fréquentent ce lieu est aussi puérile que de croire qu’il suffit d’être invité à Buckingham Palace pour devenir un familier de la Reine. Cerisy est un charmant petit château dans la campagne normande où sont organisés chaque été des colloques sur les sujets les plus divers auxquels participent chaque fois d’éminents spécialistes. Mais tout le monde peut y assister, il suffit de s’inscrire. On est logé dans le château ou dans l’une de ses annexes. Les repas ont lieu autour de grandes tables communes, les séances se font dans la bibliothèque et le soir on se retrouve au salon. Parfois quelqu’un se met parfois au piano, on bavarde, on boit de petits verres de calvados offerts par la maîtresse de maison dans une atmosphère de détente et de convivialité délicieuse. Partout sur les murs, dans l’escalier, dans le hall, des photos vous rappellent la prestigieuse histoire du lieu. On y voit Gide et Martin du Gard devisant sur le perron du château, Perec, Foucault, Sollers ou Kristeva se promenant dans le parc. C’est là aussi qu’a été prise la fameuse photo où se trouvent réunis, pour la seule et unique fois, tous ceux qui devaient constituer l’école du Nouveau Roman (Robbe-Grillet, Claude Simon, Duras, Sarraute, Butor, auxquels s’était joint ce jour-là, un peu par hasard, Samuel Beckett). Rien que du lourd, comme on voit !…

Dix jours suffisent amplement dans cette atmosphère de vacances pour nouer des liens et notre héros, qui se savait doué en ce domaine – il en avait fait maintes fois l’expérience lors de ses fameux voyages de groupe – pensait parvenir ici aux mêmes résultats. Très vite cependant il lui fallut déchanter. Force lui fut de reconnaître que cette fois il faisait chou blanc.

C’est qu’à Cerisy, justement, l’esprit de sérieux régnait en maître. Les grands spécialistes qui participent à ces colloques (philosophes, prix Nobel, académiciens de tout poils) constituent une caste qui ne se confond qu’en apparence avec les simples mortels qui gravitent autour d’eux (et souvent ne sont venus là que dans l’espoir de les approcher). Ils ne se mélangent pas plus au vulgaire que l’huile ne se mélange à l’eau et dès les premiers jours notre héros s’aperçut que personne ne s’intéressait à lui ni à ce qu’il avait écrit, ni même n’en avait la moindre connaissance. Il rongeait son frein, désespérant de trouver jamais l’occasion de se faire remarquer malgré toutes les tentatives qu’il pouvait faire durant les moments de détente pour user de cette fausse cordialité dont il avait vu son collègue Cambremerre faire si bon usage pour son compte. Rien n’y faisait. Quand il s’approchait de l’un des membres de la caste pour risquer une remarque sur la douceur du temps ou la qualité des repas, ou encore faire quelque plaisanterie innocente à propos de tel ou tel incident survenu dans la journée, le regard de la personne ainsi sollicitée le traversait comme s’il avait appartenu à une espèce inapte à impressionner sa rétine. L’une d’elles avait même reculé d’un air effrayé quand il avait voulu lui adresser la parole.

Alors, le quatrième ou cinquième jour, décidant que ça ne pouvait plus durer, il se mit au défi d’intervenir dans l’une des discussions qui suivaient les conférences. Peu importe quel serait le sujet, ce qu’il fallait c’est qu’il signale sa présence coûte que coûte.

Lorsqu’on désire intervenir dans un débat, à Cerisy, on doit d’abord inscrire son nom sur un petit papier que l’on fait ensuite passer au président de séance qui vous donne la parole au moment qu’il juge opportun. Quand notre héros entendit le sien il sentit son cœur bondir. Le moment était donc venu ! C’était exactement comme lorsqu’il entrait en scène. Il ne pouvait plus reculer… Mais on sait que la peur, dans ce genre de circonstances, loin de le paralyser, contribue au contraire à le galvaniser. Et comme il avait toute confiance en sa facilité de parole il se lança dans un discours totalement improvisé (les idées lui venant comme d’habitude au fur et à mesure) développant une thèse tout à fait intéressante selon laquelle il y avait une opposition chez Flaubert entre deux catégories de romans, qui engageaient selon lui deux visions du monde fondamentalement différentes : les romans dont l’histoire se terminait par la mort du héros, comme Madame Bovary, et ceux quise poursuivaient en pointillé après la dernière page comme Salammbô… C’est alors qu’une voix fuse au fond de la salle (c’était celle de Mme Raymonde Debray-Genette, auteur de Travail de Flaubert, Flaubert à l’œuvre, La correspondance de Flaubert) une voix implacable comme la justice : « - Ainsi mourut la fille d’Hamilcar… ». Alors d’un seul coup il comprend. Catastrophe ! Il s’agit des derniers mots du roman ! Salammbô meurt, il l’avait oublié ! Non seulement sa démonstration se cassait la figure mais encore il venait de faire montre d’une ignorance proprement inqualifiable en ce lieu. Voici qu’il se sent comme un voleur à la tire qu’on aurait pris la main dans le sac, un joueur de bonneteau dont les cartes auraient glissé de sa manche. Son imposture est démasquée.  Il en est tout estourbi. Mais que peut-il faire sinon en rire avec les autres ? Et il rit. Mais ses joues sont en feu. Cette bévue le condamnera au silence pendant plusieurs jours…

