dissimulée derrière leur morgue, c’était de se savoir dépourvus de la moindre parcelle du génie que possédaient les écrivains auxquels ils avaient choisi de consacrer leur vie, semblables en cela à ces prélats hantés par la distance qui les sépare de Dieu et qui compensent l’insupportable sentiment de leur vacuité par la pompe d’une église dont la gloire les protège. Comme eux il cultivait, non sans quelque coquetterie, le contraste existant entre la richesse de leur parure et le dénuement du dieu qu’ils vénéraient, s’agenouillant devant leur auteur comme un cardinal devant l’Enfant Jésus. Mais de quel droit grouillaient-ils ainsi sur son œuvre tels des poux vivant de son sang. Notre héros, lui, aurait voulu combler la distance qui l’en séparait en mimant sa passion de l’intérieur, en se prenant pour lui. Et n’y avait-il pas là finalement infiniment plus d’orgueil que ce qu’en pouvait avoir ses orgueilleux confrères ? Mais il était ainsi, cela lui était devenu insupportable, quand il assistait à une soutenance de thèse par exemple, de les voir tous là, alignés derrière leur chaire, si évidemment satisfaits d’eux-mêmes, jouissant de leur position, et asticotant un malheureux candidat en perdant complètement de vue que ce dont il s’agissait c’était un homme, un homme semblable à eux ou plutôt qui était resté fidèle, justement, à ce qu’ils avaient renié en eux-mêmes : Flaubert, ce vieux garçon aigri, maniaque, obsessionnel, qui écrivait pour se venger du monde, ou bien encore Musset, ce jeune débauché, paresseux et cynique, qui courait les bordels, ou bien encore Baudelaire ou Rimbaud, êtres excessifs, incontrôlables, et qu’ils auraient sans doute refusé de fréquenter s’ils les avaient rencontrés dans la vie. C’est pourquoi il avait été séduit par ce qu’on appelait alors la « critique d’identification » dont il s’était inspiré pour sa thèse, une critique qui rejetait tout travail d’érudition pour tenter seulement de retrouver dans l’œuvre le principe générateur qui en constituait l’unité. Et tout ceci bien sûr dans l’espoir insensé de se substituer à son auteur, c’est-à-dire de devenir lui-même auteur… c’est-à-dire de devenir Dieu !

 

           C’est à cette époque en effet que les mâchoires du piège ont commencé de se refermer sur lui. Il venait de finir sa thèse et se demandait avec angoisse ce qu’il allait bien pouvoir faire maintenant ? Il ne pouvait rester sans travailler, pour la bonne et simple raison qu’il y avait des heures à tirer chaque matin durant lesquelles il fallait bien s’occuper. Il s’ennuyait. C’était la première fois de sa vie qu’il n’avait plus d’examen à préparer, plus personne pour le juger, plus personne à qui rendre des comptes. Il pouvait écrire ce qu’il voulait, comme il voulait… mais quoi ? Un autre livre sur Flaubert, ou sur Balzac, ou sur Stendhal ? Absurde ! Cependant il n’avait jamais encore songé à écrire pour lui-même, mis à part quelques pages disparates où il avait tenté quelquefois de traduire une émotion ressentie, en Provence par exemple, lorsqu’il était avec Monique, ou bien encore pendant son service militaire quand il se promenait dans les rues de Landau. Mais l’expérience avait été chaque fois décevante car ce qu’il écrivait ne reflétait que de très loin ce qu’il avait ressenti, le style était maladroit, compassé, et puis surtout il éprouvait une extraordinaire difficulté à sortir des abstractions pour parler de choses concrètes. Le simple fait de désigner un objet par son nom lui paraissait impudique. Il fallait qu’il reste suffisamment dans le vague pour qu’on ne puisse pas deviner qui était l’auteur. C’était exactement comme lorsque, enfant, il dessinait des femmes nues sur les formulaires que son père rapportait de son bureau pour servir de papier brouillon, ces mêmes formulaires, dont il se servait encore aujourd’hui pour écrire ses textes, les enfouissant ensuite dans un tiroir pour ne plus en entendre parler, avec le même sentiment de honte que s’il avait commis un acte obscène. Écrire était à la fois ce qu’il désirait le plus et ce qui l’effrayait le plus. Mais à part ça, il n’avait rien à dire… D’ailleurs, à quoi bon avoir quelque chose à dire quand l’acte d’écrire est déjà en soi une chose assez grave pour ne pas avoir à se poser ce genre de question !… Cependant, malgré tout, comme il faut bien une histoire pour écrire un roman, lançons-nous, s’était-il dit, on verra bien plus tard… Et c’est ainsi qu’il s’est lancé.

