Castor, chancelant, ouvrit la porte. Des contours imprécis et agités se dessinèrent dans la pénombre ; une table basse, une télévision, une armoire et… le divan ! Castor s’y effondra et sentit l’odeur du cuir lui emplir les narines. Sa tête glissa dans la forme qu’elle avait creusé au fil de toutes ces nuits, excepté peut-être celles où il avait été accompagné d’une femme. Il sentit la brume monter à sa gorge et il sombra de l’autre côté de son existence.
Quand le jour parut, son habituelle nausée lui soulevait le sternum. Il se leva et se dirigeait vers la salle de bain lorsqu’il reconnut des bruits de flacons que l’on prend et repose. Il s’immobilisa un instant, ne sachant que faire pour éviter cette femme terrible et terriblement belle.
-Castor ! C’est toi ?
Sa voix était comme une lame.
-Castor ! reprit elle, il faut absolument que je te présente quelqu'un.
Les bruits de flacons s’interrompirent et il perçût alors des pas qui descendaient l’escalier.
Sa mère apparût, baignée dans la lumière, mais surtout, accompagnée d’un homme. Tandis que de ses mots glacés et tranchants, elle lui apprenait comment elle l’avait rencontré, Castor étudia l’inconnu.
Son regard allait du fils à la mère avec une sérénité qui lui donnait un air d’infinie bonté, et son sourire bienveillant découvrait une dentition parfaite. Quant à ses mains, elles étreignaient la mère d’une tendresse dont les émanations frappaient Castor de plein fouet.
Cet homme était répugnant. Tout autant que son prénom : Crésus
Castor était envahit par un brouillard qui l’aveuglait. Il se leva en titubant et sans souffrir des coups qu’il se portait, se rendit à la salle de bain. Il fit couler une longue chute d’eau froide sur sa nuque. Les gouttes ruisselaient sur ses tempes qui battaient à lui en rompre le crâne. Il entendit Aline qui l’appelait à travers la porte et s’assit. Prostré, la tête entre ses mains tremblantes, il resta là toute la nuit. Avait-il réellement dormi avec une fille cette nuit là ? Oui, il se rappelait l’avoir entendu chuchoter dans le trou de la serrure par laquelle, sans doute, son âme s’était enfuie, laissant seule cette carcasse tourmentée.
Enfin, il se redressa avec les premiers rayons du soleil, se promettant de ne plus consommer ni femme ni alcool. Son esprit était à nouveau là qui l’habitait de toute sa crainte et de sa volonté de changer.
Il descendit les escaliers, résolu, cette fois-ci à trouver un appartement et quitter, une bonne fois pour toutes, cette maison où la folie le gagnait.
Dehors, la brise caressait tout son corps et semblait le pousser à prendre la route… il chemina un certain temps dans les ruelles aux pavés saillants puis entra enfin dans la petite agence immobilière.
Il parcouru les propositions : des villas, des domaines à bâtir, et les appartements.
-je peux vous aider ?
Une jolie jeune fille à l’air candide lui souriait.
-eh bien je cherche… le sang lui monta aux joues… un appartement pas trop cher
-je vois
Elle disparut derrière son ordinateur. Lorsqu’elle leva la tête, son visage était illuminé par un grand sourire triomphant. Castor ne put s’empêcher de se demander si la jeune fille gratifiait chaque client de ce même sourire, qui lui donnait des palpitations… -je peux vous proposer celui-ci… un prix raisonnable, au centre ville. Bien sûr il n’est pas très spacieux mais vous ne m’avez rien dit de vos exigences, donc…
-pas trop grand, ce serait parfait, dit-il, plantant son regard dans le sien.
Les formalités furent très vite achevées et lorsque Castor eut fait les quelques pas qui l’éloignaient de l’agence, il s’adossa au mur et ferma les yeux.
Une vie sereine où ne serait pas cramponnée à lui la perpétuelle angoisse de croiser celle qu’il tenait en horreur. Matins paisibles et peut-être –qui sait ?- cette jeune fille lui servant un café serré, juste comme il les aimait…
Il rouvrit les paupières, éclata de rire et se remit en chemin, se tenant les côtes tant il rigolait. Les deux vieilles dames qu’il croisa le regardèrent, interloquées. Il les salua entre deux gloussements.
-C’est honteux, dit l’une d’elles
-Oui, approuva l’autre, et dire que ce sont ces personnages qui deviennent père de famille !
