que s’est conclue ce soir-là la rencontre entre Mélanie Charmette et Jérôme Beaufroy qui devait aboutir à leur mariage - mariage qui ressemblait d’ailleurs d’avantage à l’évasion de deux compagnons de cellule qu’à l’élan de deux cœurs amoureux. Ils avaient tous les deux quelque chose à fuir en effet et chacun avait cru trouver en l’autre le complice sans lequel il ne serait pas parvenu à s’en sortir. Mais n’est-ce pas bien souvent le cas dans la vie, et n’est-ce pas ainsi que se créent les liens les plus forts ? Très vite, dans les semaines qui ont suivies, Mélanie s’est sentie attaché à cet homme par des liens plus forts qu’elle ne l’aurait cru tout d’abord et lui de son côté, qui avait décidé au premier regard qu’elle serait sa femme, n’a jamais été effleuré par le doute. Quand il se sont quitté ce fameux soir, il y a eu d’abord un moment de flottement, comme s’ils ne savaient pas comment formuler ce qu’ils ressentaient tous les deux mais l’accord entre eux était déjà tacitement conclu et quand il a voulu prononcer quelque formule sacramentelle par laquelle il l’aurait invitée à s’engager, elle a retenu les mots qui allaient s’échapper en mettant un doigt sur ses lèvres et en se penchant sur son oreille elle a simplement murmuré : « - Oui. » Et l’affaire était faite.
Les semaines qui ont suivi ont été entièrement occupées à la mise en œuvre de leur projet. Car le tout n’était pas de s’être mis d’accord sur le principe, encore fallait-il maintenant créer les conditions nécessaires à sa réalisation, c’est-à-dire parvenir à en faire admettre l’idée non seulement à leurs proches mais d’abord et surtout à eux-mêmes. Il leur fallait apprendre à se connaître, inventer les formes d’une intimité pour l’heure inexistante. Mélanie par exemple appréhendait beaucoup de faire venir Jérôme chez elle. Elle espérait toutefois qu’une certaine complicité naîtrait entre son frère et lui, du fait qu’ils avaient à peu près le même âge et qu’ils pouvaient être rangés tous les deux dans la catégories des originaux mais dès la première seconde, quand Jérôme est arrivé ce jeudi après-midi, dûment invité par elle à venir se présenter à sa famille, il a semblé évident que le résultat ne serait pas à la hauteur de ses espérances. Les deux hommes ont commencé d’abord par s’observer, aussi mal à l’aise l’un que l’autre et Mélanie avait honte de la dégaine de son frère à côté de ce dandy propret qu’elle lui amenait comme un reproche et qui avait trouvé en plus le moyen de mettre ce jour-là un blazer couleur moutarde orné d’un écusson de Rowing Club. Gilles a essayé d’emblée de l’entraîner sur le terrain de la musique mais hélas Jérôme a dû avouer qu’il ne connaissait rien au jazz et l’autre a pu alors facilement le coller sur King Oliver, le malheureux devant se résoudre à confesser l’inavouable : il n’avait jamais entendu parler de King Oliver ! Là dessus Rosalie est arrivée (elle avait décidé de faire contre mauvaise fortune bon cœur et tenait à servir le thé elle-même). Elle avait apporté toute une collection d’albums dans lesquels étaient rassemblées diverses photos du temps de sa gloire, et Jérôme, heureux d’échapper aux griffes du redoutable beau-frère, s’y est plongé avec de grandes démonstrations d’intérêt. Mais hélas, il n’a pu cacher bien longtemps, là non plus, qu’il ne connaissait rien de sa carrière et qu’en vérité il n’avait jamais été un grand amateur d’opéra. Visiblement toutes les allusions qu’elle faisait tombaient à plat. Amélie était à la torture et attendait impatiemment que sa mère consentît enfin à servir le thé. Malheureusement, comme elle n’avait que très rarement l’occasion d’en faire (elle ne buvait que du café) elle avait récupéré un vieux darjeeling dans une boite en métal qui moisissait sur une étagère et son breuvage n’était qu’une insipide eau chaude, accompagnée de quelques petits-beurre qu’elle était allé acheter tout exprès le matin même. La malheureuse Mélanie suivait avec angoisse sur le visage de Jérôme les efforts qu’il déployait pour faire bonne figure mais l’expression éplorée des regards qu’il lui lançait en disait long sur ses souffrances. Quand enfin il fut reparti l’opinion de Gilles et de sa mère était faite : cet homme était un imbécile, un esprit borné qui n’était jamais sorti de ses dossiers. Mélanie cherchait en vain à le défendre. Elle était désolée, disait-elle, qu’ils n’aient pas su percevoir tout ce qu’il y avait de délicatesse en lui, elle en souffrait sincèrement parce qu’elle les aimaient mais évidemment ils étaient de parti pris, aveuglés par leurs préjugés, ils avaient décidé de lui rendre la vie impossible, tout ça c’était dirigé contre elle ! etc. etc.