« l’infâme», par quoi s’exprime, selon lui, cette prétention à incarner la vérité à seule fin d’écraser les autres. Mais ce concept, si cher à notre héros, n’est-il pas directement lié chez lui au sentiment d’exclusion qui semble dominer sa vie ? Ce qu’il appelle « l’esprit de sérieux » n’est-il pas tout simplement ce qui lui apparaît gouverner les sphères dans lesquelles il ne se sent pas admis ? S’il le rejette avec tant de véhémence, son rejet, sans doute sincère, n’en reste pas moins ambigu. Est-il celui qui rejette ou celui qui est rejeté ?… Ce soupçon ronge sa conscience et il n’est pas certain d’être tout à fait honnête envers lui-même quand il refuse de se laisser enfermer dans le cadre d’une société régie par des lois qu’il assimile à la loi paternelle. À cheval entre le dedans et le dehors, ni très sûr ne pas désirer y pénétrer ni vraiment malheureux de ne pas y parvenir, il pense affirmer sa liberté en refusant le processus d’aliénation que constitue cette absurde soumission à une comédie mondaine dont il constate les ravages chez ses collègues. Et c’est dans ce contexte qu’il faut comprendre ce que l’acte sexuel représente pour lui : un acte symbolique par lequel, transgressant le tabou de la pudeur, archétype de tous les codes sociaux, il pense rejoindre l’autre en son plus simple appareil !… Mais de qui se moque-t-on ? L’acte sexuel n’apparaît-il pas au contraire, en ce qui le concerne, comme l’aboutissement de toute une série d’arabesques compliquées où se jouent, dans une gesticulation narcissique, des relations de pouvoir et d’emprise auprès desquelles les plans de carrière de ses collègues ne sont qu’aimables plaisanteries ? Il n’en demeure pas moins qu’il représente pour lui le fantasme d’une relation brute, d’un corps à corps dépourvu de toute symbolisation, d’une relation en deçà du langage où ne parlerait que les tripes. Et c’est peut-être là finalement ce qui le fascine en la matière : le contraste qui existe entre les moyens et la fin. Tout ça pour ça ! a-t-il envie de dire. N’est-ce pas comique ? Et la femme qu’en pense-t--elle ? elle se tait. Elle semble se dire elle aussi : voilà donc où tu voulais en venir ! Mais elle se résigne et c’est bien là le pire. Elle connaît la musique, elle prend la position (cette position si grotesque à laquelle il n’a jamais pu s’habituer). Après ça tout recommencera, tout sera à refaire, avec elle ou avec une autre. On appelle ça l’amour.

Avec Marie, il ne le fait pas très souvent l’amour, une ou deux fois par semaine tout au plus et encore par habitude - mais c’est justement parce qu’il l’aime et qu’il trouverait irrespectueux d’en demander davantage. Et quand elle s’en plaint il ne comprend pas. Heureusement elle ne s’en plaint guère, d’abord parce que ce n’est pas son genre et puis parce que pour elle non plus ces choses-là n’ont guère d’importance. Ce qui est important c’est la certitude qui est née en eux dès l’instant qu’ils se sont rencontrés d’être différents des autres, un couple à qui « rien ne peut arriver » parce que ce qui les unit tient à leur essence même. Et ils se baignent avec délectation dans cette certitude en se gaussant des exemples qui les entourent. Ils voient avec jubilation les autres couples exploser autour d’eux comme obus à Gravelotte. Cathos et Pascal, Sylvie et Florian… Pascal, après quelques mois de désarroi, s’est trouvé une autre compagne, une petite coiffeuse, ni très jolie ni très jeune, mais qui l’a pris en main. Quant à Cathos, elle vit le parfait amour avec son sculpteur sur bois qui passe ses jours et ses nuits à pousser le ciseau dans des haricots qui ressemblent à des sexes de femme. Pour Florian, les choses ne se sont pas déroulées exactement comme il le prévoyait. Quand Sylvie a découvert sa liaison avec Michèle elle s’est littéralement effondrée : trahie par l’homme qu’elle aime et avec sa meilleure amie, qui plus est !… elle s’est sentie bafouée, humiliée. Elle a fait aussitôt changer la serrure de son appartement pour que Florian ne puisse plus réintégrer le domicile conjugal et il a été obligé de se louer à la hâte un studio près de la République. Il a de nouveau sa tête des mauvais jours, celle qu’il avait en revenant d’Indochine, pâle, émaciée : un masque de carton-pâte. Sylvie refuse de comprendre. Elle écrit à tout le monde des lettres interminables où elle tente de convaincre la terre entière qu’il est fou, que c’est un pervers dangereux, et elle s’engage dans une guerre sans merci contre lui à coups de chicaneries sur les pensions alimentaires et les droits de visite, guerre à laquelle il s’adonne de son côté complaisamment avec une hargne procédurière qu’on ne lui soupçonnait pas et qui ne le lâchera plus jamais jusqu’à la majorité de leur enfant qu’ils se disputent sans égard pour lui.

