vin qui remontaient du port.
- Ainsi vous étiez là !
On aurait dit qu’elle essayait de s’en convaincre comme si elle n’arrivait pas à admettre cette chose incroyable.
- C’est-à-dire… je crois que j’ai noyé mon moteur, j’attendais qu’il refroidisse.
Elle a réprimé une envie de rire. Elle allait engager sa vie pour un homme qui attendait que son moteur refroidisse ! Il n’y avait pas de quoi rire. Il ne savait plus quoi se dire ni l’un ni l’autre quand une explosion a retenti au loin.
- On dirait que ça vient de la Casbah.
- Oui, peut-être.
- Qu’est-ce que vous pensez de ces événements. Vous croyez que ça finira ?
- Je ne sais pas.
Il la regardait par en dessous comme s’il flairait un piège.
- Pourquoi êtes-vous redescendue ?
En vérité elle aurait été bien incapable de le dire. Lui aussi d’ailleurs semblait dépassé. Il ne prévoyait pas l’effet que produirait ce qu’il lui avait dit. Il avait prétendu qu’il ne pouvait plus attendre. Mais en vérité il aurait pu attendre ainsi jusqu’à la fin des temps, c’était une situation confortable que d’attendre. Il lui avait dit qu’il avait reconnu en elle la femme de sa vie, qu’il voulait l’épouser. Bon, et puis voilà, la suite c’était autre chose. Ce qu’il avait aimé en elle d’abord c’était sa voix, le jour où elle lui était apparue pour la première fois à la soirée les Delaunay. Il contemplait le mouvement de ses lèvres pendant qu’elle chantait et les notes s’envolaient de sa bouche comme des bulles de savon… Ensuite il s’était arrangé pour se faire inviter chez les de Forgeac et ils s’étaient spontanément rapprochés l’un de l’autre comme s’ils avaient été de vieilles connaissances. Ils avaient passé la plus grande partie du temps à bavarder ensemble, s’amusant à observer les autres, se moquant de l’invraisemblable aigrette que portait Mme de Forgeac ce jour-là et de l’énergie qu’elle dépensait à paraître gaie tout en surveillant son mari du coin de l’œil qui avait entrepris de faire la cour à la belle Paula Riccioni, la femme du nouveau consul d’Italie. Mélanie avait chanté l’Ave Maria de Schubert. Elle n’avait chanté que pour lui ce soir-là et elle avait changé son répertoire à dessein car elle méprisait ce public qui n’appréciait la musique que sous la forme d’une friandise à déguster entre le marasquin et les sorbets à l’eau. Sa mère au moins avait chanté autrefois devant un public exalté qui l’acclamait ou la sifflait mais ne restait jamais indifférent et qui allait l’attendre ensuite à l’entrée des artistes, s’écrasant devant la porte du Tantonville pour la voir souper, après la représentation, en compagnie de ses camarades de scène, un public qu’il fallait savoir dompter, capturer. Sa mère comparait souvent le métier de chanteur à l’art de la voile. On devait savoir glisser sur les vagues, deviner le moment où l’on pouvait réduire la toile ou au contraire se laisser porter, s’abandonner. Alors là, c’était l’extase !… Mais dans les salons où Mélanie se produisait elle ne parvenait jamais à obtenir un silence total de la part d’un public toujours mobilisé par d’autres enjeux que le chant qu’elle était en train de leur offrir. C’était tantôt l’un des invités qui allait rejoindre discrètement dans le salon voisin celui où celle qui l’attendait, pour un tête-à-tête dont ils avaient convenu d’avance afin de ne pas être dérangés (et elle avait honte de leur servir ainsi d’alibi), tantôt des regards que l’on se lançait à distance par dessus la tête des spectateurs alignés sur leur chaise, ou des mots que l’on se glissait à l’oreille et dont il lui semblait qu’elle ne perdait pas une syllabe tout en continuant à chanter, si bien qu’elle aurait pu connaître tous leurs petits secrets, toutes les intrigues cachées de ces gens qui prenaient toujours bien soin de lui signifier qu’elle ne faisait pas partie de leur monde. Mélanie avait trouvé l’occasion ce soir-là, en bavardant avec Jérôme, d’exsuder la haine qu’elle ressentait pour eux. Pour la première fois dans une de ces soirées elle pouvait être sincère car lui de son côté voyait en elle un reflet de sa propre position. Lui aussi, de par son métier, lui avait-il expliqué, était détenteur de tous les secrets de cette société, de ses vices cachés. « - Un testament, vous pouvez me croire, en dit souvent plus long qu’une confession. Mariages de convenance, adultères, naissances illégitimes ! Que de secrets dévoilés dans une simple transaction immobilière ! Un jour, je mourrai sous les coups d’un assassin. J’en sais trop !