Ça ne se raconte pas le bonheur. C’est un état plutôt agréable, un peu douçâtre, comme le goût de la tisane que sa mère le forçait à boire quand il était petit. « - Bois mon chéri, il faut que tu la finisses, après tu dormiras. - Maman, Maman ! lis-moi encore une fois la Chèvre de Monsieur Seguin. - Mais tu la connais par cœur !… - Non, non ! lis-la-moi encore, s’il te plait. - Ah qu’elle était jolie la petite chèvre de Monsieur Seguin… » Mais à cette seule phrase il fondait en larmes. « - Pourquoi pleures-tu, gros idiot !… - À cause de la fin ! » Le bonheur, ça a toujours le goût des larmes.

De toutes ces années-là il ne garde que quelques images : Marie berçant sa petite fille en chantant « - Moi j’aime Papa, moi j’aime Maman… » et lui photographiant cette même petite fille dans sa jolie robe à fleur de chez Cacharel et photographiant Marie toute nue devant leur belle cheminée de marbre, sa longue chevelure noire coulant sur sa poitrine. La photographie est devenue sa grande passion. Michel lui a laissé son vieil agrandisseur et il tire lui-même ses photos. Il a acheté un objectif de cinq cents millimètres pour pouvoir zoomer sur les filles qui se font bronzer sur la plage quand ils sont en vacances, et ensuite, de retour à la maison, dans la pénombre rouge du petit laboratoire qu’il a aménagé dans sa salle de bain, il les voit réapparaître dans le bain du révélateur, miraculeusement métamorphosées, comme le bon génie des Mille et Une Nuits enfermé dans sa bouteille, en icônes de sa concupiscence, dérobées à elles-mêmes sans qu’elles s’en doutent, livrées à sa merci et cependant inaccessibles !… car le désir est toujours là, comme une béance, une plaie jamais refermée. Le bonheur n’y a rien changé ni la présence de Marie. Le désir continue à le ronger, à lui labourer le ventre. Quelquefois il trouve un prétexte pour se rendre à Paris et il va se promener boulevard Saint-Germain, dans cette partie toujours un peu déserte qui va de la rue du Bac à la chambre des Députés. Il aime particulièrement cet endroit où les trottoirs sont larges sous les frondaisons des grands marronniers. C’est par là qu’il passait jadis pour revenir chez lui après avoir raccompagné Petra et il repense aux moments qu’ils ont passés ensemble. Son souvenir continue à rôder furtivement dans sa mémoire. L’idée qu’ils auraient pu vivre ensemble continue à le tarauder. Qu’est-elle devenue ? Est-elle parvenue à l’oublier ? Quand il a essayé de lui écrire – comme ça, juste pour voir - la lettre lui est revenue avec la mention « PARTIE SANS LAISSER D’ADRESSE » et qu’elle soit désormais inaccessible lui est insupportable. Alors Marie lui a conseillé de s’adresser à un détective privé. Il y en a un justement à Verriers qui fait de la publicité sur le mur du cimetière et il s’est décidé à aller le voir… Un petit homme rondouillard qui l’a reçu très dignement dans son cabinet aux portes capitonnées de noir. Il l’a écouté comme un médecin à qui il aurait confié ses douleurs intimes et ça lui a coûté la peau des fesses mais le travail a été bien fait : un mois plus tard il recevait tout un dossier contenant lieu et date de naissance de ses parents, de sa sœur, leurs professions respectives… et la sienne ! Elle enseigne toujours dans la même école où elle travaillait la dernière fois qu’il a entendu parler d’elle. Ainsi il aurait suffi de lui écrire là-bas pour pouvoir la joindre ! Ça fait beaucoup rire Marie qui décidemment trouve cette histoire très drôle et lui passe toutes ses folies puisqu’il est bien entendu qu’ils s’aiment, n’est-ce-pas ? Mais oui bien sûr qu’ils s’aiment, ils s’aiment de toute leur âme. C’est cette certitude qui éclaire leur existence. Rien de ce qui déchire les autres ne peut leur arriver. Eux, ils sont d’une autre espèce. Condamnés au bonheur à perpétuité.