… La scène s’était terminée par des injures, Rosalie jurant qu’elle n’accepterait jamais d’assister à ce mariage qui pour elle était une ineptie et criant que sa fille pouvait très bien après tout se marier sans elle puisqu’elle avait été capable d’en prendre la décision toute seule. Et sur ce elle s’était levée en faisant valser la théière de darjeeling dont le contenu s’était répandu sur le tapis et elle était sortie en claquant la porte. On entendait ensuite à travers la cloison des sanglots, des hoquets tant et si bien que Gilles avait eu peur qu’elle n’eût de nouveau une crise d’asthme. On avait alors téléphoné au docteur Tubiana qui était accouru aussitôt. Il fallait bien cette fois lui parler de la raison de ces crises à répétition. Or il se trouvait que Tubiana connaissait le père de Jérôme qui avait été son notaire pour l’acquisition d’une ferme autrefois ; il connaissait également ce pauvre Julien qui avait été tué lors du massacre de Philippeville. Quant à Jérôme, non, il n’avait pas souvenir de l’avoir jamais rencontré, mais à ce qu’on disait, son étude battait de l’aile. Heureusement que sa mère possédait un patrimoine considérable qu’elle détenait de sa propre famille. Elle était propriétaire de vastes vignobles ainsi que d’une compagnie de paquebots qui portait son nom et grâce à laquelle elle contrôlait tout le négoce du vin avec la Métropole. « - Vous savez que ça doit représenter une fortune ! une véritable fortune !… » ne cessait-il de répéter. Les autres l’écoutaient en hochant la tête. Ils avaient du mal à se l’imaginer cette fortune mais son évocation suffisait à provoquer en eux un effet de sidération. Les larmes de Rosalie s’étaient miraculeusement séchées, Gilles restait bouche bée. À partir de cet instant une part du mystère sacré que représentait pour eux la nature de cette richesse inconcevable avait rejailli sur Mélanie destinée à en devenir un jour l’héritière. Un gouffre infranchissable était en train de se créer entre elle et eux. Elle appartenait désormais à une autre espèce. Et Mélanie elle-même n’était pas loin de se percevoir elle aussi, par une sorte de curieux effet dédoublement, comme étrangère à sa propre personne, comme si une autre en elle avait pris sa place, qu’elle ne connaissait pas encore.
On se doute par conséquent des sentiments qui l’agitaient le jour où il a fallu qu’à son tour elle aille se présenter à la mère de Jérôme. Pour la rassurer celui-ci lui avait dit qu’il avait longuement préparé cette femme redoutable à leur rencontre et qu’elle ne s’y était pas montrée foncièrement hostile. « - De toutes façons, avait-il ajouté, rien de ce qui m’arrive ne peut l’intéresser. ». Et en effet à peine avait-elle fait attention à elle quand Mélanie avait été introduite dans son bureau où elle passait la plus grande partie de ses journées à lire et à écrire des lettres aux quatre coins du monde. La première chose que Mélanie avait remarqué en arrivant c’était la ressemblance de ses yeux avec ceux de son fils : des yeux très clairs, presque transparents. Mais à la différence de ceux de Jérôme qui étaient toujours en mouvement les siens semblaient s’être arrêtés une fois pour toutes sur un au-delà des choses où ils allaient se perdre. Ce qui l’avait frappé également c’était le grain très fin de sa peau. Jérôme lui avait raconté qu’elle passait des heures chaque matin à se frotter les mains avec une pierre ponce pour les adoucir et elle avait l’air elle-même d’une statue de la lave : grise et froide. Son vaste front se perdait dans la ligne ses cheveux tirés en chignon qui luisaient comme un casque. Elle était sans âge. Après avoir consenti à servir à sa future belle-fille quelques formules creuses comme un souverain contraint par l’étiquette à recevoir un solliciteur dont il ignore même le nom et demeurant assise toute droite derrière son énorme bureau de chêne, elle lui avait signifié au bout de quelques instants le terme de l’entretien, la gratifiant d’un sourire dont le pâle éclat apparaissait comme une miraculeuse trouée de lumière dans un ciel plombé. « - Je crois que vous lui avez beaucoup plu ! » avait déclaré Jérôme en sortant.
Mais ces deux terribles obligations accomplies le plus dur restait à faire. Il convenait de s’apprivoiser mutuellement et de parvenir à faire s’emboîter deux vies que rien ne prédisposait l’une à l’autre. Il y faudrait sans doute de la patience. Ils en avaient tous les deux à revendre. Mais par où commencer ? Afin de se fixer une échéance et pour ne pas risquer de se perdre en chemin, Jérôme a déclaré alors qu’il souhaitait que leur mariage ait lieu avant l’été. On était en mai, il n’y avait pas de temps à perdre.

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Le bonheur conjugal"