… » Il ne se sentait pas admis, lui non plus, dans ce monde, mais pas pour les même raisons qu’elle. Il en faisait partie de droit de par sa profession et sa fortune, mais on se méfiait de lui pour des raisons plus obscures. On lui reprochait à un peu plus de trente ans d’être toujours célibataire, ce qui jetait un soupçon sur ses mœurs. Certains l’appelait « le curé ». On l’accusait de fourberie, d’hypocrisie, justement parce qu’il ne faisait rien pour entretenir ses relations, nouer des intrigues, tirer avantage de sa vie mondaine, à laquelle pourtant il sacrifiait complaisamment. Au Cercle Militaire, au Rowing, au Cercle Algérianiste, au Rotary, il était toujours là. Il jouait au bridge, il avait son petit voilier dans le port, il traînait le soir dans les salons tout en ayant l’air de s’y ennuyer. Il était aimable, courtois, mais restait insaisissable. Et toujours cette impression qu’il donnait d’être ailleurs, perdu dans quelque rêve dont personne ne pouvait deviner la nature. « - Vous comprenez, avait-il dit ce jour-là à Mélanie, les gens ne peuvent admettre que je m’ennuie. J’ai besoin de divertissements, alors je les prends dans mon milieu. Où pourrais-je les trouver ailleurs ? Je manque peut-être d’audace ou d’imagination. Je me contente de ce que j’ai. Eux aussi en réalité se contentent de ce qu’ils ont, mais ils en font tout un plat pour se donner de l’importance. » Mélanie l’avait trouvé charmant ce soir-là et tout naturellement il l’avait raccompagnée chez elle, dans cette vieille Versailles, qui n’était pas une voiture à la hauteur de ses moyens mais à laquelle il avait l’air de tenir. Et puis un jour, au bout de quelques semaines et d’un certain nombre de conversations du même tonneau, il lui avait dit qu’il était navré d’être si rapide, mais à quoi bon attendre puisque il était sûr de lui : il l’aimait et il lui demandait de lui accorder sa main. C’était une demande très officielle ! « - Au fond, lui avait-il dit en riant, il ne manque plus maintenant que l’accord de l’autre partie ! Mais ne doutez pas du sérieux de ma démarche. J’ai bien réfléchi, je ne prétends pas être l’homme le plus séduisant du monde et je dois être considérablement plus âgé que vous, mais je crois tout de même que nous pourrions bien nous entendre si vous vouliez bien me faire confiance. Je vous demande de réfléchir. Prenez tout votre temps avant de me répondre. Étudiez-moi, observez-moi. En ce qui me concerne je ne changerai pas. Si votre réponse est négative, je vous promets que vous n’entendrez plus jamais parler de moi.»
Il a tout de même un sacré culot ! avait-elle pensé en l’écoutant. Au fond il est moins timide qu’il n’en a l’air. Et elle avait fait semblant de rire de sa déclaration et lui avait promis de réfléchir, mais sur un ton qui laissait entendre qu’elle ne prenait pas ce qu’il avait dit au sérieux. Cependant elle avait été touchée plus qu’elle n’aurait voulu le reconnaître par ce discours et ce jour-là elle lui avait demandé de ne pas la raccompagner parce qu’elle désirait se retrouver seule. Elle avait dansé deux ou trois fois avec un cavalier qui s’était empressé de profiter de la situation, un homme qui lui faisait horreur parce qu’il était beau et qu’il ne pouvait s’empêcher de le montrer. Sa beauté avait quelque chose d’obscène. Il l’avait raccompagnée dans sa MG sport et elle lui avait répondu agressivement tout le long du chemin, elle s’était même moqué de lui. Elle pensait aux mains de Jérôme quand il caressait son volant. Les mains de cet homme-ci était faites pour battre sa femme, pensait-elle. S’il ose me toucher je le gifle… Il ne l’avait pas touchée. Il l’avait laissée devant chez elle et était reparti sans même attendre qu’elle ait ouvert sa porte dans un grand vrombissement de moteur, vexé sans doute de l’attitude qu’elle avait eu envers lui.