Cependant, il s’aperçut que, curieusement, il avait accédé, grâce à cet incident, à une sorte de notoriété. On le reconnaissait désormais. On daignait même lui adresser la parole, tant et si bien qu’il finit par oser intervenir de nouveau quelques jours plus tard et cette fois pour défendre une idée qui lui tenait à cœur, à savoir que la technique du récit chez Flaubert préfigurait d’une certaine façon l’écriture cinématographique - idée qu’il avait déjà développée dans sa thèse, dont il s’aperçut alors avec stupéfaction que certains l’avaient lue et en connaissaient le contenu. Les uns l’attaquaient prétendant que sa comparaison était indéfendable, d’autres l’approuvaient, il s’en suivit une polémique. Bref il était entré dans le cercle magique des spécialistes. Il faisait partie de la caste. Et le dernier jour -  suprême honneur ! - l’organisatrice du colloque lui demanda de présider la séance.

Sans surestimer l’importance de cette victoire, disons qu’il était parvenu à se situer dans une position intermédiaire entre la caste supérieure et celle des intouchables, ce qui, sans qu’il puisse prétendre être assimilé à la première, lui permettait cependant de ne plus être confondu avec la seconde et par voie de conséquences le fit passer justement aux yeux de la seconde comme appartenant à la première - position on ne peut plus inconfortable et tout à fait semblable à celle qui devait être la sienne tout au long de son existence. 

Pour ceux qui étaient venus ici dans le seul but de se frotter à l’élite, en effet, il était l’occasion idéale d’une première conquête, une étape intermédiaire en quelque sorte, dont ils espéraient qu’elle les mènerait ensuite à d’autres victoires. C’est ainsi qu’il subit durant tout son séjour les assauts d’une petite dame frisottée, professeur de lycée, d’un âge hélas respectable, qui tenait absolument à lui exprimer toute l’admiration qu’elle avait pour lui. Elle avait lu sa thèse, disait-elle, d’un bout à l’autre et l’avait beaucoup aimée. Les compliments de cette admiratrice lui étaient insupportables. Il tentait de la convaincre qu’ils étaient parfaitement injustifiés mais elle prenait sa modestie pour de la coquetterie ou pour une forme d’humilité qui la renforçait encore dans l’admiration qu’elle éprouvait pour lui. Et il finissait par se mettre en colère en tentant de lui prouver qu’elle avait tort et qu’il était mieux placé qu’elle, tout de même, pour savoir qu’il n’était qu’un amateur et qu’on ne pouvait considérer son travail comme un travail sérieux, mais elle ne voulait pas en démordre.

L’ambiguïté de son positionnement social se marquait en particulier au moment des repas. Car les tables bien sûr, pour communes qu’elles fussent, étaient loin d’être égalitaires. Il y avait entre elles une subtile hiérarchie depuis celles du fond qui étaient tacitement réservées à l’élite jusqu’à celles qui se trouvaient le plus près de l’entrée. Tout le monde respectait cette règle à laquelle cependant on pouvait espérer échapper grâce aux moments précédant le repas car alors le jeu des conversations particulières qui s’engageaient sur le perron, en attendant la cloche, provoquait un système d’arrimage semblable à celui des wagons, chacun tentant, au moment d’entrer, de s’accrocher à un wagon de catégorie supérieure tout en traînant en général derrière lui un wagon de catégorie inférieure. C’est ainsi qu’invité un matin à s’asseoir à la table des maîtres grâce à quelques mots qu’il avait pu échanger avec un académicien qui s’était montré particulièrement bienveillant à son égard, il avait dû traîner derrière lui la petite dame frisottée toute affolée de l’honneur qui lui était fait de se retrouver au sein d’un tel aréopage.

