Il y en a partout à la maison. Quand ils vont se promener le dimanche elle parvient même à en corriger dans la voiture !… Le seul moment où il la tient c’est quand ils sont au restaurant. Alors ils parlent de tout et de rien et ne manquent jamais de sujets de conversation. Mais elle n’aime pas aller au restaurant. Elle a toujours autre chose à faire. Comme elle milite à Amnesty International elle passe des heures à recopier des lettres qu’elle envoie ensuite à tous les dictateurs de la terre pour leur demander « très respectueusement » de bien vouloir libérer tel ou tel prisonnier. C’est la seule forme de lutte qu’elle conçoit, la politique lui semble un jeu puéril et il n’est pas loin de penser de même. Lui qui s’est exalté autrefois pour l’Algérie Française puis a épousé les idéaux gauchistes, il ne sait plus très bien où il en est. En arrivant à Verriers il s’était inscrit tout naturellement au syndicat national de l’enseignement supérieur et puis il y a eu la rupture de l’union de la gauche et comme le syndicat était aux mains des communistes il en a profité pour se retirer. Il y a beaucoup de communistes parmi ses collègues, c’est une spécialité locale en quelque sorte, des gens très sympathiques du reste et certainement animés des meilleures intentions du monde mais qui organisent sans rire des expositions sur la qualité de la vie en RDA ou la liberté à Cuba. Il a discuté une fois avec l’un d’eux, dont les convictions tiennent peut-être à une certaine ressemblance qu’il a avec Lénine. Il lui a fait l’éloge de l’Union Soviétique. À quoi notre héros a répondu : « - Un jour tu seras étonné de voir à quelle vitesse tout ton bel édifice s’écroulera. Ce sera comme un château de cartes : quand la première pierre sera tombée tout le reste suivra. » L’autre protestait, parlait de « bilan globalement positif ». « - Le communisme c’est l’avenir de l’humanité », disait-il… Quand la prédiction s’est réalisée quelques années plus tard, il se souvenait de leur conversation. « - Comment avais-tu fait pour avoir tout prévu ? – Et toi, pour n’avoir rien vu ? Il suffisait d’avoir des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. » Lui, il voit tout, il entend tout. Il voit que la politique chez la plupart de ses collègues n’est qu’un jeu de rôles où chacun prend la pose afin de se montrer dans une posture avantageuse et puis surtout pour jouir de ce plaisir jamais épuisé de cultiver sa bonne conscience en incarnant le bien dans un combat manichéen contre le mal incarné une fois pour toutes par quelque repoussoir qu’on larde à peu de frais de coups d’épingles. Marie, pour dérisoires que soient les lettres qu’elle envoie, veut participer concrètement à une action qui concerne le sort d’individus réels qui souffrent dans leur chair et il l’admire beaucoup de faire ce qu’elle fait et parfois l’aide dans sa tâche avec le remords de ne pas en faire davantage. Mais qu’y peut-il s’il est un homme heureux ? N’y aurait-il pas quelque chose d’obscène à jouer les belles âmes ? Bon prétexte, dira-t-on, pour ne rien faire. Oui sans doute, mais lui au moins ne se sera rendu complice d’aucun crime. Sa morale serait plutôt celle de la Bruyère : « Je me réfugie si je peux dans la médiocrité ». Sa règle : jouir sans remords de ce qu’il a, à condition de ne pas en tirer gloire et surtout ne jamais croire que ce qui vous a été donné par le hasard des choses puisse en quelque façon définir la valeur de votre être. C’est peut-être cela qu’il partage au plus profond avec Marie, cette croyance que personne ne vaut personne et qu’il n’est rien dont on puisse s’enorgueillir. La beauté de Marie, par exemple, elle plane au dessus d’elle comme un nimbe, elle ne lui appartient pas davantage que ne lui n’appartient, à lui, cette fameuse intelligence qui lui a permis de passer l’agrégation. En quoi vaudrait-elle davantage que la « bêtise » de son père qui l’a empêché d’avoir son bac ?

        Seulement, ce qu’il aimerait bien savoir, c’est comment les autres le voient. Il ne parvient pas à s’en faire une idée. Cette problématique de l’image a toujours été pour lui une source d’angoisse. Elle est certainement à l’origine de son attirance pour le théâtre. Quand il se regardait dans la glace autrefois, il se désespérait de n’être ni beau ni laid, de ne voir en lui aucun trait distinctif par lequel il aurait pu se singulariser, il lui semblait n’être positivement « personne », et il avait beau changer de coiffure, ou dès qu’il en eut l’âge, se laisser pousser une éphémère moustache ou un maigre collier de barbe, il ne ressemblait toujours à rien. Aujourd’hui il n’a plus ni barbe ni moustache, mais il a une fonction, considérée comme importante, il est sans cesse exposé au regard des autres, dans une activité finalement très proche du théâtre, et pourtant il ne sait toujours pas, non tant ce qu’il est, mais ce qu’il paraît. Alors il traque chez les autres un signe quelconque qui pourrait le mettre sur la voie, le moindre mot le blesse, le moindre compliment l’exalte, mais rien n’y fait, les signes se contredisent et il demeure dans l’ignorance, éperdument avide de plaire en même temps que profondément indifférent au fond à ce qu’on pense de lui, et sans se soucier de la contradiction.

