Leurs titres ne lui disent plus rien. Il a tout oublié de ces histoires qui, chaque fois pourtant occupèrent entièrement son esprit l’espace de quelques semaines ou de quelques mois. L’écriture restera comme une branche morte de son existence, un destin inaccompli auquel il aura consacré le temps qu’il aurait dû donner à son métier, renonçant ainsi sans doute à une carrière plus brillante mais cependant ne regrettant rien, n’en éprouvant aucun remords car persistant à penser qu’il n’aurait eu aucune légitimité à parler devant ses étudiants des œuvres des autres s’il ne s’était pas lui-même confronté à cette expérience prométhéenne qu’est l’acte d’écrire. Et ceux-ci sans doute le sentaient bien ainsi car il n’y avait pas de milieu : ou il était adoré ou il était détesté – adoré sans doute par ceux qui considéraient comme lui que la littérature est le champ d’une expérience intime qui n’a pas d’autre finalité qu’elle-même et détesté par ceux pour qui elle était simplement le cadre dans lequel s’exercerait leur futur métier. Parmi ceux-ci en particulier il y avait tous ceux qui préparaient l’agrégation et que son dilettantisme exaspérait. Ils lui reprochaient de ne pas leur donner les clés qui leur auraient permis de défendre favorablement leur chance le jour des épreuves. En vain tentait-il de se justifier : « - Mais moi, leur disait-il, la seule chose que je peux vous apporter c’est ma vision personnelle de l’auteur, et c’est seulement dans la mesure où cette vision est originale que vous pourrez vous distinguer des autres puisque après tout il s’agit d’un concours. Pour le reste, vous n’avez qu’à lire les manuels, vous n’avez pas besoin de moi. » Et il leur parlait de sa propre expérience : À la Sorbonne, leur disait-il, ce n’est pas ceux qui travaillaient le plus qui étaient reçus, c’étaient ceux qui passaient leur temps au Mahieu ou à l’Escholier à parler de Flaubert et à tomber amoureux d’une camarade de cours parce qu’elle ressemblait à Madame Arnoux (cf. le Roman d’un homme heureux, I, 83). Évidemment il exagérait un peu, il oubliait les heures passées à la bibliothèque Sainte-Geneviève mais de toutes façons les autres n’avaient pas l’air convaincus. Et en plus ils avaient le complexe de la province ! Un jour une étudiante lui avait dit : «  - Ne vous étonnez pas si nous montons travailler à Paris. Avec les cours qu’on nous donne ici !… » Il avait reçu cela comme un gifle, se demandant si après tout elle n’avait pas raison. Cependant, cette année-là justement, il avait été sollicité pour intervenir à l’École Normale de la rue d’Ulm sur l’auteur au programme et en son for intérieur il jubilait en se disant que si son étudiante venait à Paris elle risquerait de retomber sur lui !

Si on lui avait fait cette proposition avantageuse c’est que, tout à fait par hasard,  il avait publié quelques années auparavant, dans la revue de son université, un long article sur Montherlant qui était passé à l’époque totalement inaperçu. Il tentait d’y montrer que le style néoclassique que l’auteur affectionnait et qui avait fait sa gloire n’étaient qu’un faux-semblant et que s’il avait été célébré de son vivant comme un nouveau Corneille, il était en réalité plus proche de Beckett ou de Ionesco. Cette thèse faisait écho en lui à un souvenir ancien, celui du jour où, nouvellement arrivé à Paris, il s’était précipité à la Comédie Française où l’on jouait la Reine Morte, pensant y trouver le modèle absolu d’une perfection qu’il lui faudrait atteindre s’il voulait faire carrière au théâtre. Or il avait connu à cette occasion une déception semblable à celle du narrateur de la Recherche du Temps Perdu allant voir jouer la Berma. Le décor en trompe-l’œil de Wakhévitch lui avait paru hideux, et bien qu’il se refusât à le reconnaître, Jean Yonnel, célébré en son temps comme un nouveau Mounet-Sully et qui plus tard fut enterré dans le costume du rôle, n’était pas parvenu à l’émouvoir. Sa voix ne lui avait pas paru si impressionnante que ça (il était souvent déçu, d’ailleurs, par les voix au théâtre, celle de Jean Marais dans la Machine Infernale, nasillarde et disgracieuse, celle de Jean Vilar au Palais des Papes, froide et à peine audible). Bref il avait gardé de cette soirée un mauvais souvenir. Et puis, pour tout dire, il n’avait rien compris à la pièce. Pourtant le consensus général qui s’était exprimé ce jour-là par d’innombrables rappels l’avait incité à faire tous ses efforts pour s’exalter avec les autres, mais rien à faire ! il y avait là-dedans quelque chose qui sentait le faux-nez et le carton-pâte. Des années plus tard, il avait relu la Reine Morte pour en avoir le cœur net et il avait découvert que cette pièce, à l’encontre de tout ce qu’on disait, n’était pas faite pour être jouée dans un grand théâtre mais aurait pris toute sa dimension dans une petite salle, à la Huchette ou aux Noctambules, interprétée par des acteurs « rive gauche » (ce que réalisera plus tard admirablement Jean-Luc Jeener avec le Maître de Santiago). Le théâtre de Montherlant procédait pleinement en effet de ce mouvement des années d’après-guerre qu’on avait appelé le « théâtre de l’absurde ». Son apparence néoclassique avait égaré le public de même que l’auteur cultivait complaisamment son personnage pour dissimuler ce qu’il était vraiment. C’était pourtant ce même homme à la nuque raide et au profil romain, posant devant des bustes antiques, qui allait « lever » les petits yaouleds du square Bresson au moment même – ironie de l’histoire ! – où notre héros y faisait ses premiers pas (vérité qui n’avait pas encore été révélée par la fameuse biographie qui fit scandale à l’époque où elle fut publiée mais qui n’avait pas encore paru quand son article était sorti). Cependant cette année-là Montherlant venait d’être mis au programme de l’agrégation et certains s’étaient avisés d’aller rechercher son article. On en avaient même tiré un sujet de dissertation pour les étudiants de la Sorbonne et c’est la raison pour laquelle notre héros venait d’être sollicité par la rue d’Ulm pour assurer le cours puis invité au colloque qui chaque année rassemblait les spécialistes de l’auteur concerné. L’amphi Liard était plein ce jour-là quand il prit la parole et il connut à cette occasion son heure de gloire, Gabriel Matzneff, ami intime de Montherlant, lui confia même que celui-ci était bien tel qu’il le décrivait : un original, un marginal, derrière le personnage public, un pauvre homme un peu fou qui se promenait toujours avec des bouts de ficelle dans ses poches. « - Comment avez-vous fait pour deviner cela ? » lui dit-il. Et notre héros de répondre modestement : « - Il suffisait d’avoir des yeux pour lire… »

