les deux parties tendent à s’éloigner l’une de l’autre. Verriers d’un côté où l’aventure du « Centre d’Études Théâtrales » se poursuit, Paris de l’autre où il continue à sortir tantôt avec Christine tantôt avec Joan - la dépressive et la pom pom girl. Christine en effet est de plus en plus dépressive. Vendeuse aux Galeries Lafayette, elle veut prouver qu’elle peut se passer de l’argent de ses parents, mais comme dit son amie Jeanne, à quoi bon ? c’est absurde. On n’échappe pas à sa condition. Et en plus elle tente tant bien que mal de préparer une agrégation à la Sorbonne, et pour couronner le tout l’immeuble dans lequel elle a loué une chambre est détruit par un incendie. La voilà contrainte de déménager de nouveau !… Quant à la pom pom girl, elle est plus divertissante certes, mais au fond les moments qu’il passe avec elle sont tout aussi tristes. Il la sort dans des restaurants, l’emmène le dimanche visiter des villes de province, le seul moment qui compte étant celui où ils se retrouveront dans une chambre d’hôtel et où il pourra alors se dire avec fierté qu’il couche avec une blonde vraiment somptueuse. Car somptueuse elle l’est indiscutablement, somptueuse comme un animal de concours, avec sa crinière d’or et sa carnation de nacre, « ses yeux de faïence » comme dit le poème d’Aragon (J’aimais déjà les étrangères quand j’étais un petit enfant), Aragon justement… mais ceci est une autre histoire. Un jour elle lui montre une carte postale qu’elle vient de recevoir, de son fiancé. Elle a donc un fiancé ! Qui est-il ? que fait-il ? Pourquoi ne lui en a-t-elle jamais parlé ? Et comme il s’étonne de son écriture maladroite et de ces lignes qui partent dans tous les sens, elle répond avec une certaine gène qu’il est légèrement « handicapé ». Handicapé ! Qu’a-t-elle voulu dire ? Il n’ose insister mais en demeure profondément humilié comme si cette révélation rejaillissait sur lui. D’ailleurs qu’a-t-il à attendre d’elle ? Elle n’a aucune conversation, aucune sensualité, elle le regarde toujours de son regard consterné quand il veut l’entraîner dans des jeux érotiques dont elle se demande bien quel peut être l’intérêt. Heureusement elle prend les choses du bon côté et se soumet sans faire d’histoires. Bonne fille au fond, la pom pom girl ! qu’a-t-il à lui reprocher ? Et en plus elle se révèle précieuse : Comme elle travaille à l’Alliance Française elle lui dit qu’on cherche là-bas quelqu’un pour accompagner des étudiants américains au théâtre et parler ensuite avec eux du spectacle qu’ils auront vu. Il serait tout à fait l’homme de la situation. Bien entendu il se présente et fait aussitôt l’affaire. C’est ainsi que pendant deux ans - et bien après qu’il aura cessé de la voir - il continuera chaque semaine à accompagner sa petite troupe d’étudiants américains au théâtre, selon un programme qu’il choisit lui-même, assurant le lendemain deux heures de cours pour reparler avec eux du spectacle - travail amusant et bien payé, lui permettant en outre de recueillir un nombre considérable d’adresses à travers tous les États Unis de jeunes gens qui seraient ravis de l’accueillir quand il passera par là (ce dont malheureusement il ne profitera jamais n’ayant pas le goût des voyages). Ces jeunes gens l’adorent en effet, il n’a pas son pareil pour leur parler avec humour et enthousiasme de Paris, de la France, du caractère de ses habitants car il aime ce dont il parle et ils les aime aussi eux, ces jeunes gens et jeunes filles sportifs, joyeux, pleins d’humour, sans complexes. Il découvre à travers eux une civilisation heureuse, fière d’elle-même, entreprenante, ouverte au monde, l’Amérique telle qu’il l’a aimée à travers son cinéma. Il les initie à la chanson française - Brassens, Barbara, Édith Piaf -, à la gastronomie, à la Nouvelle Vague, aux répliques célèbres du cinéma français, « T’as de beaux yeux, tu sais », « Atmosphère ! atmosphère !… » qu’ils notent scrupuleusement sur leur carnet pour pouvoir les replacer dans la conversation une fois rentrés chez eux.