         Il sent bien malgré tout que ses collègues ne parviennent pas à se faire une idée très précise de lui. Est-il un ambitieux ou un dilettante ? un fumiste qui se fiche de tout ? (ce dernier jugement serait plus exact s’il n’était, contrairement à ce qu’on pense de lui, un de ceux qui travaillent le plus, tout simplement parce qu’il s’ennuie et que quand il ne travaille pas il ne sait pas quoi faire). Ce qui lui fait horreur plus que tout, c’est l’esprit de sérieux. C’est cela que les autres sentent sans doute en lui et qui les met mal à l’aise : quelque chose qui émane confusément du moindre de ses gestes ou de ses mots. Il ne joue pas le jeu. Et le pire c’est qu’ils se sentent toujours à deux doigts de se laisser embarquer eux aussi à son contact, car il est un redoutable corrupteur d’âme. Cambremerre par exemple, chez qui l’apparente liberté des manières n’est qu’un faux-semblant qui cache une soumission totale aux valeurs établies, en vient parfois à se poser réellement des questions sur la validité de ses choix. Oh, rassurons-nous ! son âme ne sera pas durablement ébranlée et il finira professeur à la Sorbonne après de longues et humiliantes campagnes de candidature qui lui auront fait avalé beaucoup de couleuvres et subir beaucoup d’humiliations, mais tout de même, à un moment, il aura hésité, il aura éprouvé une réelle fascination pour ce troublions qui lui renvoie l’image de sa propre fausseté et de ses pauvres compromissions.

           Il vient aussi d’en arriver un autre à Verriers, un certain Armand, spécialiste de Claudel et catholique militant, dont l’épouse, professeur à l’École Normale Supérieure, fréquente les milieux intégristes, père de cinq enfants, mondain jusqu’à la caricature (sa façon affectée de parler lui donne parfois des allures efféminées). Cambremerre et lui sont devenus inséparables parce qu’ils partagent tous les deux la même ambition de se faire nommer à la Sorbonne et chacun espère pouvoir se servir de l’autre, mais en réalité ils se haïssent. Or ils s’accrochent tous les deux à ses basques comme deux amantes rivales ! c’est à qui pourra se dire qu’il est le préféré. Chaque semaine, ils vont régulièrement jouer ensemble au tennis en compagnie du vieux Dorimont qui vient de prendre sa retraite. Marie les a invités un jour à déjeuner et ils ont été éblouis par le bel appartement (avec cheminée de marbre et jardin privatif) et la qualité d’accueil de cette si séduisante maîtresse de maison aux dents éclatantes et aux beaux yeux verts. Ils se verraient bien maintenant revenir régulièrement se faire dorloter chez elle et font de multiples allusions en ce sens. Mais elle feindra de ne pas les comprendre. Elle non plus ne « marche » pas, elle n’est nullement impressionnée par leurs titres ou leur position. Elle ignore aussi totalement les mondanités qu’elle n’est consciente de l’effet qu’elle fait sur les hommes. Si elle a de la sympathie pour eux, c’est parce qu’ils ne sont ni plus ni moins à ses yeux que des camarades de classe de son mari. Et lui s’amuse de leur dépit et des efforts désespérés qu’ils font pour concilier l’inconciliable c’est-à-dire maintenir ce lien d’apparente intimité qu’ils entretiennent avec leur jeune collègue sans rien sacrifier de leurs véritables enjeux qui les portent ailleurs. Sa position en est ainsi rendue assez délicate parce qu’il sait bien que d’une certaine manière il leur sert de bouffon et qu’ils parviendront toujours à se reprendre au dernier moment et que rien dans leur irrésistible trajet ne sera modifié au bout du compte par son influence mais il en aura gagné la satisfaction d’être sans illusions et plus lucide qu’eux sur eux-mêmes.

