C’est la question qu’il se pose sans cesse et qui ne cesse de le tarauder, celle qu’il se posait déjà à propos de Petra. Au fond dans les deux cas il n’a fait que bénéficier de circonstances favorables et il s’est précipité sur la première occasion qui se présentait : dans un cas une petite étudiante allemande fraîchement débarquée dans la capitale et ravie de rencontrer un guide pour lui faire visiter Paris, dans l’autre une petite étudiante française flattée de se voir courtisée par son professeur. Dans les deux cas il n’a fait que profiter de la situation ! Il se trouvait là et voilà tout. Jamais il n’a été distingué, jamais il n’a été choisi, et jamais non plus il n’a choisi lui-même. Il a pris celle qui se présentait. Et toute la suite de l’histoire en a été affectée, frappée de discrédit. Pourtant il aime Marie, il l’aime réellement, il n’y a aucun doute là-dessus, et elle l’aime aussi. Rien ne peut permettre de soupçonner l’authenticité de leurs sentiments mais il faut bien reconnaître que quand il l’a rencontrée il n’était intéressé que par son image et ce que cette image pouvait représenter pour lui comme preuve de sa propre virilité. Rappelons-nous ce premier déjeuner en tête-à-tête quand il l’avait invitée au restaurant sous prétexte de la remercier pour le service qu’elle lui rendait, elle était restée muette d’un bout à l’autre du repas. Il faut se méfier des filles muettes surtout si elles ont de beaux yeux. On a tendance à leur faire crédit et elles en tirent avantage pour se donner des airs mais si elles ne parlent pas c’est peut-être tout simplement parce elles n’ont rien à dire !… Pourtant Marie était une excellente étudiante, elle venait de faire un mémoire sur Marivaux et souvent ensuite, quand ils se retrouveront, ils parleront ensemble sur la littérature ou sur d’autres sujets ; elle lisait beaucoup et il pensait qu’elle allait se mettre à préparer l’agrégation. Mais bien vite il lui avait fallu déchanter : après avoir acheté tous les livres et suivi les cours pendant une année, elle avait soudain abandonné sans raison, sans explication, par une sorte d’inertie qui s’était emparé d’elle. Pour lui, qui l’avait passée sans même y penser cet abandon était proprement incompréhensible. Ce qui lui paraissait inconcevable surtout c’était la façon dont elle ne paraissait pas s’en inquiéter, elle n’avait pas d’ambition, pas de soucis de son avenir. Elle avait trouvé des cours à donner dans un lycée privé et cela lui suffisait (et justifiait qu’elle passe ses jours et ses nuits à corriger des copies). Mais à quoi pensait-elle donc ? que désirait-elle dans la vie ? Cela demeurait un mystère. Il s’en entretenait quelquefois avec Michel dont l’avis était qu’on se faisait une fausse idée d’elle à cause de sa beauté mais qu’en réalité elle n’était qu’une écervelée, gentille certes mais finalement assez insignifiante, ce qui ne l’empêchait pas de l’adorer. Et lui aussi l’adorait et ils entamaient ensemble son éloge ! Ils l’adoraient tous les deux pour ce sentiment d’immanence qui émanait d’elle, pour sa bonté, sa générosité et l’indulgence avec laquelle elle considérait le monde, ne haïssant personne, ne condamnant personne. Peut-être que quelque chose s’était brisé en elle durant l’enfance, peut-être en avait-elle été marquée pour la vie : sa mère réfugiée chez ses parents depuis son divorce et qui atteinte aujourd’hui d’une maladie incurable, attendait la mort dans cette maison où elle aurait passé la plus grande partie de son existence, son frère tué dans un accident de voiture, sa sœur amputée ; tout ceci rendait peut-être pour elle tout le reste sans importance, peut-être était-elle atteinte d’un syndrome de mélancolie qu’on ne soupçonnait pas. Oui, comme Michel, il l’aimait, il n’y avait aucun doute là dessus.

Seulement il y avait ce sacré bon sang de désir qui continuait à le ronger, cet éternel besoin de séduire – comment appelle-t-on cela ? le complexe de Don Juan - Et comme Alexandre je souhaiterais qu’il eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses !… Plus qu’une envie un besoin, un irrésistible besoin, pas même un plaisir une malédiction, comme l’alcoolique sa bouteille. Sans cela il aurait eu l’impression qu’il était mort. Alors comment faire ? Profiter des vacances, convenir de partir chacun de son côté pour se préserver, disait-il, un espace de liberté qui garantirait la solidité de leur couple. Par chance c’était tout à fait dans l’esprit du temps ! Souscrivait-elle à ce fallacieux argument ? Comme toujours elle fuyait la discussion. Un jour pourtant elle lui avait dit, avec une fermeté dont elle n’avait pas coutume, que pour le libertinage il ne fallait plus compter sur elle, mais pour le reste il pouvait faire ce qu’il voulait.