           La première scène ne faisait que quelques pages : L’action se passait en province. Un couple âgé, d’allure respectable, entrait dans le bureau d’un juge d’instruction qui les avait convoqués dans le cadre d’une enquête sur la mort de leur fille, dont le corps avait été retrouvé quelques jours auparavant noyé dans un étang. On pensait qu’elle avait pu se suicider mais au cours de la scène les parents accusaient leur gendre de l’avoir assassinée. Cette affaire intéressait le juge à double titre, d’abord parce qu’il avait été frappé par la beauté de la victime telle qu’elle apparaissait sur les photos du dossier mais aussi parce qu’il avait cru reconnaître en la personne du mari un homme qu’il croisait quelquefois naguères, quand il venait d’être nommé dans cette ville et qu’il allait dîner chaque soir dans une brasserie du centre. L’homme devait être célibataire à l’époque et il tuait le temps comme il pouvait en allant prendre un verre et en bavardant avec le garçon. Le juge, célibataire lui aussi, avait pris l’habitude de se comparer à lui. Entre temps l’autre s’était donc marié avec cette femme dont il ne connaissait que la photo et qui était exactement celle qu’il aurait rêvé de rencontrer lui-même. Comment, dans quelles circonstances s’étaient-ils connus et pourquoi ce mariage avait-il abouti à ce tragique dénouement ? Telle était l’énigme qu’il avait à résoudre.

         On voit que les concordances étaient nombreuses entre ce début et la vie de notre héros qui s’incarnait ainsi en deux personnages distincts dont l’un contemplait l’autre en miroir. S’il avait choisi le genre policier c’est qu’il était fasciné par les romans de Simenon qui commençaient toujours de la même façon, par le surgissement inopiné d’une énigme, sous la forme d’un cadavre, au sein de la réalité la plus plate. Il s’agissait ensuite de découvrir la clé du mystère en remontant dans le passé des personnages. Seul le début l’intéressait, très exactement jusqu’au moment où un premier élément de l’enquête, un infime détail, commençait à lever le voile et à percer l’opacité des choses, le pur passage de la nuit au jour. Ensuite l’enquête ne l’intéressait plus. De proche en proche une chose en expliquait une autre et l’ensemble s’éclairait ; on s’orientait vers un dénouement quelconque mais peu lui importait au fond de connaître l’assassin. Dans les pages qu’il venait d’écrire, de même, il était largement aussi éloigné que son lecteur de savoir vers quoi on allait. Et c’était d’autant plus excitant que le roman commençait bien. Quand il relisait ces quelques pages il avait l’impression que ce n’était pas lui qui les avait écrites. D’entrée on s’installait dans un univers envoûtant. Une petite ville de province, une bourgeoisie momifiée… On avait envie d’en savoir plus… sauf que cette fois l’auteur c’était lui ! Il était au pied du mur !

         Peu importe au prix de quels efforts il parvint à finir son roman. On sait qu’il avait du temps et qu’il était du genre opiniâtre. Enfin bref, il y parvint. Quelques mois plus tard l’affaire était bouclée. En vérité la suite n’était peut-être pas à la hauteur du début mais enfin il l’avait fait, c’était le principal. Sans même se relire il mit alors le manuscrit dans une enveloppe et l’envoya aux éditions Grasset (pourquoi Grasset ? nul ne sait) en se disant que de toute façon, comme personne ne le connaissait, il n’encourait pas le risque d’être ridicule.

Et c’est là que le piège s’est refermé sur lui. Quelques semaines plus tard, il recevait une lettre de l’éditeur, qu’il s’empressa d’ouvrir, le cœur battant. La lettre disait textuellement : « Votre roman est tout proche de la note à partir de laquelle nous décidons de publier… » Cela dit la réponse était négative.

« … tout proche de la note à partir de laquelle nous décidons de publier… » ! Voilà qu’on lui refaisait le coup de l’agrégation ! La première fois qu’il s’était présenté il avait été le premier refusé, avec deux points de moins sur six cents par rapport au dernier reçu. Enfin fort heureusement l’année suivante il avait été admis. Donc, en toute bonne logique, son deuxième roman serait publié. Il se remit aussitôt au travail.