Il avait également noué, et sans doute pour les mêmes raisons, des relations de camaraderie avec un curieux homme qui appartenait lui aussi à la caste des intouchables mais qui, à force d’efforts, était parvenu à se donner parfaitement l’air d’appartenir à l’autre. L’illusion était aussi parfaite que chez certains insectes le camouflage qui les amène à prendre l’apparence des feuilles mortes ou des brindilles de bois avec lesquelles ils espèrent se confondre. Il avait un grand front dégarni, orné d’une couronne de cheveux gris dont certaines mèches retombaient en désordre sur son col, à la manière de Sainte-Beuve ou de Renan, son nez aquilin soutenait de petites lunettes derrière lesquelles perçait un regard profond et sa conversation participait pleinement à cet art du travestissement, nourrie qu’elle était de références à tous les livres qu’il avait lus. Il connaissait tout ce qu’avaient écrit les grands spécialistes qui étaient là. Il devait passer des journées entières dans les bibliothèques. Plus savant que les plus savants !… à la seule différence que lui-même n’avait jamais rien produit. Il enseignait le français dans un collège de banlieue et n’était venu ici que pour se rapprocher de ceux dont il aurait tant aimé faire partie et se donner quelques temps l’illusion qu’il était des leurs. Et lui aussi, faute de mieux, avait choisi notre héros pour atteindre son but. Cependant l’humiliation permanente dans laquelle il vivait l’avait entraîné à une vision radicalement noire de l’existence et il ne se plaisait qu’à des remarques amères sur la vanité de tous ces gens. Le soir, quand on se réunissait au salon, il restait dans son coin, buvant force calva et considérant la société qui l’entourait avec un rictus qui en disait long sur ses sentiments. Cependant il était là, parmi eux, et cela lui suffisait. L’été suivant il reviendrait, comme d’autres vont passer leurs vacances au bord de la mer, pour respirer l’air qui leur est indispensable à vivre. Et ce serait ainsi jusqu’au terme de sa pauvre existence.

Le jour le plus marquant de ce colloque fut celui où intervint un tenant de la Nouvelle Critique, alors à la pointe de la mode, qui s’était rendu célèbre en révélant à Robbe-Grillet, de l’aveu même de celui-ci, le sens profond de ce qu’il écrivait. Il était devenu depuis lors le théoricien patenté du Nouveau Roman, gardien du temple et garant de son orthodoxie et il devait cette fois développer une analyse de la fameuse description de la casquette de Charles Bovary afin de montrer que Flaubert avait inauguré au dix-neuvième siècle une nouvelle conception du récit qui s’opposait radicalement au modèle du balzacien. Sa présence dans ce colloque représentait un événement suffisamment important pour qu’une grande chaîne de télévision ait déplacé une équipe afin d’en faire un reportage pour le journal de vingt heures (car à cette époque la littérature avait encore sa place dans l’actualité).

Longtemps avant son intervention les caméras étaient déjà en place et les techniciens faisaient les essais nécessaires. La lumière crue des projecteurs écrasait les ors de la vieille bibliothèque et il y régnait une atmosphère d’excitation largement partagée tant par les intouchables que par les membres de la caste supérieure car tous se retrouvaient égaux face à cette force supérieure que représente le pouvoir médiatique. Ce jeune critique avait le don d’attirer la lumière et il procédait donc d’une essence supérieure devant laquelle les uns et les autres ne pouvaient que s’incliner.

Il arriva au dernier moment. Son allure signifiait d’une manière ostentatoire qu’il appartenait à une espèce à part : portant bouc et favoris ainsi que de grosses lunettes fumées comme tous ceux qui, trop souvent exposés au feu des projecteurs, sont dans l’obligation de s’en protéger, il considérait d’évidence que son statut ne pouvait lui permettre de montrer la moindre trace de frivolité, lui interdisant même l’esquisse d’un sourire sinon ce sourire froid que l’on condescend à dessiner sur ses lèvres comme une concession aux règles de la politesse, sans que le reste de son visage ne bouge. Après son entrée et pendant qu’il attendait le moment d’intervenir en bavardant avec les quelques privilégiés autorisés à l’approcher, le silence s’était fait dans la salle et chacun s’occupait à l’observer.

Et puis la conférence commença. Elle répondait aux deux conditions indispensables à ce genre d’événement : d’une part le sérieux du ton, qui se manifestait en l’occurrence par une sorte de colère contenue, comme si l’orateur avait eu un compte personnel à régler avec Flaubert, et d’autre part l’hermétisme du propos. Cela donnait le spectacle étrange d’un homme enfermé dans une sorte d’indignation rentrée dont on ne saisissait pas la cause et qui tenait des propos abscons et furibonds… à propos d’une casquette. On se surveillait les uns les autres, chacun guettant chez son voisin un signe quelconque et ne sachant très bien quelle attitude prendre, un peu honteux comme lorsqu’on assiste à la célébration d’un mystère dont on ignore la clé, tandis que les techniciens de la télévision, pliés en deux derrière leur caméra, n’en pouvaient plus de retenir leur rire en se disant que leur patron avait dû les envoyer en reportage dans une secte à moins que ce ne fût une assemblée de fous.