touche de gaîté à la chambre, on apercevait à travers les rideaux, la pelouse verte émaillée de milliers de pâquerettes, Djamila s’arrêta devant la fenêtre et laissa la chaleur l’envelopper, elle ferma les yeux et pendant un bref instant elle crut sentir l’odeur des épices, du vent , de la mer, l’odeur de Safi, chez elle, là-bas, si loin…
- vous qui passez sans me voir,
sans même me dire bonsoir…

Djamila se retourna, Mme Jeannette était réveillée, elle semblait de bonne humeur ce matin, le printemps sans doute. La vieille dame sourit et se reprit à fredonner, les yeux dans le vague.
- Jean Sablon, c’est Jean Sablon qui chantait cette chanson, tu ne le connais pas, ma petite Djamila, en 1936, tu n’étais pas née bien sûr
. Elle se mit à rire et ajouta :
- Si tu savais quelle belle voix il avait, grave et tendre, mes amies et moi nous étions toutes folles de lui
- Donnez-moi un peu d’espoir ce soir…
- J’étais jeune, comme toi aujourd’hui, j’avais eu 20 ans ce 3 mai 1936, j’ai toujours pensé que j’avais eu de la chance de naître un 3 mai…
Elle laissa ses mots en suspend comme pour savourer de nouveau cette chance.
Djamila perplexe l’observait, elle approcha et s’accroupit près du fauteuil de la vieille dame, une odeur de camphre pénétra ses narines, celle de la pommade qui servait à lui masser les jambes, Djamila avança la main et la posa doucement sur celle de Mme Jeannette qui semblait s’être à nouveau assoupie.
- Pourquoi une chance ? osa-t-elle l’interroger.
- Mais voyons ma fille, le 3 mai, c’est le jour où les Français ont élu le Front Populaire, répondit-elle avec impatience.
Puis immédiatement sa voix s’adoucit et elle ajouta :
-Je ne suis qu’une vieille bique qui oublie toujours que ce n’est ni ton histoire ni ton époque et pourtant je suis sure que nous avons tous un 3 mai gravé dans la mémoire.
Et elle reprit.
Mes parents étaient communistes, depuis des semaines, ils ne faisaient que de brèves apparitions à la maison et je remplaçais ma mère auprès de mes deux petites sœurs. J’enviais mon frère qui bien que plus jeune que moi, il n’avait que 17 ans, les accompagnait dans les meetings et les aidait à diffuser la presse du Parti. J’avais bien tenté de négocier avec mes parents un partage plus équitable des tâches, mais ils avaient refusé tout net, j’étais trop jeune et ce n’était pas la place d’une fille !…
Tu vois ma petite Djamila, on peut défendre des idées de progrès et ne pas les mettre en pratique sans y voir la moindre contradiction !
Un sourire désabusé flotta sur le visage de Mme Jeannette.
-C’était comme ça.
donnez-moi un peu d’espoir ce soir…
Mes parents étaient rentrés ce soir du 3 mai encore plus tard que d’habitude, je les avais attendus en révisant mes cours de dactylo, quand j’ai entendu leurs pas dans l’escalier, je me suis précipitée, je n’ai pas eu le temps de leur ouvrir, ma mère avait poussé violemment la porte et sans craindre de réveiller les petites, elle s’était précipitée vers moi en criant « on a gagné, on les a eus ! » Je ne reconnaissais plus ma mère dans cette Pasionaria surexcitée qui finit par se laisser tomber sur une chaise en répétant dans un mélange de rires et de larmes : « on a gagné, on a vaincu les fascistes ».
Tu sais Djamila, après tant d’années je revois la scène comme si c’était hier, mon père un peu en retrait, souriant, la casquette encore sur la tête, mon frère à ses côtés avec une bannière improvisée affichant crânement « vive le Front popu », leur odeur…oui… même l’odeur qu’ils avaient rapportée de la salle de la mairie, un mélange de tabac brun et de transpiration. Jeannette ferma les yeux quelques secondes, ses narines palpitaient, elle respirait l’air d’autrefois ; Djamila immobile se rapprocha pour mettre à l’unisson leurs deux souffles.
-Un mot, je vais le dire « je vous aime »
C’est ridicule et c’est bohème.
- Le plus drôle reprit la vieille dame c’est que c’était ma mère qui semblait la plus fière des résultats alors qu’elle n’y était pour rien !…
Djamila lui lança un regard interrogateur.
- Eh bien oui, à cette époque, les femmes n’avaient pas le droit de vote.
C’était comme ça.
Tu sais, elle mettait beaucoup d’espoir dans cette victoire, elle me disait souvent « ma Jeannette, tu vas voir, dès que Blum sera élu, il donnera le droit de vote aux femmes et nous pourrons voter nous aussi. Comme les hommes. » Il y avait alors tant d’espoir dans son regard.
Un mot, je vais le dire « je vous aime »
C’est ridicule et c’est bohème.
- Mais je vais te dire une chose ma petite Djamila, je ne crois pas que les hommes étaient prêts à nous donner ce droit. Les hommes, ils n’aiment pas partager le pouvoir et encore moins avec des femmes…et plus de 70 ans après, si j’écoute mes petites-filles, j’ai l’impression que les choses n’ont pas tant bougé que cela, tu ne crois pas ?
Une lueur d’ironie dans les yeux, Mme Jeannette regardait Djamila, cette dernière répondit par un sourire en signe de connivence.
Un mot, je vais le dire « je vous aime »
C’est ridicule et c’est bohème.

