et en d’autres circonstances elle aurait été encore toute imprégnée de son souvenir mais cette fois la situation était bien différente car, tandis que le groupe se déplaçait au bord de l’eau, il était en train d’observer un phénomène tout à fait singulier dont personne sans doute ne s’aperçut sur le moment, pas même les deux intéressés eux-mêmes sans doute, mais dont l’évidence apparaissait cependant au grand jour dès qu’on y prêtait attention : Marie et cet homme étaient reliés l’un à l’autre par un fil invisible qui faisait que quelque soit la position qu’ils occupaient dans le groupe (car parfois l’un des deux marchait un peu en avant ou un peu en arrière) tout ce que faisait ou disait l’un était en relation avec ce que faisait ou disait l’autre. Et chaque fois que notre héros tentait de s’interposer entre eux pour couper ce fil ils arrivaient toujours de quelque manière à le renouer. Quand ensuite, au retour, il voulut en faire la remarque à Marie afin de la mettre en garde contre ce que ce phénomène pouvait avoir de déplaisant pour lui, elle se contenta de hausser les épaules. Cependant il n’était que trop évident qu’il ne se faisait pas d’idées, bon sang de bonsoir ! Il était tout de même sûr d’avoir vu ce qu’il avait vu !… Tu pourrais me répondre quand je te parle !…

Le soir au repas, non seulement le phénomène n’avait pas disparu mais il avait pris des proportions telles qu’il devenait carrément gênant car plus personne ne pouvaient feindre de l’ignorer. Comment allait-elle pouvoir prétendre qu’elle ne s’en rendait pas compte ? Dès que cet homme faisait une plaisanterie elle riait plus fort que les autres, dès qu’il intervenait dans la conversation elle était la première à lui renvoyer la balle. Et cela était d’autant plus ridicule qu’il était apparu de plus en plus clairement au cours de la journée que ce pauvre garçon – très sympathique au demeurant – était un imbécile ! Son humour pesait des tonnes, il ne comprenait rien à ce qu’on disait, répondait à côté, et pour couronner le tout, politiquement il était de droite (de droite ! je vous demande un peu ! ). Bien souvent il faisait rire à ses dépens et notre héros ne se privait pas de le mettre en boite avec la complicité du groupe par quelque plaisanterie qui lui passait bien évidemment au dessus de la tête. Mais Marie, elle, ne voyait rien. Plus il était ridicule et moins elle s’en rendait compte, ce qui fait que par un effet paradoxal notre héros finissait par avoir pitié de lui, par avoir envie de le protéger contre lui-même, ce pauvre garçon qui avait tant de mal apparemment à résister à ses attaques, d’autant qu’il semblait avoir, de son côté, la plus grande admiration pour lui et éprouver, nonobstant ses moqueries, un grand plaisir à sa conversation. Ce qui fait qu’à la fin du repas ils étaient devenus les meilleurs amis du monde.

La soirée terminée, on procéda à la distribution des chambres et tout le monde alla se retirer dans la sienne. Mais à peine Marie et notre héros eurent-ils regagné la leur, et comme il s’apprêtait à lui faire les observations qui s’imposaient sur ce qui s’était passé, avant même qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, elle lui déclara tout crûment qu’elle allait ressortir.

« - Comment cela ? que veux-tu dire ? » Sur le moment il n’avait pas compris. Elle lui avait annoncé cela en baissant les yeux, comme un enfant qui vient de faire une bêtise. « - Je vais le rejoindre dans sa chambre. – Mais quand avez-vous décidé cela ? Comment cela peut-il se faire ? » Comme elle ne répondait pas il lui demanda à quelle heure elle comptait revenir. « – Je ne sais pas. Ne m’attends pas. » Et là dessus elle disparut.

Ne m’attends pas ! Elle en avait de bonnes, elle ! Si elle croyait que c’était facile ! Elle aurait pu tout de même préciser à quelle heure elle allait revenir !

Longtemps après il ne dormait toujours pas. Et le temps paraît long quand on ne dort pas !… Ce qui le scandalisait le plus c’était la grossièreté de son comportement. Comme si elle ne pouvait pas se douter que les autres risqueraient de la voir entrer ou sortir de sa chambre. C’était parfaitement désobligeant pour lui. La moindre des choses, puisqu’il avait eu l’élégance d’accepter de recevoir cet homme – parce que ça, on ne pouvait lui en faire le reproche, il avait accepté de le recevoir et il l’avait accueilli on ne peut plus chaleureusement ! –, c’était de ne pas le mettre en difficulté devant ses propres amis, ce qui pouvait être tout à fait dommageable pour son image. Il leur aurait été facile de trouver d’autres occasions de se voir !… Ce qui le stupéfiait dans cette histoire c’est qu’elle se comportait encore une fois comme une barbare, exactement comme le jour où elle était restée avec Pascal malgré ses objurgations. Elle était restée là, butée, muette, tête baissée comme aujourd’hui. C’était un aspect de son caractère qui n’apparaissait pas en temps ordinaire - intéressant à observer d’un point de vue psychologique, mais tout à fait déplaisant à subir. Car on est impuissant dans ces cas-là : Que faire ?