 

Un été, le père de Marie est rentré d’Indochine pour passer les vacances chez lui et c’est en le voyant que notre héros a compris d’où venait la beauté de Marie. Il s’agit d’un caractère génétique qui ne tient pas aux traits du visage ni à quoi que ce soit mais qui est un peu comme un signe de reconnaissance, dans cette famille, qu’on se transmet de génération en génération. Avec sa chevelure drue et son cou épais il fait penser à Dirk Bogarde dans The Servant : il a le même petit sourire ironique derrière lequel se cache une violence rentrée. C’est un solitaire. Il est venu pour pêcher et passe ses journées sur son bateau pendant qu’eux vont au tennis. Voici donc l’homme qui a fait quatre enfants à sa femme en quatre ans et l’a battue jusqu’à ce qu’elle soit obligée de retourner chez ses parents ! Voici l’homme qui a engendré Marie et sur lequel il l’a conquise !… Celle-ci continue à faire des cauchemars pendant qu’il est là et quand par hasard il se trouve en tête-à-tête avec lui il ne sait quoi lui dire.

 

C’est cet été-là aussi que pour occuper ses loisirs il a décidé d’entreprendre d’écrire l’histoire de sa vie. L’idée lui trottait déjà dans la tête depuis un moment : consigner ses souvenirs avant qu’ils ne disparaissent, comme s’il sentait que le moment était venu et que bientôt le lien qu’il avait maintenu jusqu’ici avec son enfance allait se rompre et qu’il lui fallait absolument porter témoignage de l’expérience unique qui avait été la sienne avant qu’elle ne sombre dans l’oubli. Et de fait, l’entreprise, dès les premiers jours, ne s’est pas avérée décevante. Chaque matin il s’installe devant la table de la salle à manger, dans la maison du père, avec une rame de papier blanc et un stylo à bille et les mots lui viennent tout seuls. Au bout de quinze jours il a déjà couvert une trentaine de pages et il n’en est encore qu’aux toutes premières années. Et tout ce qu’il écrit lui paraît d’une importance extraordinaire. La matière est d’une telle richesse qu’il n’arrivera jamais à en épuiser le contenu, la seule difficulté étant de ne rien laisser filer parce que s’il oubliait quelque chose cette chose-là serait perdue à jamais. Pour le reste rien de plus simple, il suffit de transcrire. C’est comme s’il prenait sous la dictée. Il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire de se découvrir par l’écriture, de porter un regard neuf sur son passé mais uniquement de le sauvegarder. Il n’y faut que de l’humilité et de la patience. Rien à voir avec une psychanalyse, l’inconscient n’est pas son affaire. Tant d’idées, tant d’émotions l’ont traversé d’aussi loin qu’il s’en souvienne, dont il a gardé une mémoire précise, qu’il n’est vraiment pas nécessaire d’y ajouter quoi que ce soit, simplement mettre au net. Page après page, pierre après pierre, il construit son tombeau.

C’est dire l’importance que revêt pour lui ce manuscrit où se dépose lentement le trésor de son existence. De retour à Verriers il continue au même rythme : trois pages par jour. À chaque nouveau jour nouveau sujet, tout aussi essentiel que le précédent. Il déroule son passé avec les précautions d’un restaurateur de film qui déroulerait sa pellicule mètre par mètre. Les images défilent sous ses yeux attendris. Ce sont celles d’un vieux film en noir et blanc qui a le charme d’une époque révolue, quand la voix des acteurs, leur façon de parler, leurs expressions étaient différentes.

Marie, hélas, semble rester indifférente à cette entreprise malgré les efforts qu’il fait pour l’y associer. Quelquefois il laisse ostensiblement traîner son manuscrit devant elle dans l’espoir qu’elle le lira, mais sans succès. Alors il finit par le lui demander expressément. Mais le manuscrit reste plusieurs jours sur sa table sans qu’elle y touche. Il se sent humilié par ce désintérêt dont il ne comprend pas la cause, auquel il ne s’attendait pas et un matin, en désespoir de cause, il la fait asseoir en face de lui pour lui en donner lecture comme on nourrit un enfant à la cuiller. Docilement elle se laisse faire… elle écoute, le regard fixe, en se tirant une mèche de cheveux. Au bout d’un moment cependant elle lui demande d’arrêter. « - Pourquoi ? Qu’est-ce que tu as ?… Ça ne te plaît pas ? Tu veux qu’on reprenne dans un moment ?… » Soudain elle se lève et disparaît… Il part à sa poursuite et la retrouve en larmes au fond d’un couloir, sans parvenir à obtenir d’elle la moindre explication sur ce qui s’est passé. Il n’aura jamais le fin mot de l’histoire si ce n’est qu’il se rallie finalement à l’idée que si elle s’est mise à pleurer c’est qu’elle était trop émue par ce qu’elle venait d’entendre.

