Le journal de Mélanie Beaufroy s’arrête là en effet et jamais elle n’a repris la plume d’une façon qui pourrait nous éclairer sur les événements qui ont suivi. Pas une lettre, pas une confidence, rien. Elle sera restée muette jusqu’au bout.

Sur ce qui s’est passé ce jour-là à l’hôtel Transatlantique les témoignages de ceux qui ont assisté à cette soirée nous apportent peu de choses. L’ambiance y était, paraît-il, plutôt mélancolique. On faisait semblant de croire que l’hôtel rouvrirait dès que les événements le permettraient et on s’en réjouissait, on promettait de se revoir, on échangeait des adresses, mais le cœur n’y était pas et il est un fait que l’hôtel n’a plus jamais rouvert. On peut encore aujourd’hui en voir les ruines en bordure de ce qui fut autrefois la palmeraie. La gravure représentant un paquebot est toujours accrochée dans ce qui fut le bar et on distingue encore quelques lambeaux du tissus écossais qui en tapissait les murs, mais dehors la piscine n’est plus qu’un trou de terre battue qui sert de toilettes publiques et dégage une odeur pestilentielle.

Ce soir-là le directeur avait invité quelques notabilités locales afin de faire nombre. Il y avait M. Michalac, le maire, entrepreneur de travaux public et son épouse, Denise Michalac, ancienne commerçante en pâtes alimentaires, un représentant de l’administration centrale en la personne d’un jeune secrétaire de préfecture, Raoul Corbier, nommé quelques mois auparavant par le nouveau Délégué Général, ainsi que le colonel Delacroix commandant la garnison et quelques autres notables du même tonneau. On avait fait venir tout exprès de la capitale une petite formation de jazz – clarinettiste, vibraphoniste, batteur – qui swinguait nonchalamment sur des airs de Count Basie… Après les premiers cocktails on était allé danser sur la terrasse Les femmes avaient sorti leur robe longue et leur collier de perle. Clara Mann évidemment les écrasait toutes de sa beauté et les hommes en smoking blanc la dévoraient des yeux. L’aspirant Vasseur avait revêtu sa tenue de sortie et fumait cigarette sur cigarette en contemplant les dunes. Il paraissait soucieux. On parlait à voix basse, on prenait des pauses et la lune était rousse. À un moment il y a eu quelques éclats de voix : Le colonel Delacroix prétendait que les opérations en cours dans les montagnes de Kabylie allait permettre une fois pour toutes de régler le problème de la pacification mais Michalac tonnait contre le chef de l’État qui faisait, disait-il, le jeu des cocos : « - Il ne faut tout de même pas qu’il oublie qui l’a fait roi !… ». Il s’exprimait avec un fort accent qu’il accentuait à plaisir et prenait à témoin Sir Edward qui en quelque sorte incarnait à ses yeux le reste du monde. Sir Edward approuvait en souriant et le vieux beau, qui avait offert une tournée générale, trouvait que toute cette histoire ressemblait à une tragédie de Shakespeare et a mis fin au débat en déclamant en anglais la tirade de Macbeth : « A story full of sound and fury, told by an idiot and signifing nothing. » On l’acclama.

Mélanie pensait à autre chose. Elle pensait que demain allait être le premier jour de sa nouvelle vie et qu’elle allait emménager dans cet appartement qui n’était pas encore le sien malgré tous les efforts qu’elle faisait pour s’en persuader. Elle regardait Jérôme en se disant que désormais leurs deux destins étaient irrémédiablement liés ! Elle le voyait tourner des glaçons dans son verre d’un geste machinal en souriant aux anges. Il avait attrapé un coup soleil pendant son séjour ici et paraissait plus Bébé Cadum que jamais ! Et il avait l’air si manifestement heureux de parler avec tous ces gens ! entreprenant la femme du maire à propos d’une affaire dont son étude avait eu à s’occuper autrefois et qui concernait une propriété qui appartenait au père de celle-ci, évoquant avec elle mille souvenirs, mille personnages que Mélanie ne connaissait pas. De temps en temps ils se tournaient vers elle pour l’associer à leur conversation mais elle ne savait pas quoi dire et se sentait idiote. Elle avait cru remarquer que l’aspirant Vasseur les observait de loin et elle avait honte en imaginant ce qu’il devait penser. La jugeait-il ? La plaignait-il ? Alors pour donner le change elle s’appuyait sur l’épaule de son mari mais pas trop cependant pour ne pas donner à croire des choses qui n’existaient pas. Ce qui la comblait par contre c’est que l’aspirant n’avait pas adressé la parole une seule fois à Carla Mann depuis le début de la soirée. On aurait même dit qu’il l’évitait. Et elle éprouvait une joie cruelle à penser que c’était peut-être elle qui les avait séparés. Elle savourait sa victoire. À un moment, avec une audace dont elle ne se serait pas crue capable, elle l’avait même fixé jusqu’à ce qu’il se retourne vers elle et elle avait planté son regard dans le sien. Celui-ci d’un geste imperceptible avait alors levé son verre vers elle et lui avait souri.

C’est à ce moment-là, ou peut-être un peu plus tard, qu’il s’est approché d’elle pour l’inviter à danser. Jusqu’ici elle avait décliné toutes les invitations, prétextant la fatigue, mais cette fois elle n’a pas osé pas refuser et Jérôme lui en a fait la remarque en lui disant qu’elle faisait bien de se détendre un peu et que cela lui ferait le plus grand bien : « - Vous avez plus de chance que les autres, mon vieux, dit-il en s’adressant à l’aspirant. Il faut en profiter ! »

Il paraît que quand elle est revenue elle était toute blanche.

Le lendemain le départ s’est opéré dans la confusion qui règne en pareil cas. On s’est réparti dans les voitures. Il fallait rouler en cortège pour des raisons de sécurité. On s’est arrêté au Ruisseau des Singes. Mais déjà ils étaient tous devenus des étrangers les uns pour les autres et chacun saucissonnait de son côté. Le soir elle s’est donc retrouvée dans cet appartement qui lui était cependant parfaitement étranger comme on arrive dans une chambre d’hôtel. Elle s’est couchée sans dîner et selon le témoignage de son mari elle paraissait vidée de toute vie, elle se déplaçait comme une somnambule. Il en a profité pour monter voir sa mère et quand il est redescendu elle dormait profondément. Il s’est glissé dans le lit sans la réveiller.


NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le bonheur conjugal"