considérablement changé. On venait d’apprendre à la radio le départ du Délégué Général et dans la rue les bérets rouges avaient été remplacés par des soldats du contingent qui stationnaient en files interminables le long du Boulevard. Il y en avait partout, sous les arcades, jusque dans l’entrée des immeubles. Mélanie, en repensant à la journée qu’elle venait de passer, se disait que décidemment elle était vraiment heureuse et qu’elle avait eu une chance extraordinaire de rencontrer un homme tel que Jérôme, un homme avec qui elle pouvait avoir une réelle complicité, pour qui elle éprouvait une réelle tendresse. Ce qu’elle aimait en lui c’était sa fragilité et cette sorte de transparence qui faisait qu’il émanait de sa personne une lumière douce et rassurante. Il était en quelque sorte sa lampe de chevet ! Est-ce qu’on ne pouvait pas appeler ça de l’amour ? Oui sans doute, c’était un sentiment doux et calme comme ces mélodies qu’elle chantait, un sentiment qui pourrait traverser les années sans s’user ? 

Le lendemain elle est allé voir sa mère et l’a trouvée dans un état d’angoisse indescriptible. Gilles n’était pas rentré de la nuit. Il était allé dormir avec les insurgés. On disait que bientôt on ne pourrait plus sortir des Facultés et que l’assaut allait être donné d’un moment à l’autre. Évidemment personne ne voudrait se rendre. Ils se battraient jusqu’au dernier et le malheureux allait se faire tuer comme les autres !… Et elle était là à tourner en rond dans l’appartement et comme elle n’avait même pas pris soin de se maquiller son visage avait l’air en plâtre. Elle fumait cigarette sur cigarette qu’elle tirait d’un vieux paquet de Craven retrouvé au fond d’un tiroir. Elle lui dit qu’elle était en train d’attendre un coup de téléphone d’une de ses anciennes relations qui travaillait à la radio et qui lui avait promis de faire passer sur les ondes un message personnel. « – Et qu’est-ce que tu vas pouvoir dire dans ton message personnel ? – Eh bien que Monsieur Gilles Charmette est avisé que sa mère vient d’avoir une crise cardiaque et qu’elle veut le voir une dernière fois avant de mourir. Comme ça il pourra revenir sans perdre la face, tu comprends. – Mais enfin Maman, c’est ridicule, ça ne marchera pas ! – Tu ne sais pas ce que tu dis, ma fille. Tu n’a pas de cœur. Moi je sais qu’il ne voudra pas abandonner sa mère !… »

Le soir, aux informations il y avait toute une série de messages personnels : « Le territorial Roger Perez était réclamé chez lui de toute urgence, sa femme venant d’être hospitalisée… Le jeune Garcia Jean-Pierre était attendu par ses parents suite au décès de sa grand-mère, etc… » Gilles arrivait en dernier.

La nuit cependant s’est passée sans incident et le matin le lever du soleil était somptueux au dessus de la baie. Le ciel était chargé de gros nuages pourpres. Les soldats, qui avaient dormi dans leurs camions, était en train de boire leur café dans des quarts en aluminium. Ils avaient l’air très jeunes pour la plupart. Certains plaisantaient, d’autres baillaient… Vers neuf heures Mélanie a téléphoné à sa mère. Celle-ci semblait totalement abattue, résignée à l’issue fatale. Elle a refusé que sa fille vienne la voir. « - Va plutôt aux Facultés et tâche de l’apercevoir. Si tu arrives à lui parler, explique-lui la situation. Dis-lui que je l’attends, qu’il est en train de me faire mourir. Ils vont finir par donner l’assaut, c’est sûr ! C’est de la folie de rester là-bas ! »

