les deux jours à Verriers pour aller faire ses cours, et puis le reste du temps… Chaque matin, il va déjeuner avec sa mère. Depuis la mort de son père leurs liens se sont resserrés, il a retrouvé l’intimité qu’il avait avec elle quand il était petit. Son père était absent alors. « Tu verras, il reviendra quand la guerre sera finie » lui disait-on. Et il croyait que c’était une expression comme « à la Saint Glinglin » ou « quand les poules auront des dents ». Et puis un jour il était apparu… Cette fois il ne risquera pas de revenir et il en éprouve une sorte de culpabilité envers lui, comme s’il avait fini par gagner la partie. Son père, lui, n’avait jamais gagné aucune partie, il n’avait jamais fait que rater tout ce qu’il avait entrepris. « L’important c’est de persévérer », disait le petit papier qu’il gardait dans son portefeuille. Le sort avait été injuste avec lui. Pourtant la vie s’était offerte pleine de promesses et puis il y avait eu quelque chose qui avait dû mal tourner, qui s’était détraqué, peut-être quand il avait compris que sa mère ne l’aimait pas parce qu’il n’était pas assez brillant pour lui faire honneur. Lui, il avait aimé sa femme et son fils avec une constance qui ne s’était jamais démentie, par devoir peut-être, mais il les avait aimés cependant. Et les voici tous les deux maintenant, en tête-à-tête, devant leur croque-monsieur, au café Beaubourg, reparlant du passé, de l’école de la rue Négrier, de Monsieur Laborde, du conservatoire, de toutes ces vieilles histoires qu’on ne se lasse jamais de ressasser. Ils se sont installés comme chaque matin à la même table. À côté d’eux Pierre Boulez déjeune sur le pouce, entouré de jeunes gens admiratifs. Ensuite il la raccompagnera jusque chez elle et puis regagnera sa rive gauche. Après cela il y aura le reste de la journée à tirer. Quelquefois un rendez-vous le soir avec une fille qu’il a rencontrée quelques jours avant ou qu’il ne connaît pas encore. Un jour peut-être l’une d’elles sera la bonne. Mais quelle probabilité y a-t-il qu’elle soit jamais la bonne ? sauf si elle ressemblait à Marie évidemment. Mais Marie ne consent pas à revenir et au fond, ce qu’il ne veut pas s’avouer c’est qu’il s’en fiche. Elle a pris un amant qui porte un nom ridicule et qu’elle voit de temps en temps dans des chambres d’hôtel. Lui, cela lui fait de bonnes histoires à raconter à Florian. Car elle lui en parle au téléphone, ils continuent à s’appeler tous les jours. Leur relation s’est pour ainsi dire désincarnée, « sublimée » comme on dirait en chimie. Jamais ils ne pourront se séparer.

Bibi a donc refait ce fameux premier document dont notre héros était si fier. Il a repris la même carte et en réalité n’a pas changé grand chose sauf qu’il l’a édulcorée pour le rendre plus lisible, lui enlevant tout ce qui faisait son charme et Florian a applaudi des deux mains trop heureux d’avoir contribué à infliger à son ami cette petite humiliation. Décidément ces deux-là ne comprennent rien à la littérature !… Notre héros sait maintenant que leur échec est programmé, il ne se fait plus aucune illusion. Pourtant il ressent toujours autant de plaisir aux soirées qu’il passe avec eux. Il les observe en se moquant intérieurement de cette certitude qui les habite d’être en train de faire un chef d’œuvre et il feint de partager leur conviction et à force de le feindre la partage peut-être. Car comme dans l’amour, il peut suffire parfois de faire semblant. Et puis ce qu’il y a de précieux chez Florian c’est cette folie qui vous entraîne. Impossible d’y résister. C’est lui justement que le sort a désigné pour écrire le deuxième document, celui qui raconte l’accident d’avion, la mort du jeune marié et l’errance des quatre survivants dans la jungle. Les deux autres se réjouissent à l’avance des difficultés qu’il va rencontrer. Fini de rire cette fois ! et qu’il ne compte pas sur leur indulgence !… Une semaine plus tard lorsqu’il leur lit le résultat, le plus surprenant c’est que ce n’est pas si mauvais. Il a fait preuve d’imagination, inventé des péripéties amusantes comme le séjour des malheureux dans une tribu indigène où ils subissent des sévices sexuels (il fallait bien qu’il apporte sa petite touche ! ). Mais tandis qu’il lit notre héros remarque sur le visage de Bibi un sourire narquois. À quoi pense-t-il en se caressant ainsi le menton ? À la fin il demande la parole, prend son temps, se roule une cigarette, lèche délicatement le petit cylindre de papier puis l’approche de son briquet. Que va-t-il sortir ? De quel argument massif va-t-il écraser le malheureux impétrant ?