En tous cas, une fois de plus il pouvait constater une chose : il n’était frappé d’aucune jalousie d’ordre sexuel. C’était même singulier à quel point il pouvait en être exempt. Il ne devait pas être fait comme les autres. Ce n’était pas cet aspect des choses qui le tourmentait mais seulement la brutalité et le caractère inexplicable, imprévisible de son comportement. Elle lui infligeait gratuitement une souffrance inutile. C’était vexant, stupide, absurde… et les heures passaient et elle ne revenait pas. Elle n’allait tout de même pas prétendre qu’elle avait besoin de toute la nuit pour ça !… Le soleil se levait déjà quand il entendit la porte s’ouvrir et qu’elle réapparut. Il lui fut reconnaissant de revenir avant que les autres ne se soient levés. Il se sentait épuisé et éprouva un immense soulagement quand elle s’allongea à côté de lui. Il se lova dans ses bras et sombra dans une douce béatitude.

Quand ils se réveillèrent il était déjà midi. Les autres bavardaient dans le salon. Et dès qu’ils les eurent rejoints il comprit que le cauchemar allait recommencer. Le fil s’était renoué et il en était réduit une fois de plus à observer le phénomène sans pouvoir intervenir. Et tout le monde maintenant pouvait s’en rendre compte. Ils ne prenaient même plus la peine de se cacher, indifférents à ce qu’on pouvait penser d’eux, indifférents à tout ce qui n’était pas ce lien invisible qui les rattachait l’un à l’autre, indifférents en particulier à sa propre souffrance. Comment pouvait-elle être aussi cruelle ? Il continuait à se perdre en conjectures, résigné cependant car il avait compris qu’il n’y pouvait rien. La chose était si énorme, si monstrueuse que son esprit était inapte à l’appréhender, il ne pouvait que la subir. Le soir il n’émit donc aucune protestation quand elle alla de nouveau le rejoindre dans sa chambre et les jours suivants elle ne prit même plus la peine de faire le détour par sa chambre. Elle avait en quelque sorte déménagé.

Dès lors il se perçut comme un de ces philosophes stoïciens de l’Antiquité dont on faisait l’éloge dans ses versions latines, tirant leur grandeur des épreuves qu’ils subissent. Il devait apprendre à supporter sans broncher cette inconcevable trahison de la part de celle en qui il avait le plus confiance au monde. Et il s’exaltait en pensant à cela, se repaissant de sa souffrance comme un enfant que sa mère délaisse. Que pouvait-il faire contre cet homme sinon tâcher de le séduire afin de conserver sa place auprès d’eux ? Il brilla donc de tous ses feux pour conquérir l’intrus. Ils louèrent des chevaux pour aller galoper ensemble, firent des parties de tennis et des parties d’échecs (il jouait bien, le bougre ! ). Finalement il passait plus de temps avec lui qu’avec elle, si ce n’est que le soir leur porte se refermait sur lui.

La plus grande partie de ses réflexions était à se demander s’il haïssait cet homme. Il se prénommait Alain, qui est bien l’un des prénoms les plus stupides du monde ! Alain… Alain… Mais non ! à la vérité, le plus étonnant c’est qu’il n’y parvenait pas. Il le trouvait stupide mais se plaisait en sa présence. Il aimait son entrain et cette espèce de naïveté qui était le fond de son caractère. Il continuait à se moquer de lui mais comme par obligation et parce qu’on n’en attendait pas moins de lui. Il se forçait. D’ailleurs était-il aussi stupide que ça ? il avait une forme d’intelligence différente de lui, voilà tout. Il était malin, un peu filou, certainement pas un intellectuel, mais il admirait les intellectuels. la preuve : il l’admirait !… Et puis Marie les aimait tous les deux et ils l’aimaient tous les deux, ça les rapprochaient.

Car au fond c’était elle la seule coupable, Alain, lui, n’y était pour rien. Si elle avait accepté de mettre un peu d’eau dans son vin ou d’huile dans les rouages, enfin un peu d’urbanité dans son comportement, tout se serait bien passé. Qu’elle satisfasse à des désirs vulgaires, bon, après tout pourquoi pas, grand bien lui fasse. Mais un peu discrétion que diable ! pourquoi venir ainsi troubler la douce harmonie d’un petit séjour entre amis qui aurait pu être si agréable ? Alain était un charmant compagnon, un agréable partenaire de jeu, un joyeux drille en un mot. Pourquoi troubler leur bonne entente ?