Dans l’après-midi Mélanie est donc retournée du côté des barricades pour voir ce qu’elle pouvait faire. Jérôme voulait l’accompagner mais elle a refusé, prétendant qu’elle avait besoin d’être seule. D’ailleurs il n’y avait aucune raison d’avoir peur. Tout était paisible en ville. On pouvait même dire que l’atmosphère était plutôt morne et qu’il y flottait une vague odeur d’ennui. Le nombre de soldats avait encore augmenté. Une véritable armée. Devant les Galeries de France, on était en train d’installer une mitrailleuse en batterie. Mais rien de tout cela n’avait l’air vrai. Celui qui commandait la manœuvre était un petit blondinet à moustaches dont les joues étaient brûlées par le soleil et les passants enjambaient l’arme en ayant l’air de ne pas la voir. Elle est passée elle aussi sans le regarder, faisant un détour par la rue Négrier et remontant vers le Forum. L’endroit était désert. Alors elle est redescendue par la rue Duc-des-Cars, espérant ainsi, en prenant les Facultés par derrière, trouver une entrée qui lui permettrait de pénétrer à l’intérieur. Mais toutes les issues étaient bouchées et elle a décidé de redescendre en faisant le tour par le Télemly. De ce côté-là la ville était tranquille et on aurait juré qu’il ne se passait rien. Le soleil par moment brillait, par moments disparaissait derrière les nuages qui étaient devenus noirs comme de l’encre. Elle allait d’un pas rapide, pressée de revenir vers le centre, et comme elle avait déjà beaucoup marché ses tempes battaient et elle commençait à se sentir fatiguée. Devant le parc de Galland, à hauteur du Palais d’Été, il y avait de nouveau des files de camions, sans doute des troupes placées là en réserve pour prendre les insurgés à revers au moment où l’assaut serait donné. Pour l’heure les soldats tuaient le temps comme ils pouvaient. L’un d’eux lui fit une réflexion au moment où elle traversait la rue. Elle avait le feu aux joues. Elle marchait vite, d’autant plus vite que le trottoir était en pente. Elle courait presque, emportée par son élan. Elle avait hâte de se retrouver vers les barricades, là où il y aurait du monde et où elle reconnaîtrait des visages.

C’est à ce moment-là qu’elle est tombée sur lui, littéralement tombée sur lui au moment où elle passait à la hauteur de l’un des camions dont il était en train de s’extraire, un pied sur le marchepied, l’autre cherchant le sol, une main accrochée au montant de la portière. « - Oh pardon ! » Et comme il était resté suspendu dans son élan, se tenant à un mètre au dessus d’elle accroché à la portière, elle ne voyait que son pistolet  qui pendait à sa ceinture. Elle s’est reculée en sursautant tandis qu’il achevait de descendre. « - Je ne vous ai pas fait mal, j’espère. – Non, non, ce n’est rien !… » Et soudain elle l’a reconnu. Il portait un foulard autour du cou dans l’échancrure de son treillis et un casque qui lui couvrait le front et lui donnait un air d’acteur de cinéma. Et elle est restée là, figée, sans rien dire, sentant les larmes couler le long de ses joues tandis qu’il la fixait de son regard tranquille où ne se lisait aucune autre expression que la surprise ou une légère moquerie peut-être et elle avait honte d’elle-même comme si elle s’était trouvée soudain toute nue devant lui. Elle avait de plus en plus de mal à respirer. D’un mouvement machinal elle a serré les mains contre son ventre.

« - Madame Beaufroy ! quelle surprise ! » lui a-t-il dit et sur le coup elle n’a pas compris qu’il s’adressait à elle. Pourquoi l’appelait-il ainsi ? Mais oui, c’est vrai, Beaufroy c’était son nom !… Cependant elle ne trouvait rien à lui répondre, elle continuait à le regarder sans rien dire. Et il restait là, muet lui aussi, comme si ça l’amusait. Elle l’aurait battu ! elle l’aurait griffé, elle se serait jeté dans ses bras pour lui faire ravaler sa morgue… Mais que faire ? Les autres soldats les observaient du coin de l’œil, certains commençaient même à ricaner. « - Je crois que nous allons avoir de l’orage ce soir ! » a-t-il enfin fini par articuler. Et elle a répondu : « - Oui, j’ai peur que ce ne soit pas terrible pour donner l’assaut », craignant aussitôt qu’il ne se méprenne sur le sens de ses paroles et se mettant à rougir jusqu’aux oreilles. « - Je pense que nous n’en sommes pas encore là. Vous soutenez les insurgés ? - Mon frère est à l’intérieur. » Pourquoi avait-elle parlé de son frère ? C’était idiot ! Elle s’en voulait de ne pas avoir su retenir ses mots.  « - Ne vous en faites pas pour lui. Je suis sûr que tout ça va se terminer sans dégâts. On ne va pas tirer sur des français. - J’aimerais en être aussi sûre que vous. - Et votre mari, comment va-t-il ? - Très bien, merci… » Évidemment elle avait pris un ton méprisant pour dire ça ! Qu’est-ce qu’il allait s’imaginer ? Elle était prête à le gifler s’il se permettait la moindre réflexion sur lui. Cependant il a continué en disant : « - J’ai beaucoup aimé les moments que nous avons passés ensemble » et sur le coup elle a cru qu’il parlait d’elle. Mais il a ajouté : « - C’était un homme vraiment sympathique. Et puis il joue remarquablement aux échecs. Il me doit une revanche. – Oui… oui, vous avez raison, il faut absolument… »