             Avec Christine il continue à courir les salons du XVIème arrondissement. Il a fait grâce à elle la connaissance de tout un groupe de canadiennes aussi jolies qu’élégantes auxquelles leur accent ajoute encore un charme particulier. L’un d’elles est atteint d’un strabisme accentué ce qui, étonnamment, la rend encore plus adorable, et il se dit que son strabisme diminuant objectivement sa valeur, peut-être pourrait-il se l’offrir (comme dans certains magasins on trouve à bon prix des articles dégriffés). Déjà il se sent prêt à en tomber amoureux. Mais à cause de la présence de Christine il n’ose pas malgré tout s’attaquer à elle et la belle dégriffée lui échappera.

           Et puis arrive le jour prévu pour la première réunion du groupe de cinéma créé par la mère de Christine. Pour la circonstance il a été invité à dîner ainsi que le grand professeur de la Sorbonne qui doit présider les débats, les autres n’arriveront qu’à la fin du repas. C’est à cette occasion qu’il fait la connaissance du père, un grand maigre, avec d’épaisses lunettes, qui ressemble à Arthur Miller. Il a l’air très doux, plutôt timide, laissant sa femme s’agiter autour de lui et parlant peu. À un moment pourtant, avec un plaisir d’enfant, il explique à ses invités le nouveau système qu’il vient de mettre au point sur ses chantiers : le travail n’y est plus défini par les tâches à accomplir - comme couler une dalle de béton par exemple ou monter un mur - qu’une équipe est chargée de mener à son terme mais géré par un ordinateur central qui coordonne les différents gestes des ouvriers chaque action s’imbriquant les unes dans les autres comme on juxtapose les pièces d’un puzzle, sans qu’aucun des intervenants n’ait à connaître le sens et la finalité de ce qu’il fait, ce sens n’étant accessible qu’à l’ordinateur. C’est cette fragmentation extrême du travail qui en assure la productivité en évitant toute perte inutile de temps ou d’énergie. Il a l’air très fier de son invention mais comprenant que son explication n’intéresse personne et surtout pas le grand professeur qui veut raconter une anecdote concernant sa soutenance de thèse à laquelle assistait René Clair, il renonce à son propos tandis que Christine semble bouder et que la mère s’agite et parlemente avec la bonne, s’inquiétant des autres invités qui ne vont pas tarder à arriver.

          On en est encore au café quand on entend les premiers coups de sonnette. Doit-il se sentir fier d’être parmi les happy few que l’on va trouver à table ? Beaucoup doivent attendre longtemps avant d’obtenir la faveur d’une simple rencontre avec un personnage aussi considérable que le père de Christine. D’ailleurs le grand professeur, lui, se sent visiblement flatté. Il fait le beau, cherche à se mettre en valeur. Mais quelle gloire, lui, peut-il en tirer ? Il n’est là que parce qu’il est le petit ami de sa fille. Il tient en quelque sorte le rôle du gendre.

          On se transporte au salon. Le père prétexte de son travail pour se retirer, laissant à sa femme le soin de s’occuper de tout. Il y a une quinzaine de personnes au total, uniquement des femmes à part le grand professeur et lui. La mère de Christine branche un petit magnétophone qu’elle a acheté tout exprès pour enregistrer les débats et dont elle ne comprend pas très bien le fonctionnement. On commence. Le film qui vient de sortir et dont tout le monde parle en ce moment c’est Roma de Fellini. Une de ces dames prend la parole. Elle développe un certain nombre de critiques que l’on pourrait faire, selon elle, à ce film, tant en ce qui concerne la structure, un peu décousue, dit-elle, que le manque d’unité… Alors soudain il l’interrompt (pourquoi fait-il cela ? qu’est-ce qui lui prend ?) Il a vu le film quelques jours auparavant et il a été enthousiasmé, subjugué. Quel peut être l’intérêt de critiquer un tel chef d’oeuvre, affirme-t-il péremptoirement. Et le voilà qui s’enflamme comme cela lui arrive parfois. Émettre des critiques sur ce film, dit-il, c’est aussi stupide que si l’on se permettait de noter des longueurs dans Hamlet ou des fautes de goût dans Britannicus. Un chef d’œuvre est ce qu’il est, on ne le discute pas, on s’incline. Ces dames en sont toutes émoustillées : - Ah ! quelle chance nous avons ! se réjouissent-elles. C’est la passion de la jeunesse, il est là pour nous secouer ! On félicite la mère de Christine de l’avoir invité, tandis qu’elle vérifie les réglages de son magnétophone pour être sûr de ne rien perdre d’un tel moments. Comme en 68 on sent souffler le vent de la révolution dans les salons du Champ de Mars. Du coup le grand professeur, un peu vexé de se voir privé du premier rôle, se croit obligé d’abonder dans son sens. La conversation se poursuit sur ce ton, plutôt décousue, jusqu’à ce que quelqu’un, deux heures plus tard, donne enfin le signal du départ. Alors tout le monde se retire en promettant de se revoir ce qui malheureusement ne se fera pas car il n’y aura jamais de seconde séance.