          Cette fois le sujet était plus complexe. Il s’agissait de son père, c’est-à-dire de la bêtise de son père. Le thème était introduit dès la première page.

 

« Vous savez, il y a des choses que tout le monde pense mais qu’on ne dit jamais. C’est comme une conspiration du silence. Iriez-vous dire par exemple à quelqu’un qu’il pue de la bouche ou à cette femme qui a une tache sur le visage que c’est là la cause de tous ses malheurs ? Non, bien sûr ! Elle le sait, elle ne pense même qu’à ça mais vous parlerez des difficultés de l’existence, de la faute aux circonstances, de n’importer quoi sauf de ça.

« Eh bien pour Martial c’était pareil. Oh ! bien sûr il ne sentait pas mauvais de la bouche et n’avait pas de tache sur le visage mais quand il était petit et qu’il se promenait avec sa mère et que les gens se penchaient sur lui en disant : « - Comme il est mignon cet enfant et comme il a l’air sage ! », lui savait bien ce qu’ils pensaient, il le savait depuis ce fameux jour où il avait surpris sa sœur qui parlait dans sa chambre avec une amie et que la phrase avait filtré sous la porte et qu’elle était venu le cueillir dans le couloir, surgissant devant lui comme quand on surprend son reflet dans une vitrine et qu’on croit d’abord qu’il s’agit d’un autre avant de se rendre compte que cet étranger qui vous regarde c’est vous. Eh bien cette phrase, lui non plus ne s’y était pas reconnu tout d’abord, et pourtant c’était lui, lui tel qu’il serait toujours désormais obligé de se voir, tel qu’il venait de se découvrir :

« - O Martial, tu sais, il est bien gentil mais il est bête !… »

 

           Là encore il avait fallu inventer la suite, une suite quelconque qu’il s’était empressé d’oublier. Puis il avait mis son manuscrit dans une grande enveloppe et l’avait envoyé à son éditeur. Quelques semaines plus tard la réponse arrivait, non pas celle qu’il attendait mais une réponse banale, stéréotypée : « Votre roman n’entre pas dans le cadre de nos collections… » Bref une fin de non recevoir. Pas même des encouragements.

         Il aurait pu en rester là mais il y avait dans cette conclusion quelque chose qui n’était pas logique. Alors, remettant son manuscrit dans une seconde enveloppe il l’avait envoyée cette fois aux éditions Gallimard… Quelques semaines plus tard, voici qu’il reçoit un coup de téléphone. Une voix féminine au bout du fil, qui s’assure d’abord de son identité : « - Vous êtes bien l’auteur de… », et puis : « Ne quittez pas, Monsieur Gallimard veut vous parler… » D’abord il a cru à une farce et puis non, une voix très courtoise qui veut savoir qui il est, quel âge il a, ce qu’il fait dans la vie (il a la nette impression que l’autre aurait préféré apprendre qu’il était plombier ou apprenti boucher.) Après lui avoir demandé si son manuscrit était toujours disponible (s’il l’était ! ) il le prie de bien vouloir le lui réserver en attendant que le comité de lecture prenne une décision à son sujet.

         Une nouvelle fois le piège vient de se refermer. Dieu le Père en personne n’a donc pas trouvé déraisonnable l’idée de l’admettre en son panthéon !… Quelques semaines plus tard il reçoit une lettre signée de ce même Robert Gallimard qui lui annonce que finalement on a renoncé à le publier. Il justifiait ce refus par des arguments que notre auteur – o combien ! - approuvait (- S’il le lui avait demandé, il l’aurait prévenu lui-même avant ! ). Mais qu’importe ! la lettre contenait une analyse suffisamment fine et détaillée de son roman pour montrer qu’il l’avait lu avec soin et il lui adressait des compliments qui l’incitaient encore une fois à considérer qu’il était bel et bien digne de se considérer comme un écrivain. Les portes du paradis s’était refermées certes mais après s’être entrouvertes. Il n’était pas donc exclu qu’elles se rouvrent à nouveau. Il ne restait plus qu’à se mettre au travail !

Le piège, cette fois, était en place : l’enfer ce n’est pas les autres, c’est l’espoir.

 

 

 

NB : Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique : « Le roman d’un homme heureux » « II »