             Armand l’a invité, un soir qu’il était seul à Paris, à venir dîner chez lui. À cette occasion il a fait la connaissance de sa femme. D’instinct elle l’a détesté (il s’en est aperçu à la manière dont elle s’est saisi de son bouquet quand il est arrivé). Après une soirée compassée où chacun cherchait en vain quoi dire (elle se demandait visiblement ce qui avait pris son mari d’inviter un pareil collègue), il a pris poliment congé et Armand a tenu à le raccompagner lui-même jusqu’à sa voiture. Et là, manifestement mal à l’aise, au lieu de le saluer comme il aurait dû le faire il lui a dit : « - Puis-je monter avec toi ? Je vais te faire visiter le quartier. » Il va me sauter dessus ! se disait notre héros quelque peu effrayé… Mais non, l’autre s’est contenté de lui montrer quelques façades remarquables, quelques rues pittoresques (il habitait une banlieue très chic) et puis ils sont revenus à leur point de départ et il est reparti, à contrecoeur, visiblement désireux de retarder le plus tard possible le moment de rentrer chez lui. Quelques mois plus tard nouvelle invitation. Cette fois, quand il est arrivé, l’épouse a déclaré qu’elle était souffrante et qu’elle n’avait pas eu le temps de préparer le repas, mais on pouvait aller à la pizzeria si on voulait. Décidemment il n’y comprenait rien. Au restaurant son collègue l’incitait à prendre ce qu’il y avait de plus cher comme pour se faire pardonner… L’invitation ne s’est pas renouvelée mais il a eu l’occasion de retourner une dernière fois chez lui lors d’une réception qu’il donnait, à laquelle assistaient le petit neveu d’Alain-Fournier ainsi que la petite fille de Paul Claudel et où, noyé dans la foule il n’a pas eu droit à la moindre attention de sa part, débordé qu’il était ce jour-là par ses obligations mondaines.

          Autant Armand que Cambremerre, en effet, avait coutume de donner régulièrement des réceptions chez eux, afin d’inviter des collègues haut placés et les mettre ainsi en demeure de les réinviter à leur tour et créer ainsi avec eux des liens qui pourraient leur servir et comme il leur était difficile à ces occasions de ne pas l’inviter sauf à faire apparaître qu’ils marquaient une différence entre les autres et lui, ce dont ils ne voulaient justement à aucun prix, notre héros se retrouvait chaque fois, dans une situation assez fausse qui, pour pénible qu’elle fût, ne laissait pas tout de même de lui paraître délicieuse.

Le salon était rempli de monde qu’il ne connaissait pas. Les rosettes fleurissaient aux boutonnières. Un larbin en veste blanche, loué pour la circonstance, circulait entre les groupes un plateau à la main. La jovialité affectée du maître de maison faisait contraste avec la réserve des invités qui, n’ignorant pas ce qu’on attendait d’eux, balançaient entre le désir de ne pas se laisser manipuler à si bon compte et celui de ne pas manquer aux règles de la courtoisie puisque, après tout, ils avaient accepté son invitation. Et puis peu à peu, l’alcool aidant, l’atmosphère se détendait. Et c’est là ce que le maître de maison en profitait pour avancer ses pions. On le voyait toutefois procéder avec la prudence d’un lynx, reculant dès qu’il se rendait compte qu’il était allé trop loin, qu’il avait eu le tutoiement trop précipité ou l’accolade trop familière et qu’il avait pensé pouvoir franchir une distance qui était encore trop grande et que les autres lui rappelait en prenant un air renfrogné. Et notre héros s’émerveillait de les voir tous autant qu’ils étaient si attachés à ce jeu de dupes auquel ils se livraient de la base au sommet avec un plaisir évident. Voilà pourtant des hommes intelligents, se disait-il, que l’on peut considérer comme l’élite intellectuelle de leur pays, qui consacrent leur vie à étudier de grands auteurs et passent d’innombrables heures dans des bibliothèques penchés sur leurs œuvres, et tout ce qu’ils en ont tiré c’est donc ceci : cette dérisoire mascarade qui les rend semblables aux plus ridicules des personnages qu’ils étudient par ailleurs. Tel, qui s’était rendu célèbre par ses ouvrages sur Marcel Proust, ressemblait au docteur Cottard, tel autre, grand spécialiste de Saint-Simon, à un petit marquis de la cour de Versailles. Ici éclatait à ses yeux ce que Pascal appelle le « divertissement », ce divertissement indispensable, selon lui, à tous les hommes. À tous les hommes ?… Oui au fond, se disait-il, en quoi suis-je différent ? Mes petites polissonneries valent bien leurs jeux, chacun se distrait comme il veut… Mais non ! corrigeait-il aussitôt. Le sexe est le lieu d’un émerveillement et d’un dégoût qui me prennent à bras le corps et c’eût été ne rien comprendre à ce que je ressens en ces moments-là que de parler de « divertissement », alors qu’eux visiblement s’ennuyaient. On les sentait constamment sur leur garde, paralysés par la peur de commettre un impair et profondément humiliés de se livrer à des plaisirs aussi futiles auxquels ils sacrifiaient tout simplement parce que, sortis de leur bibliothèque, ils n’avaient pas idée d’autre chose. Et tous ces grands personnages finalement lui inspiraient de la pitié.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le roman d'un homme heureux" (II)