 

À part ça il continue à faire du théâtre avec ses étudiants. Il monte chaque année, vaille que vaille, un nouveau spectacle, qui n’aboutit jamais qu’à une seule représentation devant une poignée de spectateurs complices. Et encore cela ne va pas sans difficultés ! Tantôt il faut remplacer un des acteurs qui s’est désisté au dernier moment, tantôt les projecteurs, loués pour la circonstance, ne marchent pas. Pourquoi n’a-t-il jamais réussi à dépasser ce stade d’amateurisme qui l’humilie profondément ? Pourtant il est sûr que ce qu’il fait n’est pas sans valeur mais il doit lui manquer quelque chose qu’il ne comprend pas, comme lors de cette calamiteuse tournée à Venasque durant laquelle il avait si soudainement pris conscience de ses limites. Ses fidèles en tous cas n’en sont pas moins enthousiastes. Ils viennent souvent répéter chez lui le soir et l’on reste ensuite tard dans la nuit à bavarder interminablement. On a le projet de louer une grande maison à Avignon pour aller tous ensemble au Festival. Les anciens continuent à participer au groupe : Cathos et son sculpteur, Pascal et sa coiffeuse et puis aussi les étudiants allemands dont il a charge chaque année et qu’il doit promener dans la région, emmener au théâtre, au cinéma (c’est de ce groupe que fait partie la belle Angela). Il y a également Cristina, l’étudiante portugaise dont il dirige la thèse et qui, des années plus tard, devenue présidente de l’Université de Coimbra, évoquera à son propos, dans un discours sur la francophonie, le « professeur qui la galvanisa ». Oui, c’est bien l’expression qui convient en effet : il les galvanise, tous ! Quand Cristina vient le voir pour lui parler de sa thèse elle se retrouve bien souvent en larmes parce qu’il s’est mis en colère en lui disant que ce qu’elle a écrit est insignifiant et qu’il faut tout refaire, et son mari qui l’accompagne, le brave Luis, la console comme il peut. Luis est un garçon charmant, gai, simple, plein d’allant, qui prépare de son côté une thèse de mécanique des fluides. Au fond c’est lui que notre héros préfère. Sa femme est trop nerveuse, trop anxieuse et peut-être un peu amoureuse de lui. Ça lui fait peur. Avec Luis on peut rire, on peut agiter les grandes idées comme avec Michel. Marie vient les rejoindre, on débouche une bouteille de vin, on parle littérature. Cristina a séché ses larmes. Quel contraste entre l’ardeur de tous ces jeunes gens qui l’entourent et les rapports qu’il continue d’avoir avec ses collègues dont il se sent toujours aussi éloigné même si ceux-ci ont fini par se laisser quelque peu convaincre par son style, sans jamais toutefois se départir d’une certaine méfiance à son égard.

Un seul a une véritable admiration pour lui. Il s’agit d’un de ses anciens étudiants en faveur de qui il est intervenu personnellement afin qu’on le recrute comme assistant. L’admiration qu’il lui voue n’est d’ailleurs aucunement liée à la reconnaissance mais tout simplement à la beauté de sa femme. Car ils sont tous les deux atteints du même mal, l’obsession de la séduction, et cela crée entre eux une sorte de complicité. Seulement chez lui ce permanent besoin de plaire est contrarié par sa laideur, une laideur cruelle, irréparable, injuste d’ailleurs, car il est doté d’une grande intelligence. Mais ses cheveux gras, sa peau grêlée, son nez trop épais bornent ses ambitions. Alors il fait mille efforts pour tenter de réparer sa disgrâce (nettoyage de peau, implants, teintures) mais les résultats n’en sont que plus calamiteux. En désespoir de cause, à défaut d’autre chose il cultive l’originalité vestimentaire (mise à la fois négligée et raffinée : costume noire, chemise de soie) et il est parvenu ainsi à se composer un personnage de dandy un peu décalé et assez singulier grâce à quoi il parvient à rencontrer quelques succès. Et leur plaisir à tous les deux c’est se confronter l’un à l’autre dans des dîners à quatre où notre héros arrive accompagné de sa femme et lui de sa dernière conquête. Ainsi peuvent-ils s’apprécier mutuellement. Marie est incontestablement la plus belle mais l’autre (qu’elle s’appelle Isabelle ou Caroline) n’est jamais non plus dépourvue d’attraits, car il a bon goût ce gaillard !… Cette rivalité cependant apporte plus de souffrances que de satisfactions à notre héros, d’abord parce que la laideur de son concurrent constitue un handicap qui donne plus de prix à ses performances et puis aussi parce que la valeur de Marie se dévalue avec le temps : à le voir ainsi toujours avec la même on pourrait finir par penser qu’il n’a bénéficié qu’une fois d’un heureux hasard et que sa chance ne se renouvellera pas. De même qu’un champion doit remettre son titre en jeu il lui faudrait confirmer sa performance. Cette pensée le ronge.