pour un mot malheureux prononcé sans y penser, sinon tout aurait pu continuer comme avant, c’est-à-dire pas si mal au fond, il suffisait que l’on s’y fasse. À Avignon, en effet, la lutte se poursuivit d’abord avec la même pugnacité qu’au précédent séjour pour savoir lequel des deux l’emporterait et chaque jour le résultat était imprévisible. C’était tantôt l’un tantôt l’autre. Elle n’arrivait pas à se décider. En tous cas il est évident que des deux concurrents c’est notre héros qui était le plus brillant. Par ses mots cinglants, sa façon de souligner à toute occasion la balourdise de son adversaire il emportait haut la main l’adhésion d’un public conquis d’avance qui applaudissait à ses plaisanteries et se moquait sans ménagement du malheureux challenger, lequel se débrouillait comme il pouvait dans un milieu hostile. Mais on aurait dit aussi que ce dernier prenait plaisir à être l’objet de ses quolibets ! Flatté sans doute de capter l’attention de gens qui lui semblaient infiniment plus brillants que lui, il considérait que c’était un honneur de tenir un rôle, quel qu’il fût, dans cette honorable compagnie, et il compensait ce que ce rôle pouvait avoir d’humiliant en faisant couler l’argent à flot autour de lui. Il invitait à tour de bras. Au café c’est toujours lui qui payait, jamais il ne mégotait et du coup on l’adorait.

Non loin de la maison il y avait un club de tennis, un endroit délicieux au milieu des pins avec un bar où l’on pouvait déguster des cocktails et nos deux gladiateurs allaient s’y livrer à des parties acharnées pendant que Cathos et son sculpteur se faisaient bronzer au bord de la piscine et que Florian batifolait avec Ruth, Annette et Marianne, les trois étudiantes qu’ils avaient emmenées dans leurs bagages. Quand leur partie était terminée, ils allaient se désaltérer au bar et Alain comptait fleurette à la serveuse sous le regard envieux de notre héros qui admirait sa manière de faire, jusqu’à ce que Marie vienne les chercher pour rentrer à la maison.

Florian jubilait. Jamais il n’avait été aussi heureux. Trois femmes pour lui tout seul et en prime le spectacle de cette lutte fratricide qui le passionnait. Le soir ils allaient au théâtre et là on faisait encore de nouvelles rencontres : un collègue de la fac, le dandy aux cheveux teints, tout fier d’exhiber sa nouvelle conquête, le directeur du théâtre de Verriers en goguette avec une étudiante. On ramenait tout ce beau monde à la maison et du coup cela faisait encore quelques spectateurs de plus pour suivre les nouvelles péripéties du match quotidien. De quel côté allait-elle pencher aujourd’hui ? Lequel des deux allait l’emporter ? Chaque jour le résultat était indécis jusqu’à la dernière minute, parfois elle se relevait la nuit pour changer de lit et une fois même on la retrouva dans celui de sa fille : elle n’était pas parvenue à se décider.

Il y a dans tout ceci un mélange de passion et de comédie qu’il est peut-être difficile de comprendre. Mais parvenaient-ils eux-mêmes à s’y retrouver ? Pour tous Marie était une énigme et un objet de fascination, car nul ne pouvait douter de sa sincérité. Il n’y avait chez elle aucune trace de coquetterie ni de libertinage. Elle aimait deux hommes à la fois, profondément, et elle en était déchirée, et les deux hommes l’aimaient eux aussi, à part égale, ce qui, au bout du compte, contribuait à les rapprocher plutôt que de les diviser. Dans l’atmosphère frénétique du Festival la libido bouillonnait à tous les étages. Cathos et son sculpteur s’adonnaient au culte de leur corps. Ils passaient la plus grande partie de leur journée à faire l’amour et le reste du temps à s’offrir nus aux rayons du soleil. Florian avait entrepris la conquête de Ruth, la moins jolie des deux étudiantes allemandes, qui avait une allure chevaline. Hélas il s’avéra qu’elle était vierge et il lui fallut batailler dur avant de parvenir à ses fins. Cependant, quand ses sens se furent éveillés, elle se mit à pousser des hennissements dignes de ceux qui sortaient de l’écurie voisine où le grand Zingaro, le directeur du cirque Aligre, avait logé sa ménagerie.

Pendant ce temps notre héros transpirait au fond de son lit en attendant Marie.

