirait d’ailleurs aucune gloire depuis que cette dernière avait refusé de l’inviter à sa partie de chasse annuelle au prétexte qu’il se tenait sur un cheval comme un sac de potatoes !...

Mais, ne digressons pas, revenons à notre Cisloan qui régnait en majesté dans le royaume de Cisquie (celui où il était une fois). Oui…il régnait…mais alors… qu’est-ce qu’il s’ennuyait….qu’est-ce qu’il s’ennuyait…il s’emmerdait grave !

Cette dernière expression le ravissait, il l’avait entendue dans la bouche d’un de ses cuisiniers et au lieu de renvoyer sur le champ l’impétrant pour langage dévoyé, il avait conservé les mots dans un repli de sa mémoire et il se les ressortait in petto quand dans des réunions particulièrement austères, le sommeil le disputait à la rage de ne pouvoir quitter la pièce.

Il en avait assez des G7, G8, OMC, FMI, tous ces acronymes qu’il ne pouvait même pas placer au scrabble…Pourtant un OMC ou un FMI au bon endroit c’est susceptible de vous rapporter un triple non négligeable !...

Il avait interrogé à ce sujet son ministre des Chiffres et des Lettres qui lui avait confirmé que sigles et acronymes étaient refusés. Il avait bien été tenté sur le moment de rédiger un petit décret modifiant les règles du scrabble, mais les Américains avaient tout chamboulé ses plans en envahissant l’Iran! Pas de chance, il allait devoir pour l’instant s’accommoder des règles en vigueur.

Une guerre sur les bras ça vous occupe un roi, même d’un tout petit royaume comme celui de Cisquie où il était une fois, mais ça ne remplit pas ma vie.

Ainsi parlait Cisloan tout en se dirigeant vers le salon de Poupette.
Je ne vous ai pas parlé de Poupette ?
En réalité elle s’appelle Katia mais dans l’intimité de son in petto, il l’appelle Poupette .
Dans les appartements de Dame Katia, c’est toujours la fête, tout y est léger comme les bulles du champagne qu’on y boit et la poudre blanche qu’on respire avec une paille.
Tout est calme, luxe et volupté .
Une véritable invitation au voyage.

Notre pauvre Cisloan, dans son beau costume gris de chez Marani se sent bien terne au milieu de ces perruches colorées et bien envieux aussi, envieux de ces rires, envieux de cette musique, envieux de cette insouciance.
Il sent confusément que quelque chose lui manque, un brin de folie peut-être ?
Il appelle son chauffeur et lui donne l’ordre de préparer la limousine pour une sortie hors des murs, il entend se promener seul en toute simplicité dans sa voiture blindée, sans sirène ni gyrophare.

Et ce qu’il découvre en chemin le laisse songeur, il y a bien des gens comme lui dans ces rues, il les voit, ils marchent en se hâtant vers on ne sait quelle destination, ils sont ternes comme lui, certains sont assis par terre. Pourquoi diable s’assoient-ils par terre ?

Et dans sa tête, se mélangent les silhouettes qu’il croisent dans son palais de 395 pièces et celles qu’il a sous les yeux, elles ont en commun de suer un incommensurable ennui.

De retour à son bureau, il fait appeler son chambellan pour qui il a grande estime et il lui fait part de sa découverte : il s’ennuie, son peuple s’ennuie, tout le monde s’emmerde grave (non ça il ne le dit pas, le chambellan ne comprendrait pas), que pourrait-il faire ? A-t-il une idée pour changer cet ordre des choses ?
Le chambellan qui est prêt de la retraite et qui n’a pas envie de se mettre martel en tête pour répondre à une question aussi saugrenue tente bien d’atermoyer, de tergiverser, mais contre toute attente Cisloan s’obstine dans son idée .

-« Je te donne trois jours pour me trouver une solution, si tu la trouves, tu pourras me demander ce que tu veux ». Muni de ce viatique, le chambellan se retire en promettant au roi de revenir dans trois jours avec la clé du problème.


Après avoir erré dans les couloirs du palais en jurant de manière épouvantablement grossière des «nom d’un petit bonhomme en sucre,mon pauvre François, que diable es-tu allé faire dans cette galère »(comme vous pouvez le constater, notre chambellan en plus d’avoir la confiance du roi, avait aussi des lettres…), il se retrouva, sans l’ombre du début du commencement d’une idée, devant la porte des appartements de Dame Katia. A travers l’huis, il reconnut la voix cristalline d’icelle qui fredonnait une romance de sa composition.

Car, oui j’avais oublié de vous dire, Dame Katia, en plus d’être belle comme le jour avec sa peau de pêche et ses yeux bleus délicatement ourlés de longs cils bruns, était chanteuse.