Mélanie avait la haine facile à l’égard des hommes. Elle leur reprochait d’être trop sûrs d’eux et de lui préférer en général ces petites « craquettes » qu’on voyait à la piscine du RUA en maillot deux pièces ou à la terrasse de l’Otomatic. Elle ne se trouvait pas laide mais elle savait parfaitement qu’elle manquait de cette chose qui plaît aux hommes en général. Elle en reconnaissait douloureusement l’évidence chaque fois qu’elle se regardait dans la glace : de beaux yeux verts certes, de belles mains fines, mais une tignasse épaisse comme de l’étoupe qu’elle tentait en vain de contenir dans des chignons à la va comme je te pousse et une peau mate, des formes osseuses taillées à la serpe. Rien de voluptueux en un mot ! Pas de fesses, pas de poitrine et pour arranger le tout on lui avait inculqué depuis son plus jeune âge la terreur de la fameuse faute qui faisait qu’une fille était rejetée plus tard par les gens honnêtes si elle n’y prenait pas garde. « - La virginité c’est le seul vrai trésor que possède une fille, lui répétait sa mère, souviens-t’en. Ton petit trésor dépensé il ne te restera plus rien. » Ça lui allait bien de dire ça ! Résultat elle avait une sainte terreur des choses de l’amour et une ignorance en ce domaine à faire pleurer. Peut-être aussi tout simplement était-ce une question de tempérament. Elle ne pensait jamais à ces choses-là sans dégoût ou en tous cas sans une forte envie de rire. C’était si ridicule ce à quoi ces pauvres hommes étaient contraints par leur instinct ! Pour elle la supériorité de la femme était justement de ne pas être soumise à ces grossiers appétits, c’est pourquoi elle cultivait une idée de la pureté qui l’avait toujours dispensée de faire certaines expériences auxquelles ses camarades d’école auraient bien voulu l’entraîner. Parfois elle se demandait même si elle était tout à fait normale, mais elle en tirait de l’orgueil.
C’est pourquoi elle évitait de penser à cet aspect des choses quand elle imaginait son mariage avec Jérôme. D’ailleurs parvenait-elle sérieusement à se l’imaginer ? Elle avait été troublée certes par l’évidente sincérité de cet homme et flattée comme aurait pu l’être n’importe quelle femme de se voir l’objet d’une telle idolâtrie, mais elle l’avait rangée bien vite dans le tiroir des vieilles lunes dont elle pourrait rire plus tard. Elle n’avait donc pas cessé de le voir et d’éprouver du plaisir à le rencontrer dans ces soirées auxquelles ils participaient régulièrement tous les deux. Elle le considérait définitivement comme un bon camarade, et cette étrange proposition qu’il lui avait faite loin d’introduire entre eux une gêne n’avait fait au contraire qu’accentuer une intimité fraternelle qui lui était particulièrement douce dans l’état de solitude où elle se trouvait. Car il lui arrivait dans des moments de déprime de s’attendrir sur elle-même ne sachant plus de quoi son avenir serait fait, prenant conscience de son isolement dans cette société qui la rejetterait tôt ou tard. Que deviendrait-elle quand elle aurait perdu l’éclat de sa jeunesse ? Une petite chanteuse d’opérette démodée qu’on ne demanderait plus que dans les bals musette. Son frère au moins, avait sa trompette, il cultivait un idéal, il voulait être musicien de jazz et y parviendrait peut-être. On le verrait un jour dans les cabarets parisiens. Mais elle ! elle vocaliserait jusqu’à ce que mort s’en suive sur le grand air des Noces de Jeannette ou des Mousquetaires au Couvent. À vingt ans déjà elle était démodée. C’est peut-être tout cela qui lui était remonté à la tête quand une force mystérieuse lui avait commandé de redescendre son escalier pour aller retrouver cet homme. Elle avait vu en lui un sauveur et il lui était apparu tout à coup évident que si elle ne saisissait pas sa chance maintenant il ne s’en présenterait pas d’autre.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le bonheur conjugal"