Cette gloire éphémère cependant passa aussi vite qu’elle était advenue mais elle lui permit de prendre sa revanche sur la remarque désobligeante de son étudiante et le conforta dans la validité de sa démarche qui consistait à traquer la vérité d’un écrivain en dehors de tout travail d’érudition, par une sorte d’identification à son univers intérieur. Une fois de plus il avait gagné la bataille dans cette guerre qu’il menait contre ce qu’il appelait « l’esprit de sérieux ».

Mais cette guerre n’était peut-être que l’alibi qu’il avait trouvé pour se justifier du complexe qu’il continuait à éprouver envers et contre tout à l’égard de ses collègues et il persistait à se demander s’il n’était pas purement et simplement un usurpateur. La publication de sa thèse, en effet, s’était faite avec beaucoup de retard : Après sa soutenance, son directeur de recherche l’avait dirigé vers son propre éditeur, José Corti, qu’il était donc allé voir de sa part. Celui-ci régnait dans sa boutique de la rue de Médicis, derrière une minuscule table surchargée de livres, personnage balzacien à l’abondante chevelure blanche qui l’avait reçu très aimablement, le priant de s’asseoir sur la petite chaise qui se trouvait en face de lui, l’entretenant de sujets divers, totalement étranger à l’objet de sa visite, et prenant seulement tout à la fin le manuscrit qu’il lui avait apporté pour le mettre dans son tiroir sans même le regarder. Après avoir laissé passer un délai qui lui paraissait convenable et sans nouvelles de sa part notre héros était donc revenu le voir et l’avait retrouvé à la même place, toujours assis derrière sa petite table. L’autre l’avait de nouveau prié de prendre place en face de lui et l’avait de nouveau très aimablement reçu et de nouveau entretenu des sujets les plus divers mais sans faire la moindre allusion à l’objet de sa visite et sans qu’il n’ose mettre lui-même le sujet sur le tapis, si bien que, quand il était reparti, il n’était pas mieux renseigné sur ses intentions. Nouveau délai, nouvelle visite… et nouvelle scène identique à la précédente. Il semblait que José Corti trouvât dans ses visites l’occasion de bavarder un moment comme il l’aurait fait avec n’importe qui, histoire de s’offrir une petite pause. On pouvait même se demander s’il avait la moindre idée de ce que son visiteur lui voulait. Et quand celui-ci repartait – sans avoir osé encore une fois aborder le sujet, il le saluait, toujours aussi aimablement. La situation devenait carrément ridicule et il avait fallu attendre une année pleine - jusqu’à la quatrième ou cinquième visite – pour que notre héros osât enfin lui demander ce qu’il en était de ses intentions. L’autre lui avait alors répondu qu’il ne manquerait pas de lui en faire part le moment venu mais qu’il n’avait pas encore eu le temps de le lire, ce à quoi il avait répliqué que dans ces conditions il préférait s’adresser ailleurs. José Corti avait aussitôt ressorti le manuscrit de son tiroir comme s’il l’y avait placé la veille et le lui avait tendu sans faire de commentaire. Notre héros était reparti, quelque peu dépité mais soulagé d’être enfin sorti de cette situation embarrassante et il était allé s’adresser aux éditions Armand-Colin dont quelques semaines plus tard il avait reçu une réponse l’invitant à se présenter. Il avait été introduit dans le somptueux bureau du directeur littéraire qui lui avait fait signer séance tenante son contrat et au bout de quelques mois le livre paraissait.

L’été suivant, justement, un colloque était organisé à Cerisy qui portait sur « la production du sens chez Flaubert ». C’est donc armé de ce tout nouvel opus qu’il s’y inscrivit, persuadé qu’il allait y être accueilli comme il se devait parmi les spécialistes. La suite devait lui montrer que non.

 

NB : Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique : « Le roman d’un homme heureux » « II »