Pendant ce temps Florian vivait à Paris des jours heureux et ne se faisait pas faute de s’en vanter. La première fois qu’ils étaient allé lui rendre visite dans son petit studio de la rue Boulanger Michèle était là. Elle était venue, disait-elle, pour lui installer des rideaux. Quelques temps plus tard ils vivaient ensemble. Florian prétendait que le libertinage était le fondement de leur couple. Elle se montrait en effet particulièrement complaisante en ce domaine. Heureux homme ! Ah, ce n’est pas elle qui aurait eu les réticences de Marie ! Partante pour tout : clubs échangistes, petites annonces. De quoi le faire rêver, lui qui n’avait que les vacances pour s’évader un peu ! Et encore fallait-il qu’il y parvienne car en général ces éphémères échappées se révélaient bien décevantes. Il connut l’amertume des randonnées dans le Lubéron et des stages d’aquarelle dans le Gers. La plupart du temps les groupes dans lesquels il espérait trouver sa pâture se réduisaient à quelques vieilles filles suintant la mélancolie et il s’y sentait plus seul que jamais, se demandant ce qu’il faisait là. Pourquoi ne parvenait-il pas à se défaire de ce besoin irrésistible de partir pour se confronter à lui-même, pour se remettre en jeu en quelque sorte comme s’il sentait que la partie n’était pas achevée et qu’il avait encore des preuves à fournir, des combats à mener ? Il ne pouvait s’en empêcher. Souvent il rentrait chez lui au bout d’un ou deux jours en laissant tout en plan, mais il savait qu’aux vacances suivantes il recommencerait.

Une fois ce fut pire, il se retrouva tout seul. Il était l’unique inscrit dans ce qui devait être un stage de peinture sur les bords de la Dordogne. L’organisateur était un ancien soixante-huitard, ci-devant professeur de dessin, qui avait abandonné son métier pour aller vivre à la campagne. Il habitait une vieille ferme avec femme et enfants et avait transformé sa grange en atelier. Il lui déclara que le stage aurait lieu quand même bien qu’il soit le seul inscrit parce qu’il n’y avait pas besoin d’être plusieurs pour faire de la peinture. Il n’osa donc pas repartir. Seulement la difficulté était que sa femme voulait se mêler de son enseignement et qu’il les avait tous les deux sur le dos. Or ils n’étaient jamais d’accord. Leurs principes était en tous points opposés : libre expression contre rigueur de la discipline, créativité contre observation du modèle. Notre héros se retrouva l’enjeu d’une querelle conjugale, tentant de les satisfaire tour à tour mais échouant lamentablement dans l’un et l’autre sens, chacun accusant alors son conjoint de ne pas avoir su lui donner les bonnes consignes. Leurs querelles se poursuivaient durant les repas tandis qu’il était condamné à rester enfermé dans sa grange à crayonner sur de grandes feuilles de papier ou à étaler des couleurs qui lui coulaient entre les doigts pour tenter de les départager. Il les mit d’accord tous les deux en s’enfuyant le troisième jour.

De retour à Verriers il lui fallut attendre Marie qui était partie pendant ce temps au club Méditerranée. Quand elle revint, elle lui dit qu’elle avait passé une très bonne semaine et qu’elle avait même eu une courte aventure avec un homme qui l’avait abordée au bar et qui lui avait demandé, en manière de plaisanterie, le numéro de sa chambre. En plaisantant également elle le lui avait donné et le soir il était venu frapper à sa porte. Mais il était si ému, lui dit-elle, qu’il s’était révélé incapable de faire quoi que ce soit ce soir-là (ce qui sous-entendait qu’il en avait été capable les soirs suivants). Ils rirent ensemble de cette bonne histoire et il lui dit qu’il était très content de constater qu’elle savait profiter de ses vacances et qu’il se sentirait ainsi plus libre désormais de partir seul. Il s’enorgueillissait de ce que leur amour soit assez fort pour supporter aussi allègrement ce qui pour d’autres auraient été le prétexte d’un drame. Non, décidemment, ils n’étaient pas faits du même tonneau que le commun des couples !… De cet homme, du reste, il ne fut plus question jusqu’à ce que, quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un séjour qu’on avait projeté de faire sur la côte Atlantique en compagnie de quelques amis, elle lui demandât si ce ne serait pas une bonne idée de l’inviter. « - Il m’a écrit qu’il voulait me revoir. Ce serait une occasion de te le présenter. Tu verras, il n’est pas beau mais il est très gentil. Il est vétérinaire et actuellement en instance de divorce. Il a sûrement besoin de réconfort – Très bonne idée en effet ! » répondit-il joyeusement. Il était curieux, en effet, de connaître cet homme et accessoirement d’apparaître à ses yeux comme l’heureux propriétaire de la femme qu’il convoitait. « - Tu es sûr que ça ne va pas créer d’histoires ? – Mais non, voyons ! puisque tu me dis qu’il est très sympathique. » Il l’était en effet et au début tout se passa très bien. Ils étaient une petite dizaine : trois ou quatre étudiants allemands et français, Cathos et son sculpteur, Pascal et sa coiffeuse… Quand l’homme arriva dans sa Mercedes blanche notre héros se sentit tout de suite des affinités avec lui. Il s’appelait Alain, il n’était pas très grand, pas très beau en effet, mais ses cheveux bouclés lui donnaient un aspect juvénile et il paraissait animé d’un évident désir de plaire. Il s’extasiait sur tout ce qu’il découvrait : cette maison dans le pur style charentais, ces jolies étudiantes, cette atmosphère chaleureuse et bon enfant. Notre héros fit tout ce qu’il fallait pour le mettre à l’aise, d’autant que Marie restait sur la réserve.

C’est quand il allèrent se promener sur la plage que les ennuis commencèrent.