Et eux pendant ce temps, les amoureux de Verriers, ils exultent en contemplant cela. Ah ! ce n’est pas à nous qu’il arriverait des choses pareilles ! À eux il ne peut rien arriver. La confiance qu’ils ont l’un dans l’autre est absolue. Ils éprouvent le même mépris pour ces sordides chicaneries propres à des esprits peu éclairés. Ils sont tellement heureux dans leur grand appartement ! (la couleur des rideaux, on a fini par s’y habituer ! ). Le dimanche ils vont voir la mère et la grand-mère qui habitent la même maison dans une rue basse de la vieille ville, l’une au premier étage, l’autre au second (« Mamie d’en haut » et « Mamie d’en bas », comme ils disent) et pendant qu’ils sont chez l’une, l’autre guette les bruits à travers le plancher. Et ils repartent les bras chargés des confitures que Mamie d’en haut a faites avec les cerises que Mamie d’en bas est allé cueillir dans le jardin. Aux vacances ils vont sur la côte atlantique. Ils se promènent sur cette même plage où il s’est promené naguères avec Laurence. Mais Laurence n’est plus qu’un souvenir. Le soir ils sortent dans l’une des boites qui se trouvent sur le bord de mer et il se dit qu’il n’est plus seul comme là-bas, autrefois, quand il écumait les dancing de la Madrague et d’Aïn Taya avec Chichou et Belmont, il est accompagné d’une femme que tout le monde s’accorde à trouver belle. Elle en jette, comme on dit. Les hommes la guignent du coin de l’œil. Quelquefois il en est même un peu gêné parce qu’ils ont l’air étonnés de la voir avec un type comme lui. On sent qu’ils se posent des questions, ils doivent se dire qu’il ne fait pas le poids. Ah ! pour ça non ! il est bien d’accord avec eux, il ne fait pas le poids. Ça sent l’imposture à plein nez. Et pourtant que voulez-vous, c’est incroyable mais je vous jure que c’est vrai : elle l’aime !… Cependant il lui arrive quelquefois de sentir flotter au dessus de lui quelque chose qui ressemble vaguement, comme dirait Baudelaire, au vent de l’aile de l’ennui. L’hiver ça va encore, mais pendant les vacances, ces interminables vacances !… Elle n’adore qu’une chose, elle, se faire bronzer sur la plage. Le reste du temps elle est incapable de tenir en place : toujours du linge à laver ou de la vaisselle à faire. Tout en se plaignant évidemment qu’il ne l’aide pas assez. Quand Michel vient les rejoindre - car c’est une bénédiction Michel, le brave, le fidèle Michel ! - alors ils peuvent s’adonner à ces interminables discussions qu’ils adorent tous les deux, sur la politique, sur la société, sur l’avenir de l’humanité, sur n’importe quel sujet, pendant qu’elle s’active à la cuisine ou dans la salle de bain. Il est toujours aussi passionné, aussi enthousiaste, aussi charmant et l’amour qu’ils éprouvent tous les deux pour Marie cimente leur amitié. Des deux bien sûr l’un l’a emporté sur l’autre. Mais en est-il vraiment le gagnant pour autant ? À la fin des vacances Michel doit partir à Rio où il dirigera une Alliance Française. À lui les petites brésiliennes ! À Verriers la vie sera moins excitante. Bien sûr il a des étudiantes lui aussi, comme cette jeune allemande en minijupe dont l’arrivée la saison précédente l’avait mis sens dessus dessous mais la malheureuse ne s’en est même pas douté. Au fil de l’année Angela est devenue l’amie du couple. Elle est charmante et simple malgré ses allures de mannequin et elle s’est trouvé un compagnon en la personne d’un étudiant français tout à fait insignifiant. S’il avait été libre c’est lui, d’évidence, qu’elle aurait choisi. Car c’est la conséquence paradoxale de sa situation : du fait qu’il possède une femme comme la sienne il a l’impression qu’il pourrait les avoir toutes, mais il se trouve en même temps dans l’incapacité d’en profiter.