Quand le séjour fut terminé chacun rentra chez soi et cette fois il semblait bien que le cauchemar était terminé. D’ailleurs elle lui dit en revenant que c’était une très mauvaise idée de l’avoir invité et qu’il valait mieux ne plus en parler. Malgré tous les efforts qu’il fit pour revenir sur les événement afin de les analyser comme il convenait et d’en tirer les conclusions qui s’imposaient, elle s’y refusa obstinément. Mais il insistait : Il ne comprenait pas, lui disait-il, le contraste qu’il y avait entre la grossièreté de ses manières – cette façon qu’elle avait eu de s’afficher avec lui là-bas sans aucun égard pour son mari – et l’absence de raisons qui pouvaient justifier cela. Il aurait suffi de maintenir les formes, il en revenait toujours là. Et il la pressait de questions : pourquoi avait-elle agi de cette façon ? pourquoi s’était-elle montrée aussi désagréable avec lui là où les choses auraient pu se passer tout en douceur ?… mais elle ne répondait rien ou bien lui disait simplement qu’elle ne savait pas. Et lui se trouvait frustré d’une explication.

Pendant ce temps les vacances approchaient, les sempiternelles vacances d’été, et avec elles l’inévitable question : qu’allaient-ils faire pendant deux mois ? Pour Juillet ils avaient loué une grande maison à Avignon, dans l’île de la Barthelasse, afin de constituer un groupe et d’aller tous ensemble au Festival. La maison pouvait loger une dizaine de personnes. Ainsi pourraient-ils échapper à l’ennui. Ils devaient emmener deux étudiantes allemandes, Ruth et Annette, dont il avait eu à s’occuper cette année-là (l’une assez mignonne et l’autre au physique chevalin), il y aurait aussi une étudiante française, Marianne, accorte petite brunette au regard vif qui avait fait du théâtre avec lui, ainsi que Cathos et son sculpteur sur bois, et enfin Florian qui viendrait les rejoindre pendant que Michèle serait chez ses parents (Michèle n’était pas très friande de plaisirs culturels). Il attendait beaucoup de ce mélange de gens venus d’horizons différents. Il restait encore quelques places et c’est alors qu’il suggéra : « - Pourquoi n’inviterions-nous pas Alain ? »

Cette proposition peut paraître surprenante. Elle s’explique de différentes manières. D’abord par un reste d’orgueil : le désir de ne pas abandonner une partie sans l’avoir gagnée. Car il était sûr de la gagner. Alain était un garçon gentil mais stupide et l’attirance qu’elle avait éprouvée pour lui ne pouvait évidemment en aucune manière menacer leur amour qui était, à ce moment-là de son existence, le fondement même de sa foi. Au fond il était presque malhonnête, pensait-il, de poursuivre une partie qu’il était aussi sûr de gagner. Mais après tout tant pis pour lui ! Et quand elle lui dit que ce n’était peut-être pas une très bonne idée, c’est avec une fausse magnanimité qu’il lui répondit : « - Mais si, mais si, je t’assure. Ce pauvre garçon a besoin de se changer les idées » (il était toujours en instance de divorce). Et pour faire bonne mesure il lui proposa même de l’emmener ensuite avec eux à un stage de tennis auquel ils s’étaient inscrits pour occuper le mois d’Août.

La deuxième raison pour laquelle il lui fit cette suggestion c’est qu’il n’avait toujours pas de réponse à la question : pourquoi a-t-elle agi ainsi ? Qu’est-ce qui pouvait expliquer sa grossièreté et l’indifférence qu’elle avait manifestée à l’égard de sa souffrance, énigme dont il ne trouvait toujours pas la solution. Était-ce la manifestation de ce grand mystère que constitue pour l’homme le désir féminin et qui se dresse en face de lui comme un mur dont il rêve d’escalader la crête pour apercevoir ce qu’il cache ?

La troisième raison, c’est qu’il avait tout simplement envie de revoir cet homme. À beaucoup d’égard ils étaient l’opposé l’un de l’autre mais en même temps ils se complétaient. Alain, qui avait un cabinet de vétérinaire dans la région parisienne, gagnait beaucoup d’argent en se livrant à divers trafics plus ou moins licites : faux certificats, élevages clandestins, etc., il était malin comme un singe et dans son petit costume de lin aux pantalons pattes d’eph’ il avait un côté rastaquouère tout à fait délicieux. Au fond ils s’esbroufaient mutuellement, l’un à cause de son argent, l’autre de ses diplômes, et le combat qu’ils menaient était un combat idéologique.

Pauvre Marie ! comment aurait-elle été capable de comprendre ça, elle si étrangère à toute idéologie ! Ce qu’elle voyait, elle, c’est qu’elle aimait son mari et qu’elle ne saisissait pas pour quelle raison il éprouvait le besoin de lui remettre dans les pattes ce garçon pour qui elle éprouvait certes une certaine attirance, et peut-être même quelque chose de plus, mais dont elle aurait bien aimé être débarrassée. C’est donc à contrecœur qu’elle consentit à lui faire cette proposition qu’il accepta cependant avec empressement, les informant qu’avec sa femme ça n’allait pas mieux et qu’elle tentait de profiter du divorce pour lui prendre tout son argent. Il était au bout du rouleau. Avec quelle joie il les retrouverait !

Il ne restait plus aux deux adversaires qu’à fourbir leurs armes pour les combats à venir.