Elle allait lui dire de venir les voir quand un grand branle-bas a secoué la colonne d’un bout à l’autre de la rue. Les hommes remontaient dans leur camion, des radios s’étaient mises à grésiller, un gradé criait des ordres. Ils n’ont pas eu le temps d’ajouter un mot. Il a eu un geste d’impuissance, comme pour lui dire : Tant pis, ce sera pour la autre fois ! et il a disparu dans son camion. La dernière image qu’il lui a laissée était celle d’un homme qui lui souriait et elle s’est retrouvée toute seule sur le trottoir comme Cendrillon au douzième coup de minuit. C’est à cet instant sans doute que la folie a commencé de l’emporter.

 

La suite en effet, jusqu’à la fin, n’a été que le long développement de cette folie. Le soir elle courait encore à travers les rues à la recherche de la colonne qui avait bien dû prendre de nouveau position quelque part, pensait-elle, et elle tomberait nécessairement sur lui. Monsieur de Forgeac a déclaré plus tard l’avoir aperçue vers huit heures qui remontait la rue Charras en courant. Elle ne semblait plus avoir toute sa tête. Le docteur Tubiana est tombée sur elle alors qu’elle descendait des hauteurs du Tagarin. Il a tenté de l’arrêter pour lui demander si elle avait des nouvelles de son frère mais elle n’a pas semblé le reconnaître, elle tremblait de tous ses membres, elle regardait à droite et à gauche. Quant à Jérôme, à dix heures du soir il ne savait toujours pas ce qu’elle était devenue. Il a téléphoné à sa belle-mère. Celle-ci pensait qu’elle était toujours à la recherche de son frère. L’orage venait d’éclater, il pleuvait des cordes. « - Ils ne donneront pas l’assaut de soir, n’est-ce-pas ? On ne peut pas donner l’assaut par un temps pareil. – Je ne crois pas, non. » Autour de barricades la pluie avait fait de grandes mares dans lesquelles les insurgés pataugeaient. À onze heures enfin Jérôme a entendu le bruit de la clé dans la serrure. Il s’est précipité. Elle ruisselait. « - Alors ? – Alors quoi ? – Tu l’as retrouvé ? – Qui ? – Eh bien ton frère ! (Elle était devenue blanche) – Ah !… Non, non… – Eh bien, va te sécher maintenant, tu vas attraper froid. »

 

Le lendemain tout était terminé. Les négociations menées avec les insurgés à la suite du discours du chef de l’État avaient abouties, les insurgés avaient quitté leur bastion et les soldats leur avaient présenté les armes. L’honneur était sauf. Gilles est revenu chez lui un peu plus tard avec plein d’histoires à raconter et il a aussitôt téléphoné chez les Beaufroy pour savoir si sa sœur était rentrée. Elle était au lit. Jérôme lui a dit qu’elle avait dû prendre froid et qu’il valait mieux attendre un peu pour venir la voir. Elle avait besoin d’un bon repos.

En réalité il pensait que le choc de tous ces événements avait dû être trop rude pour elle et il craignait pour sa santé mentale. Dans la journée il a appelé le docteur Tubiana et celui-ci lui a dit qu’elle n’avait rien. Juste un choc nerveux. Il fallait lui laisser le temps de se remettre. Mais quand Jérôme a essayé de lui faire manger quelque chose elle n’a rien voulu prendre. Elle le regardait avec des yeux vides, il en était tout bouleversé. L’idée lui est venue alors qu’elle lui reprochait peut-être de ne pas avoir été se mettre lui aussi, comme son frère, du côté des insurgés. Mais elle devait bien comprendre que ce n’était pas son genre. Il détestait la violence, il était incapable de se battre, il ne leur aurait servi à rien !… Cependant il se rongeait de honte et de culpabilité en imaginant ce qu’elle devait penser de lui. Il interprétait cette mélancolie qui semblait s’être emparée d’elle comme le fruit de sa propre insuffisance, de sa lâcheté. Retournant à son chevet il lui a dit : « - Ma petite Mélanie, tu t’es peut-être étonnée que… » Elle l’a écoutée sans rien dire pendant un bon moment et puis comme si elle comprenait brusquement où il voulait en venir elle a éclaté de rire, un rire déchirant, un rire de folle. Elle s’est levée et elle a disparue dans la salle de bain. Jérôme ne savait s’il devait se réjouir de la voir se lever ou s’inquiéter. Au bout d’un moment elle est revenue, lavée, parfumée, habillée et elle lui a dit : « - Je sors. – Mais enfin, tu es folle ! malade comme tu es !… » Elle n’est rentrée que le soir et quand Jérôme lui a demandé ce qu’elle avait fait, elle lui a répondu simplement : « - Rien. Je me suis promenée. »