 

Au printemps ils ont décidé d’avoir un enfant. Ça n’a pas été une décision à proprement parler, plutôt quelque chose qui s’est trouvé à un moment comme allant de soi. Après un essai manqué l’enfant s’est signalé le mois suivant sous la forme d’un petit cercle rouge au fond d’un tube à essai. Et voilà, c’était fait !… Impression vertigineuse d’avoir accompli l’irrémédiable. Cet été-là justement il devait aller au Festival d’Avignon et il a décidé de n’y passer qu’une semaine – il faut bien faire des concessions ! - pendant qu’elle restera à la maison. Mais une fois là-bas il lui téléphone qu’il lui faut absolument demeurer une semaine de plus. La vérité c’est qu’il vient de rencontrer une blonde qui sans être vraiment jolie lui paraît attrayante et il lui a proposé de l’emmener se promener dans le Lubéron. Le soir ils doivent aller dîner dans une auberge et puis… Le jour où il a rendez-vous avec elle il aperçoit justement sur la place de l’Horloge une connaissance de Verriers, un ami d’enfance de Marie. Celui-ci s’avance vers lui, tout sourire. Il est accompagné d’une femme qui lui paraît magnifique, avec sa lourde chevelure brune et ses lunettes de soleil, et il se dit : Mazette ! quel chance il a, ce garçon !… Mais tout à coup il réalise. Cette femme… c’est la sienne ! Aussi incroyable que cela puisse paraître il ne l’avait pas reconnue. Que fait-elle là ? Son ami lui explique qu’il était allé la voir chez elle et qu’il l’a trouvée si déprimée qu’il lui a proposé de l’emmener à Avignon pour rejoindre son mari.

Pour une surprise c’est une surprise ! Elle est enceinte de six mois, c’est sans doute ce qui la rend plus belle encore, plus douce, plus épanouie, et il est réellement heureux de la voir… Seulement il y a l’autre, la blonde, et l’idée de rater une occasion lui est insupportable. Mais après tout n’ont-ils pas toujours eu pour règle de s’accorder mutuellement la plus grande liberté ? Alors il lui explique qu’il ne s’attendait pas à sa venue et qu’il a une obligation pour ce soir mais qu’il sera tout à elle dès le lendemain.

 

La promenade dans le Lubéron n’a pas été une réussite. La blonde, qui entre temps avait eu vent de l’épouse, n’entendait plus du tout les choses de la même manière. Tout juste parvint-il à lui arracher un baiser aussi sec qu’un fruit sans jus. D’ailleurs elle n’était pas vraiment jolie. Bref il était assez pressé de rentrer.

À son retour il est heureux de revoir Marie et de lui faire la bonne surprise de revenir plus tôt que prévu. Cependant quand il s’approche d’elle elle le rejette violemment et éclate en sanglots. Mais grand Dieu que lui arrive-t-il ? Il la prend dans ses bras, tente de la calmer, mais elle est prise d’une véritable crise d’hystérie, le traite de salaud et de tout un tas d’autres noms qui n’appartiennent pas à son vocabulaire ordinaire. Heureusement il parvient sans trop de mal à la calmer en lui assurant que cette fille, au demeurant fort peu attirante, ne compte évidemment pas pour lui. Elle finit par s’en laisser convaincre, d’autant qu’il lui rappelle qu’il n’a pas contrevenu aux règles, qu’il pensait établies entre eux une fois pour toutes, garantissant leur liberté. Il convient toutefois qu’il sera peut-être raisonnable, compte tenu des circonstances, de respecter dorénavant un moratoire jusqu’au terme de sa gestation. Et c’est ainsi que réconciliés ils regagnent Verriers le lendemain matin.