-Les hommes…reprit songeuse Jeannette, comme je les ai aimés…
Elle laissa le silence s’installer.
Les souvenir sont là pour m’étouffer
De larmes, de fleurs, de baisers.

Le bleu des ses yeux que les ans avaient terni retrouvait la couleur des pervenches dont jeune fille elle était si fière, son corps lui-même se déplissait, Djamila voyait la jolie et fraîche Jeannette qui fredonnait en ce printemps 1936.
- Je ne devrais pas le dire, ajouta-t-elle dans un éclat de rire faussement pudique, j’ai aimé plusieurs hommes dans ma vie mais mon premier vrai amour, je l’ai rencontré en mai 36, le 4 exactement.
Pour fêter la victoire du 3 mai, le parti avait organisé le lendemain, une petite fête dans le quartier et exceptionnellement j’avais été autorisée à sécher les cours de l’après-midi - un cadeau d’anniversaire, m’avait dit mon père - et j’étais allée aider les camarades à installer la salle. Je les connaissais presque tous mais lorsque je pénétrai dans le local, le premier regard que je croisai fut celui d’un parfait inconnu. Il était occupé avec d’autres garçons à transporter tables et chaises le long des murs. Et que crois-tu Djamila ? Que ce fut le coup de foudre immédiat comme on dirait aujourd’hui ?
Eh bien non ma petite, au contraire, je me souviens de l’agacement provoqué par ce regard trop insistant à mon goût . Imagine qu’il n’avait pas duré plus d’un quart de seconde !… Qu’est-ce qu’on est bête à 20 ans !…Et surtout, je le trouvais franchement laid !…
Vous qui passez sans me voir
Sans me donner d’espoir.

Un sourire attendri flottait sur les lèvres de Jeannette. - Il était très brun avec une tignasse à la Chico Marx (je sus plus tard que ses copains communistes par dérision, l’avaient surnommé Chico), je me souviens…c’est bizarre la mémoire, j’ai oublié ses traits… je me rappelle seulement qu’il avait les dents très blanches. Comme je m’approchais pour saluer mes amis, il se présenta lui-même : « Pierre, et toi c’est comment ? » . J’entends encore sa voix au timbre grave et je sens encore sa poignée de main, ferme et chaude.
Je ne saurais te dire ce qui a modifié ma première impression, mais le soir, alors que nous étions pressés les uns contre les autres et que le poing levé, nous entonnions l’Internationale je sentis sa main chercher la mienne.
Il ne se passa rien d’autre ce soir-là, pas même un baiser, nous étions pudiques en ce temps-là.
C’était comme ça.
Tu vois Djamila, ce 3 et 4 mai, ma petite histoire a rencontré la grande et la trace indélébile qu’elle a laissé dans ma mémoire m’a aidé à vivre jusqu’à ce jour.
Il y a longtemps que je ne me regarde plus dans un miroir. A quoi bon ? Il ne me renverrait pas l’image de la Jeannette de 1936.
C’est bête un miroir. C’est comme ça…

NB: Retrouvez les textes de Marie-Françoise Chevais sous la rubrique "Rechercher"