Oui, cela aurait pu durer ainsi, cela aurait duré certainement car cette histoire occupait tous les esprits et donnait matière à des conversations enflammées ou les deux challengers vantaient tour à tour leurs atouts. Chacun avait ses partisans. Notre héros avait pour lui la supériorité du verbe et l’avantage de l’ancienneté et puis surtout cette certitude quasi ontologique d’une victoire finale qui lui faisait presque avoir des scrupules à l’égard de son rival. Il éprouvait des remords, en effet, de l’entraîner ainsi dans une lutte sans espoir dont l’autre ne pouvait sortir que meurtri alors même qu’il était en train de connaître par ailleurs avec sa femme les affres d’une séparation dont il les entretenait inlassablement. Pauvre garçon ! il ne méritait pas le sort qui lui était fait. On pouvait comprendre la tendresse que Marie éprouvait pour lui. Il semblait si fragile, dépourvus comme il était d’esprit de finesse, tâchant d’en compenser le manque par une confiance inébranlable en sa débrouillardise. Car il fallait le voir conduisant sa Mercedes à cent à l’heure sur les petites routes de la Barthelasse et tenant des discours sur la loi du plus fort et les vertus du capitalisme ! « - Vous autres fonctionnaires, leur disait-il, vous ne pouvez pas comprendre ! vous voyez le monde comme vous voudriez qu’il soit. » Et l’on riait et l’on se moquait de lui sans vergogne et Marie baissait la tête car elle en avait honte et notre héros jubilait en feignant de le défendre. Alain, c’est vrai, avait vécu son enfance entre des parents illettrés qui tenaient commerce dans un village. Jusqu’à son adolescence il dormait sur un matelas posé par terre dans un couloir. C’est à force d’acharnement qu’il avait réussi à passer son concours de vétérinaire, puis il s’était marié avec la sœur d’un camarade d’école qui le trompait éhontément avec le premier venu et vidait ses flacons de Shalimar dans les cabinets parce que pour elle l’argent n’avait pas de valeur (surtout celui de son mari). C’est vrai qu’il avait un côté attendrissant avec ses cheveux frisés, ses talonnettes et ses costumes cintrés, ses petits yeux enfoncés dans leur orbite. Et avec ça un tel besoin d’être aimé ! On ne pouvait rien lui refuser. On avait envie de le prendre dans ses bras et de l’embrasser pour le consoler. C’est sans doute ce genre de sentiment que Marie éprouvait pour lui, bien qu’à toutes les questions qu’on lui posait à ce sujet elle répondît toujours de la même façon, c’est-à-dire qu’elle n’en savait rien.

Et puis il y a eu ce fameux soir - un soir comme les autres où la conversation roulait comme toujours sur le même sujet et où Florian menait les débats comme à son habitude. Et notre héros s’énervait une fois de plus dans l’incapacité où il était, disait-il de comprendre l’attitude de Marie. « - Que cherches-tu? Qu’attends-tu de moi ? Que puis-je faire ? - Je ne sais pas. Laisse-moi tranquille !… » Et Florian à cet instant qui pose la question qui fâche, comme ça, en passant, à la légère, mine de rien : « - Mais pourquoi ne le quittes-tu pas dans ces cas-là ? » Le quitter ! elle est bonne celle-là !… Le quitter ! Ça lui ressemble bien de poser des questions pareilles ! Comme si cela se posait !… Et elle, au lieu de hausser les épaules et de le remettre à sa place, qui lui répond du tac au tac : « - Mais telle est bien mon intention. »

Elle avait parlé en l’air évidemment – bien sûr au moment où elle prononçait ces mots elle n’avait pas réalisé ce qu’ils signifiaient, c’était sorti comme ça, par automatisme, par une sorte de réflexe imbécile, comme elle aurait dit : - Chiche ! » - mais même si ce qu’elle avait dit n’avait aucun sens, même s’il ne convenait de ne pas lui accorder la moindre importance, il n’en demeurait pas moins qu’elle l’avait dit et une fois que la phrase avait été dite rien ne pouvait faire que désormais elle n’ait été prononcée. La phrase existait ! Elle existait irrémédiablement comme une tumeur pour l’heure minuscule mais dont on sait que désormais elle ne fera que croître envers et contre tout et qu’elle finira par vous dévorer. À la seconde même où la phrase avait été dite tout se passait pour lui comme si la chose était accomplie.

Peut-être que les autres n’ont pas compris sur le moment, peut-être ont-ils pris cette phrase pour une phrase en l’air, une phrase de plus parmi toutes celles qu’on lançait à tort et à travers - on n’était pas avare de mots dans cette compagnie ! - et sans doute ne se passa-t-il rien de plus ce soir-là que tous les autre soirs. Notre héros dut retourner dans sa chambre et peut-être même l’a-t-elle suivi cette fois pour amortir le choc, pour qu’il n’y pense plus, pour qu’on passe à autre chose… cependant pour lui tout était différent désormais. Elle venait de siffler la fin de la partie.

Et à partir de cet instant un seul sentiment a occulté tous les autres, s’est emparé de lui pour ne plus lui laisser une seule seconde de répit : la peur de se retrouver seul. Jusqu’ici par miracle il s’en était toujours sorti, par un heureux hasard ou au prix de quelque tricherie (car cette rencontre avec Marie il n’était toujours pas vraiment sûr qu’elle fût tout à fait honnête) mais enfin ça avait marché et après avoir frôlé la catastrophe, après des moments de découragement et de désespoir il était enfin parvenu à s’assurer un bonheur convenable et à se persuader qu’il l’aimait et à l’aimer vraiment. Il avait eu de la chance, comme pour l’agrégation, comme pour tout ce qu’il avait entrepris jusqu’ici, au point d’en avoir acquis un sentiment d’invulnérabilité. Mais maintenant voici qu’il allait être confronté à la réalité. Pour la première fois de sa vie le magicien perdait ses pouvoirs, l’illusionniste ne faisait plus illusion.

Plus tard les autres lui diront qu’il aurait dû partir, qu’il lui aurait suffi de les laisser seuls quelques temps pour qu’elle change d’avis et retombe dans ses bras, que ça ne servait à rien de s’accrocher… mais allez expliquer à celui qui est suspendu au dessus d’un abîme que ça ne sert à rien de s’accrocher. Il s’accroche, par instinct vital simplement, parce qu’il ne peut pas faire autrement.

Il ne pouvait pas faire autrement. À partir de ce soir-là notre malheureux héros s’est accroché, furieusement, désespérément, même s’il n’avait aucun espoir (car pour lui, encore une fois, la chose prononcée avait valeur d’acte et son sort était déjà scellé), il s’est accroché sans aucune autre intention que de retarder le plus longtemps possible ce moment, inimaginable pour lui, où il allait pour la première fois de sa vie, se retrouver tout seul.