Elle était retournée du côté des barricades où l’on procédait à la remise en état des lieux. Elle avait observé les travaux de réfection de la chaussée, les équipes de déminage qui avaient pris possession des Facultés pour les passer au peigne fin. Ailleurs la ville avait déjà retrouvé son aspect habituel. Le gros de l’armée était parti. « - Dieu merci, on a eu chaud, mais tout est rentré dans l’ordre maintenant », lui a dit Jérôme quand elle est revenu. Elle l’a regardé alors avec un air d’indicible mépris. Le pauvre homme souffrait en se disant qu’il avait perdu pour toujours l’estime de sa femme et il se sentait profondément désemparé. Il voyait bien que Mélanie battait la campagne et il s’en attribuait toute la responsabilité.

Les jours suivants ont été atroces. Elle ne chantait plus le matin et ce silence lui était insupportable. À longueur de journée elle allait se promener et quand elle revenait elle était épuisée. Elle restait prostrée pendant des heures sans rien dire. Il avait remarqué également qu’elle s’était remise à fumer et que quand elle tenait sa cigarette entre ses doigts son pouce se mettait à bouger tout seul d’un mouvement mécanique. De temps en temps elle allumait une nouvelle cigarette sur le bout de la précédente jusqu’à ce que le paquet y soit passé en entier. Et puis il y a eu cette dispute avec Aïcha, la femme de ménage, sous un prétexte futile, une histoire de vaisselle mal faite. Elle l’avait traitée de « sale arabe » et l’autre était partie en lui criant des injures. Le lendemain, Jérôme a trouvé une lettre dans son courrier où on la menaçait de lui faire la peau. Alors, pour mettre sa femme à l’abri il lui a proposé de l’envoyer avec sa mère à Zéralda pendant quelques temps. « - Je suis sûre qu’elle sera heureuse de se retrouver avec toi dans son cabanon. Vous pourriez rester là-bas jusqu’au printemps. Je viendrais vous voir le dimanche. » Son idée était de tout organiser pendant ce temps pour préparer leur rapatriement car il avait compris que pour eux désormais l’avenir dans ce pays était condamné. « - Hein ? Qu’est-ce que tu en penses ? Zéralda ! Tu dis toujours que c’est là que tu te sens vraiment bien. Comme ça tu pourras te reposer. » Elle l’a d’abord regardé un moment sans rien dire, puis elle a haussé les épaules et elle a répondu : « - Si tu veux ». On aurait dit que tout lui était devenu indifférent.

Rosalie, par contre, accueillit la proposition de son gendre avec enthousiasme, d’autant que cette proposition était accompagnée de la promesse de confortables subsides pour assurer leur vie quotidienne. Gilles, qui avait sa vieille deux-chevaux, viendrait les rejoindre aussi souvent qu’il voudrait et il pourrait ainsi rapporter des nouvelles à Jérôme car hélas les deux femmes n’auraient pas le téléphone. Rosalie adorait son cabanon. Elle y retrouvait sa jeunesse et le souvenir de Lord Carrington.

Deux jours plus tard elles partaient donc avec Jérôme. L’après-midi était déjà largement avancée mais Rosalie n’avait pas eu trop de toute la journée pour préparer ses affaires et on s’était moqué d’elle à cause de l’abondance de ses bagages Il avait même fallu fixer une malle sur le toit de la voiture. Mélanie semblait avoir retrouvé sa  joie de vivre. Gilles, quant à lui, les rejoindrait le lendemain. Il comptait « travailler » là-bas, afin de mettre de nouveaux morceaux à son répertoire.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique :"Le bonheur conjugal"