Notre chambellan mu par on ne sait quelle détermination poussa la porte et pénétra dans le salon.

Comme à l’accoutumée, de très nombreuses personnes étaient rassemblées et faisaient cercle autour de Dame Katia, les conversations avaient cessé et on ne savait plus si c’était le champagne ou la voix mélodieuse de la chanteuse qui donnait à tous cet air extatique. Le récital se termina par une explosion d’applaudissements et le charivari d’éclats de voix et de rires reprit de plus belle.

François, le chambellan, mine grise, costume gris, observait cette joyeuse pagaille, les corps se rapprochaient et se touchaient, les sourires et les rires s’accrochaient les uns aux autres, c’était comme un collier de perles de joie.

Songeur, le chambellan se retira, laissant germer la petite idée qui venait de se planter dans son cerveau.

« nom d’un petit bonhomme en mousse, la voilà l’Idée ! »
Et l’on vit alors, chose incroyable dans les couloirs du palais, notre chambellan sur la patinette qu’il avait empruntée à son secrétaire, la queue de pie de son habit flottant au vent telle une bannière, filer vers le bureau de Cisloan 25 ème du nom (Loué soit-il).

C’est miracle si en ouvrant la porte à toute volée, il ne percuta pas sa Majesté qui trompait son ennui entre deux rendez-vous en jouant sur son téléphone cellulaire.

- ma…ma…Majesté (le pauvre homme en bafouillait d’émotion !), je l’ai, je…je l’ai ! »

Cisloan fronça les sourcils, il était chagrin, son chambellan l’avait perturbé au moment où il venait de gagner une vie, il l’emmerdait grave celui-là, à cause de lui il avait raté sa partie !

Il s’avisa soudain de l’étrange équipage de son chambellan et refermant d’un coup sec son téléphone, il lui demanda :
- Tu l’as ?Tu l’as ? Mais tu as quoi ?
-L ’Idée, l’idée pour chasser l’ennui de votre royaume…

Cisloan fixa son chambellan avec perplexité, les trois jours ne s’étaient pas écoulés et il avait déjà La Solution…

-faites la fête, Majesté.
-« Fêtlafête » ????? grogna Cisloan qui n’avait rien compris aux borborygmes du sieur François

- Explique-toi, que me contes-tu là ? Je n’y comprends goutte.

- Eh bien voilà, nous sommes gris et ternes par manque de fête, faisons la fête et nos cœurs se vêtiront de couleurs, nos visages s’illumineront de sourires, nos corps s’embraseront de désirs…

Et le chambellan tel un derviche se mit à tournoyer sur lui-même en fredonnant « je t’aspire, je t’expire et je me pâme. Tu es ma came »…

Le roi ne reconnaissait plus son chambellan d’ordinaire si plein de componction et de retenue et il se dit que si la seule évocation du mot « fête » suffisait à le transformer en toupie folle, alors oui, c’était une foutue bonne idée !

L’écart de langage de Cisloan xxvème du nom (Loué soit-il) montrait à quel point la suggestion commençait à faire son chemin. Il arrêta le François dans sa trajectoire orbitale et lui demanda de quelle manière il voyait la chose.

Après avoir repris son souffle et ses esprits, le chambellan prononça ces mots qui déterminèrent à jamais l’avenir de la Cisquie, le pays où il était une fois.

- Je propose à Sa Majesté de modifier notre calendrier qui reconnaissons le, est d’une tristesse à mourir, une longue suite de journées de travail, émaillée parcimonieusement de jours de fêtes…Inversons la vapeur ! Parsemons de quelques journées de labeur les jours de fêtes, ainsi nos cœurs se vêtiront de couleurs, nos…

- Oui, ça va, ça va ,j’ai compris, l’interrompit le roi qui craignait de voir son chambellan repartir dans un délire tourbillonnesque.
- J’ai même trouvé un slogan : « festoyer plus pour s’esbaudir plus », pas mal non ?

Le roi resta silencieux un instant, un peu vexé que cette idée séduisante ne fût pas de lui, il avait bien lui aussi essayé par le passé un slogan mais celui-ci n’avait pas eu le succès escompté, il se demandait toujours pourquoi.
Mais faisant contre mauvaise fortune bon cœur il accepta de mettre en œuvre La Solution.
Dès le lendemain, il fit abattre les murs qui entouraient le palais, les ministres furent habillés en drag queen et les conseils des ministres se tinrent sur des chars décorés de fleurs qui exhalaient leurs fragrances jusqu’aux confins du royaume de Cisquie (celui où il était une fois).

Chaque sujet reçut une garde-robe complète de chez Marina (Marani ayant été banni hors du royaume pour avoir osé contrevenir à la loi qui interdisait désormais de porter du noir et du gris).