… Une fois de plus on se trouve en pleine Sorbonne, amphi Louis-Liart, sous le portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne… Il se tourne vers notre héros : « - As-tu lu… » Suit un titre totalement ignoré de celui-ci. La caractéristique de Bibi en effet aussi bien que de Florian c’est que ce sont tous les deux des boulimiques de lecture. Ils lisent n’importe quoi, tout ce qui leur tombe sous la main, des polars, des romans de science-fiction, des romans à quatre sous qu’ils achètent par caisse chez Emmaüs, ce qui leur fait dire – ils ne se lassent jamais d’en plaisanter - que notre héros, lui, ne lit rien, n’a aucune culture, ne connaît que les auteurs qui sont à son programme, comme tous les profs de fac bien entendu ! Cependant à l’évocation du livre que vient de citer Bibi Florian semble gêné, il se dandine sur sa chaise en ricanant bêtement. Bibi consent alors à donner à son collègue frappé d’ignorance l’explication de sa remarque : on trouve dans ce vieux roman, parfaitement oublié du reste mais que justement il a eu l’occasion de lire récemment, un chapitre qui est mot pour mot celui qu’on vient d’entendre. Florian l’a tout simplement recopié en se contentant d’y apporter quelques modifications. Celui-ci ne cherche pas à s’en défendre. Il rit jaune comme un gamin pris en flagrant délit, tentant seulement de minimiser sa faute en la faisant passer pour une bonne blague. Et d’ailleurs aucun article de leur règlement ne lui interdisait d’agir ainsi. Le voici plaidant, argumentant, se convaincant lui-même mais Bibi est inflexible, il s’agit d’un plagiat qu’on ne saurait admettre et le document est à refaire. Quant à notre héros, ce qu’il vient de comprendre c’est que cette tricherie constituait pour Florian l’unique salut, l’unique solution qu’il avait trouvée pour dissimuler son horrible secret, cette hantise de l’impuissance qui constitue son cauchemar quotidien et la peur panique qu’elle ne se révèle aux autres. Quelle ne doit être sa souffrance aujourd’hui ! Bibi d’ailleurs le sait car il ne cherche pas à l’accabler. Le malheureux est suffisamment puni. Seulement sa copie est à refaire. Un tirage au sort désigne notre héros. À lui donc de se retrouver à nouveau sur le front ! Décidément ce jeu a été inventé à l’usage des masochistes. Le voici de nouveau confronté à une semaine de souffrance et d’angoisse avant l’inévitable et trop prévisible verdict.

Comme Bibi l’a fait pour son propre texte il décide de reprendre celui de Florian en se contentant de le modifier et pour cela choisit d’utiliser une carte « œuvre littéraire » en imaginant que la maîtresse du riche industriel, rescapée de l’aventure, longtemps après les faits, a publié ses mémoires afin de tirer profit de son aventure et de l’éphémère notoriété qu’elle lui a valu à l’époque, œuvre de circonstance donc, à visées purement commerciales, dont on peut imaginer la valeur littéraire. Ainsi ses deux partenaires ne pourront pas lui reprocher son style ! Car notre héros a un certain talent pour le genre démodé et ils ne se sont jamais privés de le railler sur ce point. Cette fois ils pourront s’en donner donc à cœur joie. Le décor dans lequel cette histoire se passe lui rappelle un roman de Jules Verne, la Jancada, qu’il avait lu dans son enfance et il s’amuse à le pasticher. Pour décrire la jungle, par exemple, il va rechercher dans le grand dictionnaire Larousse une planche consacrée aux plantes tropicales et procède par accumulation de termes exotiques. Et le plus extraordinaire c’est que ça marche ! Lorsqu’il relit son texte celui-ci possède le même pouvoir évocateur que le roman de Jules Verne. Ainsi la littérature serait-elle affaire de procédés et l’auteur un habile artisan chez qui la sincérité compterait moins que le savoir-faire ! Cette découverte lui donne à réfléchir. Cela le renvoie à sa propre maladresse. Son rêve d’être un écrivain n’était que le fantasme imbécile d’un esprit immature en quête de satisfaction narcissique. La vérité c’est qu’il n’est qu’un enfant comme ses deux acolytes. Il y a ainsi une catégorie d’hommes qui resteront éternellement des enfants. Les femmes ne s’y trompent pas, elles se détournent d’eux. Sauf quand elles sont elles-mêmes en mal d’enfants. Alors elles trouvent en eux l’occasion de se satisfaire, comme Michèle avec Florian ou Annie avec Bibi. Mais pour notre héros la place est déjà prise. La mère est là. Alors qu’est-ce qu’une femme peut attendre de lui ? Il ne lui reste donc plus qu’à continuer à jouer dans le bac à sable avec ses petits camarades et c’est ainsi que le lundi suivant il leur donne lecture de ce qu’il a écrit.