Quelques jours plus tard il revoit Christine qui le félicite d’avoir donné un coup de pied dans cette fourmilière. C’est tout ce qu’ils méritent, dit-elle. Elle est de plus en plus hostile à son milieu et de plus en plus triste. Elle ne sait pas ce qu’elle fera de sa vie. Pour la distraire il lui propose de l’emmener le dimanche suivant chez les parents de Sylvie où l’on doit retrouver le gnome simiesque dont ils ont fait la connaissance le jour de son anniversaire et qui est à Paris pour un court séjour avant de retourner au Laos où il fait son service militaire dans la coopération. Sylvie l’a revu depuis son retour et ce qui devait arriver est arrivé : il est tombé dans ses bras (exit le play-boy en pâte de guimauve). Quand ils arrivent il est déjà là. C’est un garçon charmant décidément, qui porte le joli prénom un peu désuet de Florian. Il est d’une drôlerie irrésistible et capte à lui seul toute l’attention. Sylvie est fière de sa nouvelle conquête. D’autant qu’elle l’a gagné sur sa sœur, la belle Annie, avec qui les rapports de ce Florian sont ambigus (était-il avec elle ou non ? ce n’est pas très clair).

             On va se promener en forêt. Florian est à tout propos moqueur, sarcastique, d’ailleurs il a une voix nasillarde qui convient parfaitement à son personnage, mais ses yeux clairs démentent cette méchanceté. Il y a en lui à la fois quelque chose de pervers et quelque chose d’enfantin qui déroute. En tous cas il éprouve un plaisir évident à se donner en spectacle, à multiplier les pirouettes verbales et les entrechats avec une grâce affectée et un peu efféminée. Pendant ce temps Christine traîne derrière les autres, prétextant la fatigue. Elle n’est visiblement pas à l’aise au milieu de ces gens qu’elle ne connaît pas. À un moment elle disparaît même totalement à leurs yeux et ne la voyant plus il se sent obligé de rebrousser chemin pour partir à sa recherche. Il la retrouve couchée sur le bord du sentier. Elle a eu un malaise, prétend-elle, et ne se sent pas très bien. Il la soutient pour l’aider à rattraper les autres. Florian ne l’a même pas regardée quand ils sont revenus à leur hauteur et se montre parfaitement indifférent à son égard. Quand il lui en demandera plus tard les raisons, il prétendra qu’elle n’avait rien du tout et qu’elle voulait simplement se rendre intéressante. Elle le fait marcher, c’est évident !… Oui sans doute, il faut bien le reconnaître : quoiqu’elle fasse cette pauvre fille ne parvient à communiquer aucune émotion, à n’attirer aucune sympathie, comme si sa froideur était communicative et amenait les autres à devenir froids à leur tour envers elle. Mais enfin ne peut-on convenir tout de même qu’elle a bien du mérite et que sa détresse est sincère. Florian n’en semble pas convaincu et tente de lui démontrer que cette fille n’est pas digne de lui. Il se faisait une autre idée de ses capacités de séduction après l’avoir vu, la première fois, se rouler sous un piano à queue dans les bras d’une blonde explosive. Du coup il revient de cette partie de campagne en se demandant au fond pour quelle raison il continue à voir cette malheureuse Christine dont la froideur et la tristesse sont si communicatives.

La raison essentielle est qu’il a peur de se retrouver seul. Plus jamais il ne veut connaître ça. Le fait d’avoir deux petites amies est une garantie malgré tout, comme on ne roule pas sans roue de secours. En attendant il aimerait bien en trouver une troisième. À Verriers peut-être…

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le roman d'un homme heureux" II