Il gravit l’escalier tortueux qui menait à la maison. Lorsqu’il ouvrit la porte, son rire s’interrompit aussi soudainement qu’il lui était venu. L’air était lourd et lui comprimait le crâne. Je quitterais cet endroit avant de devenir fou.
-Vraiment mon chéri ? Te déciderais-tu à couper le cordon ombilical ?
Son sang se glaça, il s’immobilisa, ravala sa salive et tenta de surmonter sa peur. Non, il ne lui ferait pas cette joie, même pas la dernière. Il redressa la tête et lui jeta le regard le plus dédaigneux dont il se sentit capable.
Sa mère le contempla avec amusement. Une petite lueur brillait dans ses yeux. Elle poussa un soupir exagéré puis dit d’une voix doucereuse :
-Crésus a préparé une paella spécialement pour toi.
Puis sur le ton de la confidence :
-je lui ai dit que tu en raffolais…
Castor abandonna son manteau et quitta le vestibule.
Cela devait faire une dizaine de minutes que la lumière se faufilait dans l’obscurité de la chambre, révélant par faibles halos quelques vêtements épars sur le sol. Pour seul mobilier, une petite table dans un coin. Posés dessus, des bâtonnets d’encens, la photo d’un jeune couple, des places de cinéma, et d’autres objets que Castor ne pouvait pas encore discerner. Il prit une grande inspiration et un sourire se dessina sur ses lèvres. Il referma les yeux.
Qu’il se sentait changé depuis son déménagement! Le reflet que lui renvoyait désormais le miroir n’était plus celui d’un garçon aux cernes marquées et au regard nerveux. Une expiration prononcée interrompit sa méditation pour un court instant. Il posa sa main sur celle dont il distingua les contours mais il n’y eut aucune réaction à sa caresse. La respiration à côté de lui était une berceuse. Il se rappela la sienne, autrefois haletante au premier bruissement, au moindre craquement, au seul son de la voix de sa mère.
Il se mit à simuler en silence ses malaises d’autrefois et enfonça ses ongles dans la couverture. La femme à côté de lui changea de position et lui tourna le dos. Il interrompit son jeu et posa sur elle un regard tendre et bienveillant. Il attendait qu’elle s’éveille, hésitant à la tirer lui-même de son sommeil. Il avait prit une décision : cette femme, il voulait l’aimer toute entière, en faire sa possession. Cette femme, il voulait l’épouser. Il la choierait, la comblerait de tous les plaisirs possibles. Leurs nuits seraient aussi étoilées que leur jours ensoleillés. Ils parcourraient le monde et tous deux deviendraient semblables à ces voyageurs qu’elle regardait avec envie à la télévision, ils… Une explosion de joie se fit en son for intérieur. Il n’y tint plus et posa délicatement ses doigts sur l’épaule de sa bien aimée. Soudain, le temps s’immobilisa et l’air devint glacé. Lentement, elle tourna vers lui son visage. Ses yeux avaient un éclat maléfique et un sourire moqueur retroussait ses lèvres. Ce sourire, Castor n’y répondit pas, il était devenu d’une extrême pâleur. Le visage qui était tourné vers lui était celui de sa mère. Il jaillit de l’appartement, dévala les escaliers et se retrouva dehors. Le vent sifflait à ses oreilles. Il courut longtemps. Ses pieds nus saignaient et l’air qui rentrait dans sa gorge le brûlait. Il fut pris de convulsions mais s’arrêta brusquement ; son regard fou s’était immobilisé sur le fleuve et en contemplait les remous. Par endroits, les phares d’une voiture traînaient de longues bandes jaunâtres à la surface. Le calme l’envahit ; il venait de comprendre. Il s’avança et se pencha au dessus de l’eau noire… là où son image aurait dut lui être renvoyée, se reflétait le visage de sa mère. Pour la première fois depuis des années, elle ne lui inspirait pas la peur : son regard de velours l’enveloppait tout entier et ce tendre sourire lui redonnait l’aspect qu’elle avait autrefois, quand il courait se jeter dans ses bras. Son visage entra en contact avec le reflet tant il s’en était approché. Celui-ci se troubla alors et disparut aussitôt. Castor eu un cri de stupeur puis, les mains tendues vers les ténèbres, il s’enfonça dans les flots glacés, à l’endroit même où miroitait la face ronde et pâle de la lune.



NB: Elisa Riga est une jeune belge de quinze ans qui a écrit ce texte dans le cadre de l'atelier d'écriture sur le genre fantastique animé par Pierre Danger à l' Espace du Possible durant l'été 2007.