Mais cette fois – heureuse surprise - ils sont contents, ils trouvent le pastiche de Jules Verne tout à fait réussi. L’enthousiasme renaît dans la troupe. Plus que jamais on se persuade que l’on est en marche vers un chef d’œuvre !… Après une longue beuverie pour fêter l’événement nouveau tirage. C’est Bibi, pour le coup, qui tire le mauvais numéro. À lui d’entrer en scène… Et c’est ainsi chaque semaine… Combien de lundis se sont-ils retrouvés, ardents, palpitants, passionnés, enragés ? combien de querelles ? combien de fous rires ? combien d’espoirs et de désespoirs et de retournements de situation et d’interrogations et de doutes ? Les pages s’accumulent. Cent, deux cents, trois cents… Entre eux ils se surnomment « la pute, la bourgeoise et la souillon ». La pute c’est Bibi bien sûr, parce qu’il a « une plume », il sait écrire de façon flatteuse. Il a l’art d’aguicher son lecteur. Ce n’est pas pour rien que ses romans ont été publiés. Seulement en dehors de ça il n’y a rien. Après des débuts prometteurs il sombre dans l’insignifiance. Alors les éditeurs se sont lassés. La bourgeoise c’est notre héros parce que son style est impeccablement démodé. Nourri des romans du XIXème siècle il écrit comme on écrivait à cette époque. Les deux autres s’en gaussent. Lui tente désespérément de faire moderne mais en vain. Une pente irrésistible l’entraîne toujours vers le « beau style » conquis par des années d’études et dont il sait qu’il ne pourra jamais se défaire, pas plus qu’il ne s’était défait dans sa jeunesse de ses éternels cravates qui faisait le désespoir d’Ariane Mnouchkine. La souillon enfin c’est Florian parce que, à côté de lui, le style d’Agota Kristof s’apparente à celui de Marcel Proust. Ses phrases ne dépassent jamais un sujet, un verbe et un complément.. Il s’en justifie par ses origines étrangères. Le français n’est pas sa langue maternelle, dit-il, mais il n’en ressent pas moins une humiliation qu’il cherche en vain à dissimuler. Il est évident qu’à côté de ses camarades il n’est pas « sortable » et les deux autres se moquent de lui. Alors le plus souvent il recourt au plagiat. Il suffit que sa phrase fasse plus de trois mots pour qu’on sache qu’elle n’est pas de lui. On fait semblant de ne pas s’en apercevoir et il croit que son subterfuge a réussi.

Mais ne nous y trompons pas, la conclusion à tirer de tout ceci c’est que nos trois compères s’aiment d’un amour qui aura éclairé toute cette partie de leur existence. Ils ne s’épargnent ni les moqueries ni les humiliations, chacun ne se fait aucune illusion sur les deux autres et quand ils sont à deux leur plus grand plaisir est de se moquer du troisième. Cependant ils s’aiment. Ils sont différents et pourtant profondément semblables. Ce qui les rassemble c’est cette terrible infirmité qu’ils tentent désespérément de dissimuler mais qui les constitue : l’impossibilité de devenir adultes. Il est étrange de voir avec quelle précision la vie a reconstitué la configuration que nous avions rencontrée dans la première partie de ce long récit lorsque notre héros traînait dans les bals du dimanche, à Aïn Taya ou à Fort-de-l’eau, avec ses deux camarades Chichou et Belmont et plus lointainement encore lorsqu’il avait formé au lycée un trio qui s’intitulait « les trois mousquetaires » et que les autres appelaient « les trois grâces » (cf. le Roman d’un homme heureux, I, 26), comme si le destin voulait par là se rire de nous et nous montrer que notre vie n’est qu’un théâtre où nous rabâchons un rôle fixé une fois pour toutes.