en croit les psychologues qui considèrent ce phénomène comme une forme particulièrement pernicieuse de masochisme car il condamne inéluctablement le malheureux qui en est atteint à une vie de souffrances, l’amour étant beaucoup plus répandu dans le monde qu’il n’y paraît en général.

Notre héros, donc, commença sa carrière, si l’on peut dire, de bonne heure en tuant sa mère à l’âge de cinq ans. Non qu’il commît un assassinat, bien sûr ! il n’était pas violent et de plus il l’aimait plus que tout au monde (car s’il ne supportait pas qu’on l’aime il était tout à fait apte à éprouver pour sa part ce sentiment) mais la pauvre femme, à force de trouver des crapauds dans son café, des araignées dans son lit et de subir toutes les facéties par lesquelles il tentait de se faire détester d’elle, finit par tomber dans une profonde dépression qui l’emporta. Pour lui ce fut un coup terrible car elle n’était pas morte de le haïr mais bien au contraire de trop l’aimer et cet amour lui collait à la peau comme un miel gluant dont il ne parvenait pas à se défaire, tant et si bien qu’on dut se résoudre à le remettre entre les mains d’un psychanalyste. Celui-ci parvint enfin à le sauver. En effet le spectacle de cet homme tentant de dissimuler, par intérêt professionnel, la profonde antipathie que lui inspirait son patient était des plus roboratif. S’en suivit une période faste durant laquelle il poursuivit des études où il eut à subir, comme tout le monde et pour son plus grand bonheur, la méchanceté de ses camarades et l’imbécillité de ses maîtres. Il parvint ainsi à mener une brillante scolarité. Mais il ne donna toute sa mesure que le jour où il entra à l’Université car là il comprit que la haine y était la commune mesure des relations entre les hommes. Il décida d’y faire sa carrière et connut la jalousie de ses collègues, la jungle des réseaux et des coteries dans laquelle il navigua avec délice. Le jour de sa soutenance de thèse fut un pur bonheur lorsqu’il vit tous ces visages alignés devant lui, s'efforçant chacun à tour de rôle de détailler avec gourmandise les petites erreurs qu’ils avaient pu commettre afin de lui rabattre son caquet au cas où il aurait voulu leur faire de l’ombre. Et lui en les regardant se disait qu’il était promis à un grand avenir. Et en effet cela ne manqua pas, il devint professeur de première classe et à son tour, honoré, célébré et toujours plus haï. Il monta tous les échelons. C’est alors qu’il décida de se marier.

Il lui fut facile de trouver une femme qui ne l’épouserait que pour son argent. Il choisit une jeune fille très belle, qui passait pour avoir un tempérament de feu. Comme il n’était pas lui-même très doué dans ce domaine il pensait la partie gagnée. Et ce fut un couple modèle en effet. Elle prit des amants. Il feignait d’en être jaloux et de les surprendre au meilleur moment, afin de provoquer une ces scènes admirables durant lesquelles elle lui crachait au visage toute la haine qu’elle éprouvait pour lui, lui reprochant de l’empêcher de vivre et de s’épanouir. Mais l’intérêt finissant toujours par l’emporter elle restait avec lui et la vie continuait.

Cependant tout bonheur est éphémère. Un jour, un jour de pluie, qu’il devait recevoir chez lui le doyen d’une des plus prestigieuses universités américaines qui lui avait laissé entendre qu’il serait honoré de l’avoir comme directeur de département, poste qui aurait constitué pour lui le sommet de sa carrière, et alors qu’il avait invité à dîner ce prestigieux collègue accompagné de sa très jeune et ravissante femme, afin de lui parler de sa candidature, l’impensable arriva. La soirée se déroulait sous les peilleurs auspices, il se mettait en frais auprès de la femme son collègue en lui débitant quelques plaisanteries galantes afin de la mettre en joie et celle-ci riait de toutes ses dents, qu’elle avait très blanches en se renversant en arrière afin de faire valoir la pureté marmoréenne de ses épaules, lorsque l’épouse de notre héros, qui depuis un moment ne disait plus rien, se leva, pâle et frémissante, et sans autre explication lança son verre à la tête de la jeune femme qui en fut toute inondée. La soirée évidemment fut brutalement interrompue ainsi que les ambitions de notre malheureux héros.

Après que les invités se furent enfuis, indignés et jurant que ça ne se passerait pas comme ça il demanda, totalement effondré, des explications à son épouse. N’était-il pas stupide de saboter ainsi une si belle carrière et tous les avantages qui auraient pu en découler pour elle-même ? Était-elle donc devenue folle ? C’est alors que l’horrible vérité apparut : elle avoua qu’elle avait agi tout simplement par jalousie. Elle l’aimait ! Cela lui était arrivé petit à petit, lui dit-elle, sans qu’elle s’en doutât. Son amour était né des raisons même pour lesquelles elle l’avait d’abord haï : sa dureté, son insensibilité, la façon dont il la traitait. Elle avait d’abord conçu pour lui de l’admiration puis une sorte de respect et enfin ce respect s’était transformé en amour. Et maintenant elle n’y pouvait plus rien. Elle lui avoua en pleurant que ses amants ne lui apportait plus aucun plaisir et que les fois, bien trop rares, où il consentait à l’honorer, elle était obligé de dissimuler l’état dans lequel il la mettait. Elle le suppliait de la considérer désormais comme sa véritable femme, elle se soumettrait à tous ses désirs, à tous ses caprices, elle serait sa chienne, elle serait…

Il n’en entendit pas plus, il avait fui sous la pluie. Il partit n’importe où, au fond d’une campagne où il ne donna aucune nouvelle de lui pendant des jours. On craignait qu’il ne se fût pendu ou jeté dans une rivière. Mais non, il avait décidé simplement de se retirer pour toujours et de vivre désormais en ermite. Il avait compris que par une sorte de transmutation chimique la haine se transformait toujours un jour ou l’autre en amour parce que l’un et l’autre sont constitués de la même étoffe et que la seule façon d’y échapper c’était la solitude.

Mais en a-t-on jamais fini avec l’amour ? Le bruit se répandit bientôt de cet homme qui avait renoncé à tout pour vivre dans cette retraite. On le prit pour un ascète, un saint. Les paysans du voisinage venait à sa porte lui présenter leur vache ou leur femme pour les faire bénir. On le croyait capable de guérisons miraculeuses. On venait prier sous ses fenêtres. Alors il fuit plus loin encore. Il marchait sur les chemins, ne dormant jamais deux fois au même endroit, mendiant son pain, tentant d’échapper comme il pouvait aux associations caritatives et aux restaurants du cœur. C’est ainsi qu’il se retrouva dans une montagne et s’installa dans une grotte.

Or un soir, il lui sembla percevoir une étrange lumière au fond de cette grotte. Il s’approcha et vit en effet une forme d’abord indistincte mais qui peu à peu prit l’apparence d’une femme au visage infiniment doux qui le regardait d’un regard songeur. Il comprit aussitôt de qui il s’agissait et s’approchant de la divine apparition tomba à deux genoux. Il était prêt cette fois à renoncer à sa folie et à lui faire offrande de sa souffrance, mais la divine apparition, accompagnant ses paroles d’un geste éloquent, lui dit avec un étrange sourire : « - Va te faire f… » Alors il comprit ce qu’il avait subodoré depuis toujours : Dieu n’aimait pas les hommes ! Et il mourut heureux.