Les policiers jouaient du hautbois et non plus du sifflet, leurs voitures n’étaient plus équipées de gyrophares mais de lasers psychédéliques et les sirènes étaient remplacées par les dernières créations de Dame Katia qui avait été nommée ministre de La Joie de Vivre.

Les caméras de surveillance vous annonçaient par un aimable gingle « souriez, vous êtes filmés », et vous pouviez aller retirer votre photo auprès de l’hôtesse, cette dernière vous proposant un book gratuit au bout de dix photos.

Dans les usines dorénavant transformées en salle de danse, les ouvriers qui pointaient se voyaient délivrer un ticket pour une boisson, et là, nous devons reconnaître qu’il restait bien encore quelques scories de l’ancien système, ainsi les chefs de service avaient droit au champagne millésimé alors que le simple employé devait se contenter du champagne ordinaire. Personne cependant ne s’en offusquait, millésimées ou pas , les bulles vous montaient à la tête de la même manière !...

Mais, me direz-vous, quid de notre chambellan ?

Qu’avait-il demandé au roi en échange de l’Idée ?
Rien…enfin…rien si ce n’est une retraite anticipée, il s’était découvert une furieuse vocation pour la chanson et il avait besoin de tout son temps pour composer ses chefs d’œuvre qu’il comptait bien proposer à Dame Katia.

Quant au roi, égal à lui-même, il était de toutes les fêtes, on le voyait ici danser la gigue avec les paysans, là partager la sardine avec les marins, ailleurs il faisait une teuf d’enfer dans une rave en plein champ, certains disent même qu’on l’aurait vu en larmes dans sa voiture en train d’écouter les Carmina Burana….

Attention, si même cette rumeur était avérée, il ne pouvait s’agir que de larmes d’émotion, en aucun cas de tristesse, car au royaume de Cisquie (celui où il était une fois), la tristesse c’était IN-TER-DIT !

Et pourtant…si ces larmes étaient un signe…Un délabrement psychique ? Peut-être. Comme le ver dans la pomme, le doute s’insinuait dans l’esprit de Cisloan embrumé par tout ce festoyage. Ce mot n’existe pas ? Festoyage et barbouillage sont les deux mamelles de la fête. Barbouillé, oui, Cisloan était barbouillé, les mots s’emmêlaient dans sa tête, il rota un trop de fête tue la fête et satisfait de son bon mot il termina sa flûte de champagne qu’il envoya se fracasser par-dessus son épaule.

Trop festoyer fait pisser. Il cherchait sa braguette en vacillant, son esprit ne parvenait à saisir que des phrases grotesques, il voyait le moment où il allait se pisser sur les chaussures, cette perspective le fit rire (après tout, si je ris je suis toujours dans le « concept » comme disait le cher François) ; mais le cœur n’y était plus.

Nos cœurs se vêtiront de couleurs…
Couleurs, mon cul! Toutes ces couleurs me filent la gerbe…La voilà la vérité
. Qu’en termes vulgaires ces choses-là sont dites, majesté.
Oui, je sais mais je ne suis pas dans mon état normal.

Cisloan xxvème du nom (Loué soit-il) s’assit par terre (il comprit enfin que parfois, il arrivait qu’on ait envie ou besoin de s’asseoir par terre) et se mit à pleurer. Il entendit alors la voix de Poupette, resta un moment hébété avant de réaliser qu’il s’agissait de la sonnerie de son téléphone portable. Pendant qu’il laissait se dérouler les quelques paroles de la chanson, il se prit à songer que sa relation avec Katia était devenue quasi virtuelle. Le répondeur se mit en marche et il entendit la voix de son ministre des Agapes diverses qui lui disait « aujourd’hui, fête du boudin et de la saucisse – rendez-vous à 19h – tenue charcutière exigée ».

Comme s’il y était déjà, Cisloan vit la foule se presser vers les tables qui exhibaient un amoncellement de boudins, saucisses et jambons. Les visages hilares avaient déjà pris les couleurs des charcuteries exposées , la musique se mêlait aux voix dans une cacophonie qui irait crescendo au fur et à mesure qu’on s’enfoncerait dans la nuit et …demain…

Cisloan jeta son portable par-dessus son épaule et se mit à courir, droit devant lui, il franchit des montagnes, il traversa des mers, il parcourut des déserts.

Peut-être court-il toujours. Nul ne le sait.

Ce que l’on sait, c’est que personne, je dis bien personne, ne peut se vanter de l’avoir revu dans le royaume de Cisquie, là où il était une fois.


NB: Retrouvez les textes de Marie-Françoise Chevais avec la rubrique " Rechercher"